Chapitre 43
Je ramène tout le monde à la maison. Périne nous reçoit avec un sourire incertain sur les lèvres, mais au fur et à mesure qu’on lui raconte comment s’est passé notre entretien avec Sabine, elle semble se relaxer. Je ne peux cependant pas passer à côté de la pointe d’anxiété de son regard.
On a passé de peu l’heure du dîner, alors ma mère nous entraîne dans la cuisine où elle mijote un truc rapidement. Personne n’a vraiment la tête à manger, mais Flynn doit se nourrir et nous devons bien donner le change, sans lui donner une raison de repousser lui aussi son assiette.
Deux heures après qu’on soit rentrés de chez les Pacat, Flynn commence à s’agiter, et à montrer des signes d’agacement et de mauvaise humeur un peu trop prononcés. Alice et moi le conduisons dans la dépendance, où il se couche sans protester. J’ai l’impression que faire face à Sabine, à sa condition, outre la névrose, l’a beaucoup fatigué. On ferme un peu la porte, la laissant entrebâillée, et on se rejoint de part et d’autre de la table, au seul endroit où il y a des sièges en l’absence de canapé.
On a allumé la télé, mais on ne la regarde pas. Nous restons tous les deux un petit moment sur nos chaises, à fixer nos mains. Ça vous pourri la vie, ce genre d’épreuve.
Je n’ai pas le cœur à répondre aux textos de Lista. Elle m’a appelé pendant la pause déjeuner mais j’avais coupé la sonnerie de mon téléphone. Maintenant, je lis ses messages inquiets en me demandant si c’est vraiment le moment de me rapprocher d’elle avec toute la charge que j’ai sur les épaules.
De nouveau, je me remets à me mordre l’intérieur des joues. Il faut que j’organise mes pensées, ma vie. Que j’établisse un ordre de priorité. Que je mette de la lumière dans mon quotidien.
Évidemment, la seule lumière qui m’intéresse, c’est Lista.
— On pourrait faire un truc, finis-je par proposer. Flynn a l’air de commencer à aller mieux, tu crois que ça l’aiderait une activité ?
Alice grimace, mais ne semble pas contre.
— Faudra demander à ta mère quand elle rentrera, dit-elle, mais c’est vrai, Flynn a sans doute l’énergie pour faire un truc. Et ça l’aidera à se vider la tête.
— À nous aussi, dis-je.
Je fixe mon regard dans celui d’Alice. Ses yeux sont dégagés par sa queue-de-cheval. J’ai l’impression de la revoir le soir de notre rencontre, dans la maison de Charlie. Elle se sentait mal à l’aise en présence de Jérémy et, tout à coup, je me demande si elle était amie avec Lista, avant, et ce qu’il en est maintenant. Elles devaient bien être liées par Déborah avant toute cette histoire de rumeurs.
— On est en train de nous laisser ronger, dis-je face à son silence. C’est bon pour personne. On s’était promis de tenir le coup.
— C’est pas évident, j’en conviens. Donc… Oui. Il faut qu’on se trouve une activité, pour tous les trois.
— Inviter des gens serait prématurés ?
Elle a un sourire taquin.
— Si tu veux que Lista participe, faudra faire avec les remarques de Flynn. Ton visage va flamber.
Je me surprends à rigoler.
— Y a pas qu’elle, dis-je quand on se calme. Tu passes toutes tes journées ici, ça fait combien de temps que tu as pas vu tes amis ?
— J’ai pas vraiment d’amis, tu sais, admet-elle. On m’invite rarement à des trucs. Des fois Charlie essaye, mais c’est juste pour faire genre.
— Et Déborah, Audra et Tim ? Le reste de la bande ?
— Ils passent toutes leurs journées ensemble, au lycée. J’aurais pas de mal à les accompagner dans des sorties, mais au fond j’ai toujours l’impression de pas être à ma place. Je sais pas ce que ça fait d’être au lycée, j’ai toujours un métro de retard. On a des vies totalement différentes et j’ai un peu baissé les bras pour ce qui est de les rejoindre. C’était comme ça même avant que je m’implique dans la situation de Flynn.
Elle s’interrompt, et cette fois-ci c’est elle qui me regarde droit dans les yeux.
— Quand on a commencé à sortir tous les deux, c’était différent. T’étais le nouveau, alors tu faisais pas encore partie de leur monde. Tu pouvais faire un peu partie du mien.
— Regarde le monde qu’on s’est créé tous les trois. On partage un truc.
— Qui aurait cru que ce sera Flynn qui cimenterait ce monde ? Ricane-t-elle.
Je désigne mon portable, qui vient de s’allumer sur un nouveau texto de Lista.
— On peut intégrer de nouvelles personnes à notre monde, dis-je. Pas que pour nous, pour Flynn aussi. Pour nous trois, en fait.
— Je pense pas que les potes de Flynn aient une bonne influence sur lui. (Elle s’interrompt et jette un regard vers la chambre comme si elle avait peur qu’il soit en train de nous écouter.) Je sais même pas, en fait. Qui sont ses potes, aujourd’hui ? Avant la mort de ses parents, je le savais, mais les choses ont changé depuis.
— On lui posera la question, dis-je. Il doit bien y avoir une personne en qui il a confiance.
— C’est en vous que j’ai confiance.
Alice et moi bondissons de nos chaises. J’ai le dos parcouru de frissons quand je glisse le regard vers Flynn, qui vient d’ouvrir la porte en grand.
— Sérieux Flynn, dit Alice en reprenant une respiration régulière, nous fait plus peur comme ça !
Flynn s’avance vers nous, mais s’arrête à un mètre de la table. Il passe la main dans ses cheveux en pétards. Le maquillage censé cacher à Sabine son état de fatigue ne ressemble plus à rien.
— C’est en vous que j’ai confiance, répète-t-il. J’ai pas d’autres potes. Vous êtes les seuls qui sont importants, aujourd’hui.
J’aurais jamais cru penser ça un jour, mais je me sens touché par les mots de Flynn, et un peu triste, aussi.
— Les autres sont tous pourris, fait-il avec un air soudain dédaigneux. Des drogués et des alcoolos peut-être plus dans la merde que moi. Vous êtes les seuls amis que j’ai envie de garder, maintenant. C’est en vous que j’ai confiance.
Il baisse les yeux, incapable de soutenir notre regard. En quelques jours de sevrage, j’ai l’impression d’avoir vu naître un garçon totalement différent du bourreau des cœurs que je pouvais pas encadrer pendant les premières semaines de cours.
— C’est gentil, dit Alice avec une petite rougeur sur les joues. Tu nous écoutes depuis longtemps ?
— Je viens juste de me réveiller. J’ai entendu que les dernières phrases.
— On parlait de nous trouver une activité, pour sortir un peu d’ici, dit-elle. Y a un truc qui t’intéresserait ?
Flynn hausse les épaules en reniflant. Il va au lavabo prendre un verre d’eau. Je le suis des yeux, et je me fais la réflexion que c’est assez dingue qu’il soit toujours aussi beau gosse dans le pantalon de survêtement et le tee-shirt à manche courte qu’il a troqué avant d’aller au lit. Le pantalon empêche de voir l’état d’amaigrissement de ses jambes, mais ses bras à découvert, même si les cicatrices des piqûres sont sur le point de disparaître, donnent un bon indice de son état de santé actuel.
Il repose son verre et se tourne face à nous, appuyé contre le lave-vaisselle. Même avec le visage émacié il garde une gueule d’ange et un sourire indécent. On ne peut plus vraiment dire qu’il soit très beau – mais on ne peut pas passer à côté du « et si ». Parce-que, soyons honnêtes, il ne lui en faudrait pas beaucoup pour redevenir un éphèbe.
— Ça pourrait être un sport, proposé-je. Ça te remettrait un peu en forme.
— Ce qui exigerait que je mange plus, grogne-t-il, ça me plaît pas.
— Dans tous les cas faudra que tu manges davantage, répond Alice. T’es devenu fin comme un mikado.
— Peut-être que ça me plaît, d’être comme ça.
Il répond, revêche, avec une lueur de défi dans le regard. Si on n’avait pas passé autant de temps avec lui ces derniers jours, tous les deux, on pourrait croire qu’il est sérieux. Au contraire, sa rengaine trahit son mal-être. Ça ne lui plaît pas d’être aussi maigre, mais il n’a pas pour autant envie de manger plus que le strict nécessaire.
Les problèmes d’alimentation, voilà encore une chose à laquelle je n’avais jamais été confronté avant d’arriver à Larmore-baie.
On passe un moment à chercher des idées d’activités. J’en profite d’avoir l’esprit un peu plus tranquille pour répondre à Lista. Je lis son inquiétude à travers ses messages et, même si je sais que c’est mal, j’en ressens une certaine satisfaction.
À force de nous triturer les méninges, je repense à un cours de sport quelques semaines plus tôt. Un garçon m’avait proposé de passer au gymnase, à côté du stade public pour me faire une idée sur le club de basket. Je ne me souviens plus des horaires, mais je soulève l’idée.
— Du sport, soupire Alice. J’avais plutôt en tête une tournée des bars.
— Les bars ça me tente bien, répond Flynn.
Alice lui jette un regard entendu.
— Je plaisantais, précise-t-elle.
— Je plaisantais aussi, répond-il en imitant sa voix ironique.
Ils sont mignons, tous les deux.
— Le basket ça me branche bien, finit par dire Flynn un peu plus sérieusement. Je serais sans doute bon à rien, mais si on me met pas la pression je veux bien.
— C’est un club, on y va pour le plaisir, dis-je, pourquoi on nous mettrait la pression.
— Parce-que dès qu’on parle de sport les gens deviennent tarés ? Répond Alice, cette fois tout à fait sérieuse. Les garçons, surtout.
— C’est très sexiste ce que tu viens de dire, dit Flynn avec un sourire.
Ils commencent tous les deux à se chamailler, et autant de légèreté m’allège le cœur après la pression des dernières heures.
Les voir si complices me fait penser à ma propre relation avec Lista.
La fin des cours finit par arriver. Jusqu’à présent, je gardais un œil sur mon téléphone, pour répondre à ses messages. Maintenant, je sais qu’elle est sous la surveillance de sa mère, et qu’on ne pourra plus se parler. Je sais qu’elle efface régulièrement nos conversations de son portable pour éviter que ses parents tombent dessus « par hasard », et je me sens triste qu’on doive en arriver à ce niveau de clandestinité.
J’ai envie d’en parler à Alice et Flynn, mais je me retiens. Ce n’est pas à eux de m’aider à gérer mes histoires de cœur. Cependant, je commence à me rendre compte que les raisons qui empêchent Lista de sortir avec moi s’empilent : ses parents me détestent parce que mes mères sont lesbiennes, elle vient tout juste de rompre avec son copain, j’ai beaucoup de choses à gérer avec Flynn, et c’est la première personne dont je tombe amoureux.
En fait, si on enlève l’influence des autres et mes propres peurs, je songe qu’il n’y a qu’une seule chose qui m’empêche de lui demander de sortir avec moi : mon ignorance.
Je ne sais pas ce qu’elle a dans la tête, ni la teneur réelle de ses sentiments pour moi – car je suis de plus en plus persuadé qu’ils sont concrets – et tout le merdier qui accompagne en général nos deux vies m’empêche de clarifier tout ça.
En tout cas, si je suis sûr d’une chose pour le moment, c’est que je compte les minutes avant de pouvoir rejoindre Lista pour notre footing du soir. Le simple fait qu’elle passe outre les interdictions de ses parents juste pour passer du temps avec moi garantit mon bonheur personnel.
C’est peut-être pas beaucoup, mais si c’est tout ce que je peux avoir pour le moment, je m’en contenterais.
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