Chapitre 47
Sabine accepte, contre toute attente, mais ça ne signifie pas pour autant que toute trace de peur disparaît.
En fait, après y avoir réfléchi durant toute une journée, je me suis presque convaincu qu’on devrait changer d’avis. J’ai clairement pas envie que cette semaine de baby-sitting – et de torture pour Flynn – parte en l’air parce-qu’on aura voulu faire la fête. Ce n’est probablement pas le premier concours auquel Audra va participer, et au pire je suis sûr que Sabine et Ginny seraient très heureuses de l’accueillir pour un soir.
Sauf que ce ne serait pas juste d’enfermer Flynn. OK, il s’est mis dans la merde en plongeant dans la drogue, mais en voyant son état je ne peux clairement pas prétendre qu’on y plonge de plein gré. Arriver à un tel niveau de douleur et de mise-à-mal, ça ne peut arriver que pour fuir un sentiment pire encore.
Alors on se prépare tous les deux dans un silence pesant, chacun prit par ses appréhensions propres. Flynn enfile une chemise boutonnée jusqu’au col pour cacher sa maigreur, et un jean, en plus de ses baskets défoncées. Je mets un tee-shirt et un jean troué. Bien qu’il prétende ne pas en avoir besoin, je lui pique un sweat en cachette pour le fourrer avec mon manteau dans le coffre de ma voiture.
On est garé au fond de la rue quand Lista nous rejoint. Elle s’assoit sur la banquette arrière et me donne le feu vert pour démarrer.
— Toujours aussi cons, tes parents ? Demande Flynn en regardant l’obscurité autour de nous.
Je n’osais pas le dire.
— Et toi, toujours aussi idiot ?
— Sauf le dimanche, rétorque-t-il du tac au tac.
Flynn ricane devant la politesse de Lista. Celle-ci ne dit rien, mais malgré-moi, un sourire étire mes lèvres. Y a pas à dire, l’ambiance règne dans la voiture.
L’Iliade est un bar dans le centre-ville, et on met plus de temps à trouver une place qu’à y aller. Quand je fourre la clé au fond de ma poche après avoir verrouillé les portières, on rejoint l’entrée à pieds. Même si le videur n’est pas très regardant, il y a tellement de monde qu’une queue s’est formée le long du trottoir.
— Vous avez prévu quelque chose pour les vacances ? Demande Lista pour meubler la conversation.
Flynn et moi la regardons comme si elle venait de déclarer être une extraterrestre.
— Quelles vacances ? Je demande.
— La Toussaint, lundi ce sera la dernière semaine avant les vacances.
Je laisse mon dos s’appuyer contre le mur en poussant un long soupir.
— J’avais complètement oublié, dis-je en me rendant compte du temps qui a passé depuis la rentrée scolaire.
— Faut dire que vous étiez occupés. T’as pas oublié la sortie au théâtre juste après ?
— Moi non, fait Flynn en étirant son cou pour regarder le bout de la file. Sabine m’a engueulé pour que j’oublie pas de lui donner leur foutue autorisation à signer.
— Et tu pourras venir ? s’enquit Lista.
— Pourquoi je pourrais pas ? Lui assène-t-il d’une voix agressive.
Son regard est si sombre que je me sens obligé d’intervenir.
— Lâche-la, Flynn, elle a rien dit de mal.
— Elle devrait se mêler de son cul.
Lista s’entortille sur elle même.
— C’est parce que je lui ai parlé de tes problèmes ? Je demande en essayant de ne pas hausser le ton. Elle y est pour rien, OK ? Arrête de lui parler comme ça.
— C’est vrai, elle y est pour rien, gronde-t-il, c’est toi qui sait pas tenir ta putain de gueule.
Il me bouscule en sortant de la file. Je voudrais lui courir après mais j’hésite, lançant un regard vers Lista.
— Vas-y, dit-elle, je reste ici.
Elle me fait un sourire rassurant, et je la laisse dans la file pour poursuivre Flynn. Je le retrouve à bonne distance, dans le sens contraire de là où on a garé la voiture.
— Flynn, je suis désolé ! Cris-je après lui. J’aurais rien dû lui dire, mais tu dois me comprendre…
— Comprendre quoi ? Crache-t-il en se tournant vers moi. Que t’as tellement envie de la baiser que tu peux pas tenir ta langue ?
— Flynn, stop !
Ma voix est sourde de colère. Il a un sourire mauvais.
— Ah oui, j’oubliais que faut pas parler comme ça de ta copine. T’es trop gentil…
— Arrête de dire ça, putain, ça veut rien dire !
Avant de lui laisser le temps de répondre, je m’approche de lui et lui prends le bras.
— On rentre à la maison, t’es pas en état de rester ici.
— Lâche-moi ! Hurle-t-il en me poussant en arrière.
Je suis tellement surpris que je ne me rends même pas compte quand je m’écroule par terre, au milieu de la route. Un instant, j’ai l’impression que du regret s’affiche sur son visage, mais c’est tellement bref avant qu’il ne remette son masque de colère que je n’en suis pas sûr.
— T’es pathétique, marmonne-t-il avant de repartir.
Pour le coup, je vois rouge. Je me relève et en un instant je me retrouve debout, et je le pousse de toutes mes forces dans le dos. Il réussit à reprendre son équilibre juste avant de s’écraser au sol.
— Pathétique ? Je répète en hurlant. C’est pas moi qui ai passé la semaine à vomir mes tripes et à gémir comme un gosse ! T’es le mec le plus minable que j’ai rencontré !
— Joshua ! Retentit une voix derrière moi.
Je me retourne juste au moment où une main fend l’air pour me coller un gifle magistrale. Une brûlure intense envahit ma joue quand j’y porte ma main, alors que je vois Alice se mettre entre Flynn et moi d’un air furibond.
— Tu l’as cherché, ricane Flynn.
Mais il était clairement pas préparé à recevoir une baffe aussi monumentale au même instant. Il lève des yeux écarquillés sur Alice, qui nous prend tous les deux un bras et nous entraîne hors de la route, dans une ruelle éclairée par un lampadaire. Elle nous pousse tous les deux contre un mur.
— J’ai jamais vu des gamins pareils ! Lance-t-elle. Non mais vous vous êtes vus, un peu ? Vous n’êtes que deux parfaits crétins. Vous pensiez à quoi, je peux savoir ? Vous balancer les pires horreurs à la figure… Est-ce que l’un de vous à pensé à ce que vous aurez dans la tête demain matin ? Vous vous sentirez tellement mal que, pour toi, ce serait la rechute assurée, Flynn, et toi ça te pourrirait la tête jusqu’à épuisement, Joshua.
Flynn me lance un regard sombre, mais ne dément pas ce que dit Alice. On sait tous les deux qu’elle a raison, je regrette déjà chaque mot que j’ai pu lui jeter.
— Excusez-vous.
L’ordre est presque aussi cinglant que les gifles.
— Pardon ? Dit Flynn.
— Excusez-vous, tous les deux, maintenant, ordonne Alice.
J’échange un regard avec le garçon, à court de mot.
— On bougera pas tant que je vous aurais pas entendu vous excuser.
— Excuse-moi, Flynn, je ne pensais pas ce que j’ai dis.
Ça me vient naturellement, parce que c’est ce que je pense. Lui semble avoir plus de mal à laisser sortir les mots. Ce type a une fierté titanesque, et je suis presque surpris quand je l’entends lâcher un bref « désolé ».
— Maintenant on retourne dans la file, Lista garde nos places. Et je ne veux plus jamais entendre reparler de tout ça, c’est clair ?
On hoche tous les deux la tête, et on revient sur nos pas en évitant de nous regarder. Même si je me sens encore comme le pire des connards, je suis bien content qu’Alice soit arrivée pour mettre un terme à notre confrontation.
Je suis déjà prêts à tout faire pour qu’on oublie ça, pour me faire pardonner davantage que de simples mots peuvent le faire.
Lista ne peut pas cacher son inquiétude, mais heureusement c’est bientôt à nous d’entrer et l’ambiance du bar nous fait un peu oublier la confrontation. Flynn nous suit dans un silence obstiné vers le reste de notre groupe d’amis, et il ne répond à aucune des salutations qui lui sont adressées. Assit sur un tabouret, les bras croisés, il fixe la scène où des jeunes adultes préparent le matériel de musique.
— Je passe à 10 heures 10, explique Audra en tenant sa guitare entre ses mains. Il y a beaucoup de participants, je sais vraiment pas si j’ai des chances de gagner.
— Dit pas ça, la rassure Déborah en passant un bras sur ses épaules. Tu vas gérer.
— Et puis, le plus important c’est l’expérience, dit Lista en prenant le verre de coca qu’on lui sert. Dans tous les cas tu en ressortiras plus forte.
Audra lui sourit, et je me rends compte que le temps où les filles étaient gênées par leurs anciens conflits est passé.
Les premiers musiciens à monter sur scène semblent être les plus affectés. Au fur et à mesure que le temps passe, les concourants sont de plus à l’aise. Il y a des groupes de musiques, des personnes solos comme Audra. Certains ne jouent que d’un instrument, d’autres accompagnent leur musique par le chant. Il y a même un duo qui chante a cappella. Ils sont tous plus ou moins doués, mais chacun trouve son public, et ils ont l’air vraiment heureux de sortir de scène sous les applaudissements.
Pendant les deux heures qui suivent, je garde Flynn a l’œil. Il ne sort pas de son coin d’ombre, n’applaudit jamais, même si certaines chansons semblent le toucher. Alice s’inquiète beaucoup, mais elle reste avec les autres et se contente de le surveiller de loin, l’air bien remontée contre nous deux. Même à moi elle m’adresse à peine la parole.
Je comprends que c’est mon rôle d’aller le voir, surtout car j’ai beaucoup de choses à me faire pardonner. Je profite d’un entracte pour aller m’asseoir à côté de lui.
— Je suis désolé, dis-je pour commencer.
Il ne moufte pas, le regard rivé sur la scène. J’insiste, mettant en avant les arguments que j’ai pu rassembler, mais au bout d’un moment je perds un peu l’espoir.
Je m’apprête à me relever pour partir quand il sort d’une voix monocorde :
— T’as rien à te reprocher. Je t’ai poussé à bout.
— Ce que je t’ai dis n’était pas juste.
— Ce que j’ai dis non-plus ne l’était pas. Et pourtant j’ai pas envie de m’excuser.
Il s’humecte les lèvres, que je devine très sèche. Il a la voix un peu enrouée, et je me demande s’il n’a pas chopé un coup de froid.
— Je suis en colère. Tout le temps, pour absolument tout. Cette soirée aurait due me vider la tête et au lieu de ça j’ai craché sur Lista et je t’ai poussé à dire des conneries. Mais le pire c’est que je regrette pas. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai envie de continuer, et de jamais m’arrêter de pousser les autres dans leurs retranchements.
Il dit tout ça d’un coup, presque sans reprendre sa respiration, et je me rends compte qu’il fait preuve d’un gros effort pour ça. Je devine toute l’énergie qui s’accumule sous sa peau, dans ses muscles, malgré le fait qu’il n’ait pas bougé une fois de son siège. Je devine l’envie de cogner qui lui ronge les poings, le désir de casser quelque chose.
Une envie brusque, brutale, primaire, pour extérioriser une colère et une rancœur qu’il aimerait ne pas ressentir, mais qui ourdit en lui quand même.
— On va rentrer, décidé-je.
— Non, contre-t-il aussitôt. On va au moins attendre que Audra soit passé.
Cette façon qu’il a de vouloir faire plaisir me fait presque croire que quelqu’un a prit le contrôle de son corps. Il me lance un regard noir.
— Je suis pas resté ici pendant deux heures pour rien, bougonne-t-il.
— Tu parles, je t’ai vu, t’as bien aimé certains groupes.
— Certains, admet-il. Mais pas beaucoup.
Je regarde de nouveau vers la scène, où ils vont bientôt relancer les musiciens. Dans quelques minutes, Audra va monter et nous montrer ce qu’elle a préparé.
— Ça va passer, finit par dire Flynn. Ce que je t’ai dis. C’est juste le stress, et le fait d’être à côté de ce que j’ai le plus envie pour le moment, sans l’avoir. T’imagines pas ce que ça peut faire.
Je jette un regard en direction de Lista, et je me demande si le manque que cause la drogue peut-être comparable avec le sentiment que provoque un amour impossible. Dans le doute, je ne veux pas mentionner ce que je peux ressentir. Mais au moins ai-je une petite idée, en repensant à mon envie fulgurant de casser la gueule de Jérémy, de ce qui peut traverser la tête de Flynn.
— On part dès qu’elle a finit, OK ? Dis-je.
— OK, acquiesce Flynn.
Je vais reprendre ma place à côté de Lista. Je croise le regard d’Alice au passage, et je ne peux pas passer à côté de son sourire.
La soirée n’est peut-être pas un désastre total.
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