Chapitre 54
D’habitude, quand j’ai hâte que quelque chose arrive, le temps semble interminable. Mais je suis tellement occupé par toutes les animations pendant ces vacances que le lundi à 17 heures, quand le train d’Emma arrive à la gare de Villeray, je n’ai pas vu le temps passer. Je suis tout seul quand je monte dans la voiture, et je dois me faire violence pour ne pas regarder mon téléphone pendant que je conduis. Une fois garé sur le parking, Emma m’a envoyé pas moins d’une trentaine de textos.
Je l’attends à l’intérieur, car l’air se refroidie de plus en plus. L’endroit est bondé, mais je réussis à trouver un siège pour m’installer en attendant que le train arrive.
Avec cinq minutes de retard, je vois bientôt arriver la jeune femme qui est ma meilleure amie depuis presque deux ans, maintenant. Je ne la reconnais pas tout de suite, à cause de la couleur rouge vive de ses cheveux.
— Ça date de quand, ça ? Je demande avant même de lui dire bonjour.
On s’embrasse rapidement, avant que je ne la décharge de la moitié de ses bagages.
— Hier soir, Nick et moi on a passé la soirée ensemble, et il m’a mit au défi d’utiliser l’une des teintures de sa mère. C’était soit rouge, soit vert kaki. Et crois-moi, jamais j’aurais les cheveux verts !
Je rigole alors qu’on sort de la gare pour rejoindre ma voiture. J’aime bien la voir s’extasier devant – cette voiture est un bijou à mes yeux.
— Je peux conduire ? Demande-t-elle alors qu’on fourre ses valises dans le coffre.
— T’as eu ton permis ?
— Conduite accompagnée.
— T’approches pas du volant, réponds-je en souriant, narquois.
Elle me tire la langue et s’installe à l’avant, sur le siège passager. Je récupère sur la banquette arrière les trois roses que j’ai emporté et je les lui donne.
— Cueillies directement de mon jardin, annoncé-je avec fierté. Les plus belles.
— Quel honneur !
C’est pas peu dire : malgré son sourire railleur, elle prend soin de ne pas les abîmer. Pour n’importe qui d’autre, aimer les fleurs – et les roses rouges en particulier – n’aurait rien de particulier. Mais Emma sait que, à mes yeux, les roses ont inexplicablement une importance essentielle. Je préférais cent fois un bouquet de roses à une console de jeu, et en recevoir une de ma part n’a vraiment rien d’anodin.
Cela compte parmi les marques d’affection les plus rares et les plus importantes, chez moi.
On profite de notre heure de route pour se raconter les dernières nouvelles. Même si on passe beaucoup de temps à parler par téléphone, l’avoir sur le siège juste à côté de moi change absolument tout, et m’emplit de nostalgie.
Sa voix forte et impertinente me replonge dans des souvenirs : toutes ces fois où elle a répondu aux profs sans avoir peur des conséquences ; quand elle s’est mise à hurler sur une bande de motards parce-qu’ils traînaient autour de notre café préféré en faisant gronder leurs moteurs ; la fois où elle s’est postée au milieu d’un magasin pour chanter les Démons de Minuit par-dessus la radio… Autant de souvenirs qui ressurgissent et qui me rendent un peu triste d’être parti de Paris.
Cependant, Emma se charge de me rappeler l’une des meilleures raisons de rester ici :
— Alors, tu vas me parler de Lista, ou tu vas continuer à faire l’autruche ?
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? Je demande avec un sourire en coin.
— Tout ! Je veux tout savoir sur ta copine !
Je m’apprête à répliquer instinctivement que Lista n’est pas ma copine, avant de souvenir que si, justement, c’est officiel. Je suis déboussolé un instant par la réalité, avant de me remettre et de me concentrer sur la route.
— Tu vas la rencontrer, pourquoi gâcher la surprise ?
— Je ne saurais même pas la reconnaître, tu ne m’as jamais envoyé de photo.
— Sérieux ?
Je fouille dans ma mémoire, avant de prendre conscience que je lui parle d’une fille depuis deux mois, sans même qu’elle ne sache à quoi elle ressemble.
— Ouais, sérieux, insiste-t-elle.
— Elle a un compte Instagram, t’aurais pu aller voir.
— Pas mon genre de stalker les gens.
Je lui jette un coup d’œil moqueur, défi silencieux, et elle hausse les épaules, vaincue.
— Oui, enfin sauf les mecs qui me plaisent, c’est pas le cas de ta copine.
— On verra ça quand on sera arrivé. (Au moment où j’y pense, je précise :) Mais évite de faire comprendre à Flynn que tu sais tout pour lui, il risque de pas aimer.
— T’inquiète, je serais une tombe.
Elle enchaîne donc sur Nick, et leur relation qui ne fait que se concrétiser chaque jour un peu plus. Ça me fait plaisir, ç’aurait été dommage que de si bons amis s’éloignent à cause d’une amourette. S’ils sont si biens l’un avec l’autre, c’est d’autant plus encourageant !
On plonge tous les deux dans un silence agréable lorsqu’on entre dans les limites de Larmore-baie. La nuit est tombée à cette heure, et les lampadaires lancent une lumière chaude sur les façades des grandes maisons.
— C’est vraiment une ville de bourges, commente Emma quand on passe devant un manoir qui croule sous les décos d’Halloween.
Je peux pas soutenir le contraire, ce serait mentir.
Je lui demande si elle veut passer devant la mer, ou si elle veut rentrer directement. Soutenant que ses roses vont mourir sans eau, et qu’elle a trois jours pour visiter, on se met d’accord pour rentrer directement.
Je gare la voiture dans l’allée et Emma siffle en voyant la maison immense.
— Eh ben, je viens habiter ici quand tu veux !
On sort ses affaires du coffre et on longe les deux voitures de mes parents pour aller jusqu’au perron. On ne l’a même pas atteint que la porte d’entrée s’ouvre et que mes deux mères plongent sur ma meilleure amie pour la prendre dans leurs bras et l’ensevelir sous les questions.
— Vous savez qu’elle vient juste d’arriver, fais-je remarquer.
Je les dépasse en attrapant les sacs que tenait Emma et j’entre dans la maison. Alice et Flynn sont dans le couloir, et attendent qu’elles reviennent pour saluer Emma.
— Salut, je m’appelle Alice, fait celle-ci en serrant la main de mon amie.
Elle se tourne vers nous :
— Je vais rentrer, je suis juste restée pour te rencontrer.
— C’est gentille, répond Emma.
Je vois dans son regard qu’elle n’arrive pas à se faire un avis sur Alice. Elle sait quasiment tout, de nos rencards du tout début, le jour où on a décidé de rester amis, et jusqu’aux sentiments qu’elle a pour Flynn. Cependant, je vois qu’elle ne lui fait pas confiance pour autant. Emma se méfie toujours un peu trop.
— À demain ! Lance Alice en sortant.
Elle rentre chez elle en vélo, nous laissant tous. Flynn se présente plus discrètement, et il propose de ramener les sacs d’Emma dans la dépendance pendant qu’elle discute avec mes mères.
— Tu m’as pas dit, vous êtes sortis ensemble, tous les deux ? Demande-t-il alors qu’on traverse le jardin.
Je fronce le nez.
— Non, absolument pas.
— Sérieux ? Pourquoi pas ? Elle est canon.
Aussitôt que les mots sortent de sa bouche, je ressens le besoin de clarifier les choses :
— Elle est en couple, Flynn, essaye même pas.
Surtout pas quand Alice veut sortir avec toi, ai-je envie d’ajouter, même si je me tais. Je connais trop bien Emma pour ne pas deviner la façon dont elle va le jarter si il se met à la draguer, et je devine sans mal que, pour Alice, Emma deviendrait la personne à abattre. Deux fortes personnalités comme les leurs qui entrent en conflit, c’est vraiment pas ce dont on a besoin.
— Pourquoi il est pas venu avec elle ? Demande-t-il. C’est Nick, je me trompe ?
— Tu te trompes pas, fais-je en soupirant. Mais laisse tomber, c’est mort, Flynn.
Il fait la moue, et je me promets de le garder à l’œil. Si son attitude de Don Juan insupportable reparaît, c’est signe qu’il va mieux – mais signe aussi qu’on est peut être dans la merde.
On laisse les valises dans le salon. Jusqu’à présent, Emma a insisté pour dormir dans le canapé, qui a retrouvé sa place originelle devant la télé, mais mes parents et moi n’allons pas lâcher le morceau : il y a des chambres vides dans la maison, elle n’est pas obligée rester dans la dépendance avec nous. Flynn a bien proposé d’échanger sa place pour la laisser dormir dans le lit pliable à côté du mien, mais Emma a refusé, objectant que Nick ne voudrait pas qu’elle dorme dans la même chambre qu’un autre mec.
Même moi. Ce qui prouve bien que c’est de la mauvaise fois, parce que je parle aussi à Nick – il m’a certifié que ça ne le dérangeait pas.
En bref, je comprends pas du tout ce que Emma a dans la tête, mais c’est pas grave. Pour trois jours et quatre nuits, si elle veut squatter le canapé, grand bien lui fasse.
Quand on rejoint tous les deux la maison, Emma et Nicole sont assises à table dans la cuisine, discutant tandis que Périne prépare le curry – le plat préféré de ma meilleure amie.
— Cette odeur m’a vraiment manqué, dit cette dernière en rougissant de plaisir.
— Je t’ai préparé ce qu’il y a de mieux, dit maman. Ton ventre va exploser quand tu vas reprendre le train.
— J’espère bien !
L’atmosphère devient de plus en plus conviviale jusqu’à ce qu’on mette la table et qu’on commence à manger. Emma donne des nouvelles de ses parents à mes mères, et elles lui racontent des anecdotes de leurs boulots.
Demain, on a une journée plutôt chargée. Flynn, Alice et moi sommes décidés à lui faire visiter le centre-ville de Larmore-baie. Ensuite Emma nous suivra au club de basket, tandis que Flynn va prendre son premier cours de piano avec Lista – une perspective qui me semble toujours aussi bizarre. Et enfin, on finit la journée en allant à la soirée de Tim.
Avant de nous coucher, on décide de tuer quelques heures en regardant un film. Coller à mes goûts, ceux d’Emma et ceux de Flynn, qui se trouvent être radicalement différents, n’est pas une mince affaire. On finit par se tourner vers des séries et mettre un épisode de Game of Thrones.
Ce qui n’était peut-être pas une si bonne idée, car je découvre des traits de caractère communs entre mes deux amis que je n’aurais jamais deviné : à chaque scène fuse des réflexions narquoises – soit Flynn détaillant le corps sexy de Daenerys, ou Emma celui de Jaimie, quand ce ne sont pas carrément des prises de bec, Flynn étant le seul de nous trois à apprécier Jon Snow.
— Sérieux, comment tu peux aimer ce boulet ? Insiste Emma. En terme de héros torturé tu fais pas plus cliché, il est aussi vide qu’une poupée russe.
Finalement, je mange mon pop-corn au bout du canapé, davantage intéressé par leurs disputes que par la série.
Quelques minutes avant la fin du deuxième épisode, Emma prend l’appel de Nick et s’isole un peu dehors. Flynn en profite pour me prendre des mains le bol de pop-corn et d’en enfourner une pleine poignée.
— Ta copine me fait grave penser à Alice, déclare-t-il. J’ai vraiment l’impression que t’as un type de potes.
— Sérieux ?
— Ouais, franchement, de tous tes amis y a que Lista qui sort du lot. Elle est aussi gentille que toi.
Pas faux, j’ai tendance à m’entourer de personnes ayant un fort caractère : Emma, Alice, Flynn, Déborah et Audra. Tim est un peu plus réservé, mais au final, il n’y a que Lista qui soit vraiment quelqu’un de calme – ou, comme le précise Flynn, quelqu’un de gentil.
En revenant, Emma me passe son portable pour que je puisse saluer Nick, et après un nouvel épisode de Game of Thrones, on décide de se coucher. Emma réussi à me convaincre de la laisser dormir dans le canapé, et Flynn et moi rejoignons la chambre.
Le lendemain matin, j’ai gain de cause : Emma a grelotté toute la nuit, le canapé était pas confortable, et d’après elle Flynn et moi ronflons comme des tracteurs. Elle passera les trois prochaines nuits dans une chambre d’amis confortable de la maison principale.
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