Chapitre 8 - Beibhinn
Les jours passent et se ressemblent.
Presqu’un mois que l’école a commencé, les enfants ont pris leurs marques. Je n’ai eu que deux fois Neve, Lena et Abby par visio depuis leur départ. Elles me manquent atrocement, mais nous avons toutes un emploi du temps très chargé. Lena vient d’ouvrir son agence immobilière et croule sous la paperasse, Abby gère un bar, quant à Neve, elle est promue cadre pour une société pharmaceutique. J’ai malheureusement appris que d’ici Noël, elle serait mutée à New York pour plusieurs mois.
L’inauguration du café littéraire de Nya a eu lieu il y a quinze jours maintenant. Depuis, Lyam ne cesse de m’ignorer ou de me parler sèchement lorsqu’il amène ou récupère sa fille. Non pas que nous soyons amis, mais je ne comprends pas son attitude et son regard agacé lorsqu’il me croise. Au début, j’avais envie de mettre cartes sur table, mais depuis, j’ai abandonné l’idée. Après tout, qu’est-ce que cela peut bien me faire ? Sauf que, dans quelques jours, c'est les huit ans des jumelles et elles se sont tellement prises d’affection pour Hope qu'elles souhaitent organiser un pique-nique d’anniversaire avec leur copine. En soit, la petite ne me dérange pas, bien au contraire. C’est une petite fille adorable, intelligente et bien élevée – aussi étrange soit-il étant donné l’impolitesse de son père. Mais aborder son père m’embête le plus.
Après une journée éreintante à me demander comment aborder le sujet avec Lyam, la sonnerie retentit enfin. Les parents, qui s’étaient regroupés devant ma classe, récupèrent leur progéniture. Il ne reste plus qu’Hope et mes filles. J’aperçois au loin le père s’approcher, son regard irrité ne m’échappe pas.
— Lyam, est-ce que je peux te parler ?
L’éclat dans ses yeux change en un instant. Il semble inquiet tandis qu’il s’avance rapidement.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Hope a un souci ?
Je me poste devant lui, les mains en signe d’apaisement.
— Oh non, rien de tout ça. Les filles l’ont invitée pour leur anniversaire et je souhaitais t’en parler.
Le soulagement apparaît sur son visage.
— Ah… euh, ouais, faut que je vois. Ce serait où ?
— Elles souhaitent aller à Blarney Castle pour voir la Pierre de l’éloquence.
— Pardon ? Hors de question qu’Hope vous accompagne ! C’est bien trop dangereux !
Je le regarde, stupéfaite. Je prends une grande bouffée d’air pour ne pas m’énerver. Bien qu’au début son côté protecteur avec sa fille pouvait m’attendrir, là, j’atteins mes limites face à son agressivité et son manque de confiance.
Ses hurlements alertent les filles qui arrivent en courant, complètement paniquées.
— Papa, pourquoi tu cries ?
La petite voix d’Hope nous ramène sur Terre. Dès qu’on se tourne vers leurs visages apeurés et leurs yeux larmoyants, Lyam se baisse vers sa fille et l'entoure de ses bras.
— C’est rien ma baby, souffle-t-il. Nous parlons juste avec madame Healy.
— Tout va bien, Hope, ne puis-je m’empêcher d’ajouter.
Elle nous observe à tour de rôle de ses yeux tristes, pendant que Ciara et Aylin se collent à mes jambes.
— J’aime pas quand t’es comme ça, daidì.
Le silence se fait. Nous nous observons plusieurs secondes le temps pour nous de faire baisser cette mauvaise tension.
— Tu peux l’accompagner si tu veux. Si ça te rassure.
— C’est ok, on viendra à l’anniversaire des filles, alors.
Je souris et le regarde du coin de l’œil tandis que les jumelles et Hope sautent et hurlent littéralement de joie dans le couloir en se prenant dans les bras. Lyam attendri, contemple sa fille. J’en profite pour fermer ma classe à clé.
— Tu le fais quel jour exactement et on s’organise comment ? me demande-t-il tout à coup.
Je me retourne rapidement, ne l’ayant pas entendu s’approcher.
— Samedi, soufflé-je, encore étourdie par ce retournement de situation. Je pensais partir relativement tôt vu que nous aurons deux heures de route. Neuf heures, ça te convient ?
— Très bien.
***
Je suis à la pâtisserie pour commander les cupcakes pour l’anniversaire des filles. Tout en attendant mon tour, mon téléphone sonne. Le numéro de Lyam s’inscrit sur l’écran, me faisant froncer les sourcils. Nous avons échangé nos coordonnées la veille, justement pour pouvoir nous organiser. Je décroche avant que l’appel ne tombe sur la messagerie.
— Allo ?
— Beibhinn, c’est Lyam. Je te dérange ? me demande-t-il sur un ton étrangement doux.
— Euh… non. Je t’écoute, réponds-je méfiante.
— Voilà, je t’appelle car ma mère se propose de garder les jumelles après le pique-nique pour une soirée pyjama.
— Oh, et bien c’est gentil à elle de proposer, mais…
— Je ne voudrais pas te forcer, me coupe-t-il la parole, mais Hope a entendu notre discussion, et comment dire… C’est une vraie pile électrique depuis. Elle est déjà en train d’arranger sa chambre pour leur venue.
Un raclement de gorge me parvient juste à mes côtés. Je tourne la tête et aperçois la vendeuse attendant la fin de ma discussion.
— Lyam, je dois te laisser, je te rappelle dans un instant, dis-je précipitamment.
Je raccroche en entendant un “ok”.
Une fois ma commande passée, je sors de la boutique et m’engage dans la ruelle commerçante de Waterford. Je repense à ma discussion avec Lyam. Je n’ai jamais laissé les filles chez d’autres personnes que mes amies à Dublin, en dehors de Ryan, bien évidemment. Depuis qu’elles ont passé leurs vacances avec leur père, je me suis rendu compte à quel point mes enfants me manquaient et les laisser, même une soirée, reste compliqué pour moi.
J’entends au loin mon prénom résonner. Bien qu’irlandais, il n’est pas courant, surtout pour ma génération. Je me retourne et aperçois Nya me faire de grands gestes depuis sa librairie. Je la rejoins en quelques enjambées. Depuis que je suis venue pour sa crémaillère, elle a récupéré quelques fois sa nièce à l’école, et je suis passée à plusieurs reprises emprunter des livres pour Aylin et moi. On peut dire que le courant passe plutôt bien entre nous. C’est une jeune femme de caractère et j’apprécie sa franchise.
— Hello, Bei !
— Bonjour, Nya, comment vas-tu ?
Un client pénètre dans son échoppe et je patiente pendant qu’elle s’en occupe tout en regardant distraitement les livres sur les étagères. Je repense encore à la demande de Lyam. Si je pose la question aux filles, elles seront forcément d’accord pour découcher. Si je refuse, ce serait injuste pour elles. Elles n’ont jamais rouspété lorsque je leur ai dit que nous allions partir de Dublin, et qu’elles perdraient leurs amies. Je sors de mes pensées lorsque le monsieur s’en va, Nya me rejoint alors.
— Tu veux un thé ou un café ?
— Non merci, je dois rentrer. Les filles sont seules avec leur frère.
— Ok, me répond-elle en souriant. J’aurais aimé sortir samedi soir, mais je ne sais pas si c’est possible avec les enfants.
On peut dire que les demandes des O’Connell s’accordent entre elles. Théoriquement, si les jumelles dorment chez la grand-mère d’Hope c’est possible. J’ai l’impression que Nya et Lyam ont tout prévu, me forçant presque à accepter la soirée pyjama. Pour ce qui est de Kieran, il serait plus qu’heureux de rester seul et de profiter de la télévision le temps d’une soirée.
— C’est ton frère qui t’a demandé de m’inviter ? ne puis-je m’empêcher de demander sur la défensive.
Les sourcils froncés et le regard perdu, elle ne semble pas saisir ma réaction.
— J’avoue ne pas comprendre.
— Lyam vient de m’appeler au sujet d’une soirée pyjama avec les filles, samedi.
— D’accord, je vois ! Tu pensais que je t’invitais pour ne pas avoir le choix de les laisser ?
Je grimace, et fixe mes pieds d’un air penaud.
— Désolée, vraiment.
— Bei, je voulais juste sortir avec toi car je t’apprécie et j’aimerais apprendre à te connaître. Je sais que ça peut être compliqué de tisser des liens lorsqu’on emménage dans une nouvelle ville.
Je me sens vraiment embarrassée d’avoir crû qu’elle pouvait se jouer de moi. Il est vrai que cela fait un moment que je ne suis pas sortie entre filles et cela me manque cruellement. À la maison tout le monde prend ses marques et je suis agréablement surprise de réussir à concilier mon rôle de mère, de professeur. Sauf celui de femme. J’ai besoin d’être cet être libre quelques heures durant, pas seulement cette maman célibataire. Je ne parle pas forcément de l’acte charnel, womanizer est pour le moment un remède satisfaisant, bien que, je pense insuffisant à long terme, mais de pouvoir déconnecter, sans penser à toute cette charge qui pèse sur mes épaules au quotidien.
— D’accord pour samedi soir, réponds-je.
Le sourire que m’offre Nya me réconforte dans ma décision. Elle me saute dans les bras et me serre contre elle. Son attitude me désarçonne quelques secondes avant de déteindre sur moi.
— Je vais y aller, je dois rappeler ton frère.
Elle m’observe un instant, une douleur passe fugacement dans ses iris avant que je m’en aille. Je rejoins ma voiture tout en me demandant pourquoi ce regard à l'évocation de son frère.
***
Pique-nique prêt, jeunes filles surexcitées levées aux aurores, je nous conduits devant un immeuble du sud de la ville afin de récupérer Lyam et Hope. Heureusement que je possède une grande voiture qui me permet de contenir tout ce petit monde. Lorsqu’il m’a appelé la veille pour me demander s’il était possible de les récupérer pour la journée, sa voiture faisant des siennes, j'avoue que cela m’a déconcerté un instant. J’aurais pensé qu’il en aurait profité pour annuler. Ou peut-être l’ai-je souhaité ? L’appréhension que la journée ou le trajet se passent mal toujours en tête, j’ai cependant accepté pour que Ciara et Aylin passent un bel anniversaire. À peine arrivés, nos invités, qui nous attendaient en bas du bâtiment, se dirigent vers nous. Après s’être salués, les filles plus chaleureusement que Lyam et moi, Kieran me demande s’il peut mettre un morceau d’un groupe de rock dublinois, les Dusty Shelters. Tandis que les premières notes de musique résonnent dans l'habitacle, mon voisin se racle la gorge.
— Merci, Beibhinn, souffle-t-il. C’est sympa de nous amener, et d’avoir acceptée pour la soirée pyjama des filles.
Je tourne la tête un instant vers lui et je le sens mal à l’aise, sa jambe tremble en signe de nervosité.
— Pas de soucis.
Je hoche la tête. Notre discussion, bien que cordiale, est forcée. Je l’observe du coin de l’œil. Je ne comprends pas comment il peut se comporter en parfait abruti, surtout avec moi, pour l’instant d’après, être un véritable chamallow avec sa fille et protecteur avec sa famille. Il me donne autant envie de le connaître que de l’épiler à sec. Ses lèvres chantent les paroles qui se diffusent dans les enceintes.
— Tu connais ? lui demande Kieran
— Ouais, c’est plutôt pas mal.
— Pas mal ? C’est le meilleur groupe au monde ! s’exclame mon fils, en criant à moitié dans mes oreilles. Storm a une de ces voix !
Non, mon fils n’est pas du tout dans la démesure.
— C’est vrai. Je préfère les morceaux de leur dernier album, tu sens qu’il a pris en maturité et qu’il a arrêté les conneries.
Par le rétroviseur intérieur, j’observe Kieran excité de pouvoir parler musique avec un adulte qui partage ses goûts musicaux, semble-t-il. Une pointe de tristesse s’empare cependant de moi lorsque je m'aperçois qu’il ne passe pas cet instant avec son père. Lyam doit se rendre compte de mon changement d’état car sa paume se pose une seconde sur mon avant-bras. Je le fixe, étonnée par ce geste empli de compassion qui me bouleverse au-delà de ce que je pouvais imaginer, avant qu’il ne l’enlève, visiblement troublé par son attitude.
— Tout va bien ? chuchote-t-il alors que Kieran est emporté par l’euphorie dans un long monologue.
J'acquiesce en essayant d’effacer ces sentiments qui se sont emparés de moi et qui mettent un sacré bazar dans ma tête.
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