Chapitre 9 - Lyam
On arrive enfin à Blarney Castle après deux heures de route. C’est la première fois que je rencontre Kieran, un jeune ado blond aux yeux verts, qui ne ressemble pas tellement à sa mère. Il n’a pas arrêté de me poser des questions sur mes styles musicaux, mon métier. Il a eu le don d'animer le trajet. Bei a gardé le silence, ne répondant que par monosyllabe aux questions posées par les enfants. J’ai bien vu à son comportement que quelque chose l’avait minée, mais elle s’est renfermée sur elle-même lorsque je lui ai demandé si ça allait. Comment lui en vouloir quand je me comporte comme un véritable abruti avec elle la majorité du temps. Je sais que c’est injuste, qu’elle ne le mérite pas. Mais, à chaque fois qu’elle pose ses iris hypnotiques sur moi, par défiance comme lorsqu’elle a accepté de venir à l’inauguration, ou tendrement lorsque je suis avec Hope, je me sens de plus en plus vulnérable à la lueur qui pétille dans son regard. Bei ne se rend sûrement pas compte de ce qui se passe dans ma tête, de ce trouble qu’elle provoque en moi. Et que j’ai clairement du mal à gérer. Ce n’est pas comparable à ce que j'éprouvais avec Erin, mais ce n’est certainement pas comme avec Tara ou toutes celles avec qui je passe du bon temps. Je ne veux pas ressentir tout ça pour elle, je ne peux pas, et si je dois passer pour un enfoiré, c’est un mal pour un bien.
Le trajet a été une véritable torture et je ressens le besoin de mettre de la distance entre nous.
— Lyam ?
Je secoue la tête et me retourne vers Beibhinn qui s’est détachée, et est déjà hors du véhicule. Elle m’observe, inquiète. Je détourne rapidement mes yeux, puis enlève la ceinture de sécurité avant de sortir également de la voiture. Toujours sans un mot, ni même un regard, je l’aide à récupérer les affaires du pique-nique, et m’éloigne au plus vite, revêtant à nouveau cette carapace. Bien qu’elle ne le sache pas, c’est mieux pour tout le monde. Derrière moi, je l’entends souffler et marmonner. Je rattrape les enfants qui se sont rapidement installés à quelques mètres de nous. Dans un silence presque religieux, Beibhinn, qui nous a rejoint, et moi posons la nappe au sol, puis les assiettes et gobelets en plastique. Cette tension qui règne autour de nous, celle-là même qui nous étreint depuis le premier jour est de retour. Elle me met mal à l'aise, n'ayant aucun coin de repli malgré que nous nous trouvons en pleine nature. Habituellement, je m’éloigne, je la fuis, là je ne peux pas. J’observe les filles s’amuser comme si elles se connaissaient depuis toujours, Kieran jouant sur son smartphone comme tout ado qui se respecte. Une vague de mélancolie m’étreint tout à coup. Mes yeux se portent sur Bei qui rigole maintenant avec ses jumelles et Hope. Est-ce la vie de famille que j’aurais pu vivre avec Erin ? Aurions-nous été heureux ? Malheureusement, je ne le saurai jamais.
Mais, alors que j’avais oublié cette sensation, elle s’insinue à nouveau en moi. Celle de partager mes journées, mes soirées avec une femme, d’entendre ses éclats de rire, de discussions jusque très tard dans la nuit, d’étreintes passionnées, enflammées. De vivre. D’être comblé.
Je prends sur moi, appose sur mon visage ce masque que je porte depuis tant d’années, celui de l’homme qui ne meurt pas à petit feu de l’intérieur par manque de l’autre.
— Tu veux commencer par manger et ensuite visiter le château, ou l’inverse ? demandé-je d’une voix qui, je l’espère, cache mes pensées.
Ma demande est complètement idiote étant donné que les affaires du pique-nique sont déjà installées. Mon changement de ton, d’attitude et la question semblent la déstabiliser un instant.
— Oh, euh… Il est onze heures trente. Étant donné que tout est en place, mangeons de suite. Après, nous pourrons nous balader dans les jardins et voir la pierre. Je te rassure, je ne forcerai personne à l’embrasser ou à tenter quelque chose de dangereux, ajoute-t-elle.
Prends ça dans la tronche Lyam. Je mérite amplement sa réflexion, même si ça me fait chier là, de suite. J’acquiesce en hochant la tête et nous voilà à servir les assiettes. Nous mangeons en faisant tous les deux comme s’il n’y avait aucune rancœur, aucune amertume entre nous. À l’instant où nous débarrassons le pain de viande et les crudités, le téléphone de Beibhinn sonne. Elle le regarde un instant avant d’appeler Aylin et Ciara.
— Les filles, papa au téléphone !
Elles arrivent en courant, heureuses de voir leur père, décrochent et je peux entendre la voix d’un homme résonner, sûrement dû au fait qu’elles soient en visio.
— Bon anniversaire, mes filles chéries !
— Merci papa ! s'exclame Ciara. T’es où là ?
— Là ? Je suis dans ma chambre d’hôtel à Saint Domingue et j’attends pour reprendre l’avion. Et vous ?
— On est à Blarney Castle avec maman, Kieran, Hope et Lyam, répond Aylin.
Tout en énumérant les personnes présentes au pique-nique, Aylin nous montre tour à tour à son père, un homme, plutôt pas mal il faut l’avouer, blond, bien coiffé, en costard, qui perd son sourire devant moi. Je lui fais un signe de tête pour le saluer, mais il ne me le retourne pas.
— C’est super ma chérie, dit-il une fois le téléphone de nouveau face à sa progéniture. Peux-tu me passer ta mère, s’il te plaît ?
Beibhinn récupère le combiné et s’éloigne de quelques pas. Malgré tout, je perçois la conversation alors que les quatre enfants sont partis s’amuser.
— C’est qui, lui ? Je croyais qu’on ne devait pas faire rencontrer nos aventures aux enfants ? crache-t-il.
Bei s’étouffe et tousse tout en me regardant du coin de l’œil. J’aimerais ne pas être satisfait qu’il puisse me prendre pour son amant, mais l’air choqué et la réponse de son ex femme me font rapidement perdre mon rictus.
— Non, mais ça ne va pas, Ryan ? Pour qui me prends-tu ? Je ne suis pas du même genre que tes hôtesses de l’air ! rage-t-elle. Lyam est simplement le père d’Hope, l’amie des filles. Et même si je ne te dois rien, il ne se passe absolument rien entre nous !
Elle ne lui laisse pas le temps de répondre, qu’elle a déjà raccroché.
— Désolée, dit-elle le visage rouge de colère, en se rasseyant à mes côtés. C’était mon ex mari.
J’ai envie de lui poser tout un tas de questions, mais est-ce qu’elle y répondrait ? Aucune idée. Je n’ai qu’à essayer, après tout.
— J’avais cru comprendre. Je peux te poser une question ?
— Tu as tout entendu, j’imagine ? souffle-t-elle.
— Ouais, désolé. Je ne voulais pas forcément faire le curieux, mais vu le ton employé… Ça fait longtemps que vous êtes séparés ?
— On est divorcés depuis presque deux mois.
— Ah oui, c’est récent. Désolé pour toi.
Elle me regarde, perplexe, ce qui me fait ricaner.
— Je suis sincère Beibhinn. Pour moi, le mariage est un acte d'amour pur, ce qu’il y a de plus beau.
Elle hoche la tête, paraît étonnée par mes paroles, et tous les deux nous nous perdons dans nos pensées. Oui, pour moi le mariage est une consécration, l’union de deux âmes. J’aurais pu mourir pour Erin, j’aurais pu échanger nos places ce fameux jour si j’en avais eu le pouvoir.
— Vous étiez mariés ? demande-t-elle d’une toute petite voix.
Je ferme les paupières, je sais à quoi elle fait allusion, à qui, plus précisément. J’inspire profondément avant de répondre :
— Non, nous n’avons jamais eu cette chance.
Un sourire triste ourle mes lèvres.
— Erin venait de me dire oui quand elle est décédée.
Sa main se referme sur mon avant-bras et elle la serre en signe de réconfort. J’observe ses longs doigts sur ma peau avant de plonger mes iris dans les siens. Je me perds dans un océan de vert, de bleu et de paillettes dorées. Un frisson me gagne tandis que l’atmosphère se charge d’une énergie nouvelle. Son regard est aussi perdu que le mien. Mes yeux se posent sur ses lèvres pleines qui s’entrouvrent comme pour réclamer les miennes. Depuis la perte d'Erin, je refuse d’embrasser une autre femme. Je n’ai plus ressenti un tel sentiment d’urgence, de besoin d’abandon. Mais en cet instant, l’envie se fait pressente, mon cœur bat à tout rompre. Je me sens perdu.
— Maman ! Lyam !
Nous sursautons de concert et je m’éloigne de Beibhinn alors qu’elle se retourne vers les enfants qui nous regardent étrangement, surtout Kieran. La culpabilité me gagne. Putain, qu’est-ce que j’allais faire ? Qu’est-ce qu’on allait faire ? Je n’en ai pas le droit, pour Bei, mais surtout pour Erin.
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