Suivre le sentier
Silvio quitte la cour et avance prudemment sur le chemin bordé de ronces et d’orties. Livia, volontaire, le suit sans discuter. Agostino reste un instant en retrait, le temps de prendre la boussole, il trouve dans cette jungle improbable une occasion de prouver à la fillette qu’il a eu raison de l’emporter. Dès qu’il l’a enfin sortie du fouillis de ses poches, il rejoint ses compagnons, déjà engagés sur le sentier.
Entre les buissons, ils n’entendent plus que le bruit des insectes qui volent autour de leur tête et personne n’ose émettre le moindre son. Ils avancent sans échanger un mot, concentrés sur chacun de leurs pas pour éviter les pièges que leur tend la nature.
Le chemin décrit sans cesse des tours et détours, les enfants se sentent désorientés par les changements incessants de direction. À chaque bifurcation, Agostino les arrête et regarde sa boussole. Il tente de se souvenir du nouveau cap et répète inlassablement le trajet parcouru : « Dix pas vers le nord, cinq vers l’est, deux au sud, trois au nord… » Au bout de quelques tournants, il se perd dans sa récitation, devenue parfaitement inutile.
— Pourquoi tu fais ça ? lui demande Livia au bout de trois arrêts.
— Comme ça, on ne se perd pas, tu vois que j’avais raison de prendre une boussole, répond le garçon en fanfaronnant.
— On peut pas se perdre, y’a qu’une seule route ! rétorque la fillette, moqueuse.
En guise de réponse, Agostino soupire, il continue de réciter le parcours. Sa voix rompt le silence pesant de la forêt et rassure ses compagnons. Tout dans cet endroit leur semble hostile et inconnu. La moindre ronce qui agrippe les lacets des baskets leur évoque un serpent monstrueux, le vrombissement d’un bourdon, une attaque aérienne. Ils sursautent dès qu’un animal invisible se faufile dans les fourrés autour d’eux.
Au bout d’une éternité, la lumière finit par percer l’épaisse végétation. Un peu ébloui, Silvio avance prudemment. Peu à peu, un mur apparaît dans son champ de vision, le soleil traverse son sommet par un trou en forme de U et le garçon discerne un petit tas de briques à ses pieds.
— Si on veut continuer, on va devoir passer au-dessus. Vous êtes prêts ? interroge Silvio en montrant l’ouverture en haut de la paroi.
— Tu penses que les chats sont passés par là ? demande Agostino.
— Oui, enfin, je crois, répond son ami, un peu embarrassé.
— Il y a plus de lumière de l’autre côté. Ça me paraît bien d’y aller, s’empresse d’ajouter Livia. Sinon on n’a qu’à revenir en arrière.
— Oui ! On grimpe et on voit ce qu’il y a, renchérit Agostino.
— Je monte en premier, je vous dirai si on peut descendre, conclut Silvio.
Il se retourne vers le mur, cherche des prises dans les trous béants des briques tombées. En s’étirant de tout son long, il peut attraper le bord de l’ouverture laissée par l’éboulis. Il demande à Livia si elle est prête. Déterminée et fière, elle lui répond oui d’un hochement de tête.
Silvio commence l’ascension. Un pied dans la première cavité, le corps tendu vers le sommet. Il agrippe les pierres poussiéreuses, tire sur ses bras, pousse sur sa jambe et atteint le second appui pour son pied. Il se hisse, lance sa main de l’autre côté, la pose dans une matière froide, visqueuse, glissante, il réfrène une violente envie de retirer sa main, et s’efforce de ne pas trembler. Il fournit un nouvel effort pour parvenir au sommet, appuie son genou sur le mur et contemple ses doigts enduits d’une purée noirâtre à l’odeur de champignon pourri. Une myriade de fourmis s’y agite follement. Il se hâte de les essuyer sur son bermuda, le cœur au bord des lèvres.
Devant, un nouveau décor s’offre à lui. Une étendue de ciment inondée de soleil s’étale à ses pieds. La dalle, percée çà et là de touffes d’herbes rebelles, se prolonge jusqu’à une paroi circulaire surmontée par le squelette métallique du réservoir de gaz en ruine.
Assis sur son perchoir, Silvio regarde en arrière et croise le regard interrogateur de Livia. Il arrache les restes du champignon pourri avec le bout de son pied. Et descend en se pendant par les bras.
Plus petite que Silvio, Livia choisit ses prises avec soin, et grimpe en prenant garde de ne pas faire tomber les briques branlantes. À force d’effort elle parvient en haut, mais se fige une fois au sommet, le visage marqué par une soudaine peur. Silvio la regarde, puis se rapproche du mur. Il lève les yeux vers elle.
— Ça va ? demande-t-il, d’une voix douce.
Elle s’agrippe, elle n’a pas le courage de regarder en direction du garçon. Elle ne répond pas, paralysée.
— Tu veux que je t’aide ?
— Non, j’ai peur de tomber.
— Si je m’appuie le long du mur, tu pourras mettre tes pieds sur mes épaules.
— Je vais te faire mal et salir ton tee-shirt.
— Mais tu ne vas pas rester là-haut, quand même.
— Pourquoi pas ?
— Redescends et rentre avec Agostino alors. Propose Silvio.
De l’autre côté, le garçon perçoit la voix de son ami qui bougonne en entendant cette proposition.
— Non, je reste avec toi.
— Bon, tourne-toi vers le mur, pose tes pieds sur mes épaules. Je vais plier mes jambes. Ça sera comme un ascenseur. Tu n’auras plus qu’à sauter par terre.
Livia hésite, partagée entre la peur de descendre, celle de rester seule en haut, et celle, encore pire, de repartir avec Agostino. Elle finit par accepter l’aide de Silvio. Il se colle face à la paroi, elle pose ses pieds sur ses épaules et appuie ses mains sur le sommet. Lorsqu’il commence à plier ses jambes, elle panique, elle manque de tomber avant de se ressaisir. Silvio se baisse, Livia allonge les bras. Quand ils sont tendus et que Silvio est accroupi, elle s’aperçoit qu’elle ne risque plus rien et qu’elle peut sauter.
— Tout va bien de l’autre côté ? demande Agostino, pressé de passer lui aussi.
— Tout va bien. Tu peux grimper, répond Silvio en se relevant.
Agostino prend son élan. D’un bond prodigieux, en s’appuyant de toute la force de ses bras au sommet du mur, il propulse son corps vers le haut. Mais, alors qu’il atteint le sommet, il se cogne sur le bord de l’ouverture, quelques briques se déchaussent, et il bascule de l’autre côté, la tête la première.
Silvio se précipite, pousse les épaules de son ami. Il arrive à dévier sa chute en le renversant à l’horizontale. Agostino s’affale sur Silvio.
Livia, mi-amusée, mi-effrayée, regarde les deux garçons allongés l’un sur l’autre, le corps endolori. Après un moment embarrassé, ils finissent par se relever, s’époussettent, se frottent les bras et les jambes pour soulager leur douleur. Agostino, un peu honteux, ne fanfaronne plus. Silvio semble quant à lui agacé par la témérité cascadeuse de son ami.
Dans leur dos, des miaulements leur parviennent et les ramènent à leur quête.
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