24
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Lou
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Je suis déjà réveillé depuis dix bonnes minutes, lorsque le système de déverrouillage de la porte s'enclenche, et que cette dernière s'ouvre dans un halo lumineux.
J'ai été tiré du sommeil par le cri de Mia, sûrement dû à un cauchemar, qui me rappelle amèrement mes terreurs nocturnes, qui m'ont quittées depuis un petit moment déjà. Je sais ce que ça fait d'être terrifié par un rêve, de se réveiller en sueur, et de ne plus savoir ni où l’on est, ni si le rêve se joue encore, ou si nous sommes en sécurité. Cependant, je ne bouge pas, non. Car au grincement de son matelas je sais qu‘Elio l'a déjà rejointe, pour la consoler. Et d'expérience je sais qu'à la sortie d'un cauchemar comme celui qu‘elle a dû subir, on préfère être seul plutôt que d'ameuter tout le monde autour de nous.
Alors me voici, étendu dans mon lit, face au mur dans l'obscurité ambiante, quand soudain, la porte s'ouvre, et qu'un murmure déchire l'air, avant qu'un bruit de chute ne me fasse sursauter.
C'est donc lentement, effrayé, que je me retourne pour faire face à l'action, et que je sens mon cœur louper un battement.
Léo est là. À genoux au sol, haletant, tremblant, mais vivant.
La porte se referme, dans un claquement sonore, et j'attends quelques secondes, avisant les réactions de Mia et Elio, avant de parvenir à me lever et de m'approcher de mon ami, qui toujours au sol, n'a pas bougé.
- Léo... ?
Sa respiration est erratique et semble lui déchirer la gorge à chaque inspiration. Sur le sol de notre chambre, ses doigts se sont recroquevillés, ses phalanges devenues blanches, et sans vraiment comprendre ce qui m'arrive, je m'agenouille à côté de lui, le prends contre moi, protecteur. Il me semble essentiel, voir vitale, de l'entourer de mes bras, de ne plus rien laisser l'atteindre.
- C'est moi, Léo. C'est Lou, je suis là.
Il tremble de tout son long, et ne parle pas. Sa bouche reste mutique, tandis que contre moi, je le sens frissonner et tenter de me rendre mon étreinte, avec une maladresse que je devine due à la fatigue.
Je l'aide à se redresser un minimum, et sens l'odeur métallique, irritante, émanant de ses mèches blondes ainsi que celle, prédominante, de poussière et de saleté semblant recouvrir l'intégralité de son corps.
- ... de l’eau..., murmure t-il en s'agrippant à moi.
Non, ils n'ont tout de même pas osé faire ça... ?
Du coin de l’œil, j'avise Mia se lever avec précipitation, et attraper une bouteille d'eau posée négligemment sur sa table de nuit. Elle l’apporte ensuite à Léo qui s’en saisit avec une maladresse dont il n’est pas coutumier pour la boire d'une traite. Je vois les muscles de son cou se détendre à mesure que l'eau fait son chemin le long de sa gorge, et presque aussitôt après avoir bu, il laisse tomber la bouteille vide au sol, et se retient plus solidement à moi, le souffle plus stable, les mains moins tremblantes.
- Me dis pas que ça fait trois jours que tu n’as pas bu ?
- ... ok, je dis rien, répond Léo avec un faux sourire douloureux au coin des lèvres.
- Quelle bande de salauds !
La voix de Elio me surprend, et me rassure en même temps : je vais pouvoir m'occuper de Léo, tout en sachant que lui fera attention à Mia, qui je le vois bien, est à bout de nerfs. Ses dents sont serrées à se les faire grincer, et j'imagine qu'à la prochaine étincelle, la poudre prendra feu.
- Tu as l'air épuisé, je murmure. On va se coucher, on en reparlera demain.
- ... volontiers.
Je hoche la tête et me redresse, tenant toujours mon ami contre moi, un bras passé autour de sa taille, pour l'entraîner jusqu'à son lit avant de l'y allonger et de m'asseoir sur le rebord, soucieux d'attendre qu'il s'endorme avant de retrouver mon couchage. Il reste assis quelques secondes, avant de se laisser tomber en arrière pour se retrouver allongé, et je le materne avec douceur, l‘enveloppant dans la couverture roulée en boule au pied de son couchage.
- Tu lui parlera demain, il va bien Mia, tout va bien ok ? Lou est près de lui.
Mia est prise en charge. Léo est pris en charge. Tout va bien.
Mais alors pourquoi ce sentiment qui me tiraille l’estomac ? Est-il provoqué par le fait de ne pas savoir quoi dire ou quoi faire pour soulager la douleur brillant au fond des yeux de Léo ?
Depuis combien de temps n'a t-il pas lâché une larme ? Sait-il au moins à quel point une perle salée peut être libératrice ? Je sais que par fierté, il se refuse à pleurer en public. Pourtant, par le passé je fus témoin de quelques crises de larmes incontrôlées, tout comme Mia. Il pourra se créer tous les personnages dont il a envie, il reste humain, un humain avec des sentiments et dans son cas, un enfant, puis un adolescent, à qui la vie n'a pas vraiment fait de cadeaux. Plus jeune, je me faisais souvent la réflexion qu'à sa place, je pleurerais tous les jours. Quelle petite nature j'étais, vraiment. Sauf que soudain, le Léo de ma simulation me revient en mémoire, avec ses larmes, sa douleur, et mon cœur se serre : il doit s'autoriser à flancher, où un jour, il explosera, et c'en sera fini.
Je coule un regard dans la direction de Mia et Elio, considère leurs deux corps formant une bosse sous la maigre couverture du lit de Mia, avant de me retourner vers Léo, pour passer une main à travers ses mèches claires.
Il tremble moins, mais ses traits trahissent toujours cet affaiblissement, ce mal qui le ronge sans doute de l'intérieur. J'imagine ces trois jours qu'il a dû passer je ne sais dans quel quartier d'emprisonnement de Reborn, à devoir cacher ce visage, et mon cœur se serre.
Je l'ai déjà vu comme ça, une fois. Et, je sais qu'à l'époque, j'avais souhaité que plus jamais cela ne se reproduise. Que plus jamais je ne me retrouve face à son faux sourire, à ses yeux brillants, à son visage scandant un ''tout va bien !'' voilé d'une détresse sans fond. Un ''tout va bien'' hurlé avec les tripes, la voix se craquant sur chaque mot, priant pour que malgré tout, quelqu'un l'entende. Pour que quelqu'un l'aide.
- Je suis là..., je murmure en caressant ses cheveux.
Il ne répond pas, se contentant de me fixer de ses iris abyssaux, les lèvres serrées. Lui-même, doit détester se retrouver dans cet état, aussi disloqué qu'un pantin de bois, la chair de poule, le regard brumeux. Ce n'est pas Léo que je vois, mais un fantôme vaporeux, une pâle copie.
Mes doigts retracent le contour de son visage aux courbes encore rondes, et au gré d'une délibération aussi brève que mouvementée, je décide d'aller chercher mon oreiller, et de venir m'allonger à ses côtés, sous son regard étonné. Il se décale légèrement, me permettant ainsi de me glisser à ses côtés, et je l'en remercie : ces lits ne sont vraiment pas larges.
Lorsque j'étais enfant, et que je faisais un cauchemar, que j'étais malade ou même que je pleurais pour une raison X ou Y, mon père venait toujours dormir avec moi, dans mon petit lit d'enfant. Il m'entourait d'un bras protecteur, me rapprochant de lui un maximum, afin que je puisse sentir son souffle contre ma joue, la caresse de ses cheveux sur mon front. Le souvenir le plus clair que j'ai de cette époque, est le fait que presque instantanément, je m'endormais sans peurs, sans craintes, bercé par la chaleur des bras forts et protecteurs de mon père. Je savais, même avec mon cerveau d'enfant, que tant qu'il serait là, rien ne pourrait m'arriver. Que les monstres, les voleurs et autres horreurs que j'imaginais à l'époque, fuieraient de peur devant mon père. Cet homme grand, fort, qui malgré tous les ragots autour de lui, ne perdait jamais la face. Celui qui m'avait promis que même face à une armée, il me protégerait toujours coûte que coûte.
Aujourd'hui, j'espère procurer le même sentiment de réconfort à Léo, en passant mon bras par-dessus son torse pour le chérir contre moi, nicher mon nez dans son cou aux muscles saillants, et laisser mes cheveux chatouiller ses narines. Il ne réagit pas, me laissant l’étreindre à la façon d'une poupée de chiffon, d'un doudou quelconque mais dont la valeur est inestimable.
En quelques cinq minutes, il s'endort, et je le suis de près, laissant mon souffle s'apaiser, mes peurs partir au loin, ma ''vie'' reprendre son cours.
Léo est vivant, tout va bien.
…
La lumière éblouissante vient me balayer le visage par le rideau entrouvert de notre chambre. Je cligne des yeux, une fois, deux fois : mes yeux s’accomodent à la nouvelle luminosité de ce soleil mesquin venu me réveiller trop tôt, et considère avec un temps de latence la tête de Léo enfouie contre mon torse.
Il dort à poings fermés, de même que Mia et Elio, à en juger par les légers ronflements s'élevant de leur couchage.
Je ne sais pas quelle heure il peut être, mais les rayons du soleil sont assez bavards pour me révéler qu'il doit être huit heure passées.
Pourquoi ne sommes-nous pas...
... on est dimanche. Oui, dimanche.
Inspiration.
Soulagement.
L'espace d'un instant, j'ai eu peur qu'une nouvelle fantaisie de Criada ne nous ait été omise, que nos vies soient à nouveau en jeux, entre ses mains fourbes et violentes. Que le surveillant ait pris un malin plaisir à ne pas nous réveiller, que la sonnerie ait été coupée, seulement pour nous attirer les foudres de notre sous-directeur infernal. Heureusement, nous sommes dimanche, et le dimanche, on commence plus tard. Tout va bien.
Lentement, je me recale plus confortablement dans l‘étroite partie du lit laissée à ma disposition par Léo, avant de soupirer.
Depuis trois jours, j'ai vécu un véritable Enfer. De ne rien savoir, d'avancer comme avec des œillères dans ce paysage où mon pilier, ma béquille m'avaient été retirés. Un unijambiste ne peut pas avancer sans prothèse, un aveugle ne peut pas se diriger sans canne blanche : je ne peux pas vivre sans Léo, voilà tout. À la manière d'un handicapé dont on aurait retiré le substitut lui servant d'autonomie précaire mais réelle, je me suis retrouvé à marcher avec la peur au ventre, le regret me nouant la gorge, imaginant le pire. Et si il ne revenait jamais ? Que ferais-je ? Que ferait Mia ? Nous aurions été perdus, elle comme moi, si notre précieuse troisième jambe avait disparue.
Heureusement, hier soir, elle nous est revenue, affaiblie et tremblante, mais vivante.
Les mois qui ont suivi l'accident, en troisième, j'ai vécu comme un aveugle avec un walkman. Coupé de l'image et du son, avançant dans l'obscurité, dépendant en manque.
Depuis trois jours, j'ai revécu cette absence de moi-même, ce sentiment de couler sans personne pour me ramener à la surface. Et je déteste vraiment cette sensation.
- Tu rumines ?
- Pardon, je marmonne tout bas en avisant les yeux obsidiennes de Léo perdu dans les miens.
- Pourquoi pardon ?
- Je voulais pas te réveiller.
- Trop tard.
Il sourit un peu, s'étire, avant de reprendre une position plus confortable contre moi, la mine encore endormie à la manière de celle qui me faisait rire à Liberty lorsqu'il se levait après une longue sieste le mercredi après-midi.
- Tu vas mieux ?
- J'ai connu, dira t-on, des jours meilleurs.
- Pas de ça avec moi : comment tu vas, Léo Pogbal ?
Il grogne, retrousse son nez – signe chez lui d'un début d'agacement grandissant – et détourne les yeux, sûrement conscient que ses pupilles pourraient le trahir.
- Je vais bien, ça va mieux. J'avais juste soif.
- Ils t'ont privé d'eau pendant tout ce temps ?
- Et de nourriture aussi.
Ma mâchoire se crispe, omettant le fait que bien malgré moi, depuis qu'il est rentré cette nuit dans l'état déplorable étant celui d'un homme déshydraté, je me doutais déjà quelque peu de la sentence qu'avait appliquée Reborn cette fois-ci.
Schéma étonnant : après la nuit correctionnelle, voilà qu'ils privent leurs précieux Reborn d'eau durant trois jours, ce qui est d'ordinaire, la date limite avant la mort du sujet exposé au manque. Notre nouvelle vie fait-elle de nous des personnes capables de résister à la déshydratation au-delà de trois jours ? Je ne pense pas. Alors pourquoi avoir fait ça, sinon pour le tourmenter ?
Il a été enfermé à cause de sa prise de canabis, alors peut-être que le priver d'une eau pourtant essentielle après avoir fumé, leur a semblé adéquat.
C'est difficile de se mettre à la place d'hommes dont le cerveau est assez malade pour traiter des enfants et adolescents de la sorte.
- Pas de coups ?
Il ricane, en levant la tête vers moi, le nez toujours retroussé.
- Tu as pris Reborn pour une église ? Le jour où ils arrêteront de nous cogner dessus, la filiale Twix fera faillite aux États-Unis, pays des obèses. Autant dire, jamais.
- Au moins tu as conservé ta verve, je soupire en manquant d'éternuer, ses cheveux trop proche de mes narines.
Il ne répond pas, se contentant de se laisser reposer un peu plus lourdement sur mon torse, dans une longue exhalation. Ses mains glacées attrapent mes poignets et les serre doucement, avant qu'il ne me lâche brutalement pour fermer les yeux.
Il me faut quelques cinq minutes pur comprendre, qu'il vient de se rendormir.
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