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Il se réveilla en sursaut, le cœur battant. Un instant déboussolé, il regarda tout autour de lui à la recherche d’un objet familier. Puis, peu à peu, son regard capta les éléments du décor : la table au milieu de la pièce, la porte d’entrée légèrement sur sa droite, sa couche de foin, les métiers à tisser sur sa gauche et un peu plus loin, sur le mur latéral, la grande cheminée où le feu rougeoyait encore et où Julienne avait préparé le repas avec sa servante. Il était chez Jean Marion ; il s’en souvenait maintenant. Toute l’horrible journée de la veille lui revint en mémoire. Non, ce n’était pas un mauvais rêve, c’était la réalité. Jeanne était morte.
Sur ce terrible constat qui tenait en trois mots « Jeanne était morte », il laissa échapper un sanglot douloureux. Pour la deuxième fois en quelques années, sa vie éclatait en miettes. Il avait cru à la possibilité de se reconstituer une nouvelle vie, loin de l’ancienne ; là où nul ne le connaissait. Il avait trouvé en Jeanne, non seulement une jolie fille, mais aussi une compagne avec qui discuter car elle avait de l’éducation. Elle avait deviné qui il était en réalité car elle savait observer et avait de l’intuition. Elle avait aussi accepté de ne le dire à personne pour le protéger.
A nouveau les larmes envahirent ses beaux yeux bleus. Il les essuya d’un revers de main aussitôt, refusant de laisser son chagrin déborder, puis il se leva. Il fallait qu’il marche, qu’il s’active pour s’occuper l’esprit quelques instants afin de faire retomber l’émotion. Il fit quelques pas dans la pièce, jusqu’à la cheminée où il rassembla les morceaux de bûches à moitié consumés. A genoux devant le feu, les mains à plats sur ses cuisses musclées de cavalier, il regarda les braises sans les voir pendant un long moment, comme hypnotisé par leur incandescence. Puis, le bois éclata sous la chaleur, provoquant quelques étincelles, ce qui le ramena à la réalité.
Il se releva puis, avisant la chaise où Jean Marion s’était assis un peu plus tôt dans la soirée, il la prit, l’amena un peu plus près du foyer et s’y installa, penché en avant, les avant-bras posés sur les genoux, les mains jointes dans une attitude de concentration intense. Il tenta de faire le point sur ce qu’il avait appris depuis le matin : il savait vers quelle heure le drame avait eut lieu grâce aux précisions de l’ancien maire ; il savait avec quelle arme ils avaient été égorgés ; il savait qu’il n’y avait qu’un seul et même coupable.
Mais il ne savait pas pourquoi.
Il avait l’intuition que, dès qu’il aurait trouvé ce « pourquoi », il saurait « qui ». Il devait donc mettre l’accent sur les raisons qui avaient pu pousser quelqu’un à commettre une telle folie. Avant la révolution, il aurait pu penser que peu de choses pouvaient expliquer un tel geste. Mais avec ce qu’il avait vu durant toutes ces dernières années, il savait maintenant qu’il pouvait y en avoir des dizaines, hélas ! Des plus sérieuses aux plus futiles…
La Révolution, la Terreur, la Chouannerie avaient libéré les mauvais instincts en dressant une partie de la population contre l’autre. La République avait voulu anéantir l’ordre ancien pour imposer le sien ; mais elle n’avait pour le moment réussi qu’à instaurer le désordre. L’interdiction du clergé avait même enlevé la peur de l’enfer alors, pourquoi se priver ?
Quelles raisons donc avaient pu pousser à ce crime ? La jalousie ? La rancune ? La politique ? La vengeance ? La peur ? La colère ? Quoi d’autres ? L’amour ?
Jean se redressa contre le dossier et croisa sa jambe droite sur la gauche tout en se croisant aussi machinalement les bras. Il avait tendance à écarter le mobile politique car Pierre Budor ne se mêlait pas de ce genre de choses. Et puis, l’histoire des chouans, comme il avait pu le démontrer, ne tenait pas car ce crime était l’affaire d’une seule personne.
En fait, il avait surtout songé pour le moment à une dispute qui aurait mal tourné car c’était essentiellement ce genre de faits qu’on lui avait rapportés. Quelqu’un s’était fâché avec Budor, avait ressassé ses griefs sur un temps plus ou moins long et était revenu assassiner tout le monde. C’était tout à fait plausible. Colère, rancune, vengeance : le trio gagnant ?
Il décida de continuer à orienter ses recherches dans ce sens-là pour le moment. Dans quelques heures, il irait voir le notaire de Corps-Nuds pour cette étrange histoire de terrain et il continuerait à fouiller du côté des anciens valets.
Sur cette décision, il retourna s’allonger sur sa couche de foin et rabattit la couverture sur lui. Pour se rendormir, il s’obligea à se concentrer sur l’image du feu. Il avait découvert, il y a longtemps déjà, que cette image le canalisait et l’aidait à plonger dans le sommeil.
Quand il se réveilla quelques heures plus tard, il découvrit que Julienne était déjà debout avec la servante. Il se leva d’un bond et les salua.
- Ah ! Monsieur Le Maux, avez-vous bien dormi ?
- Oui, très bien
Le silence s’établit, légèrement gênant car nul ne savait quoi dire pour le combler.
- Je… je vais rentrer et vous laisser vaquer à vos occupations, déclara finalement Jean
- Déjà ? Mais il fait encore nuit ! Attendez donc que le jour soit levé pour plus de sécurité ! s’exclama Julienne. Tenez, installez-vous à table, Etiennette va vous servir un peu de bouillon. Mon mari est sorti avec Robert et Louis pour soigner les bêtes ; ils ne vont pas tarder à revenir déjeuner.
- Ah ! Je suis donc le dernier levé ! constata le jeune homme
Julienne se mit à rire doucement puis répondit :
- Eh oui ! Vous n’avez jamais habité une ferme vous !
- Non, en effet, lui répliqua t’il en souriant à son tour
Puis, le silence revint.
Jean tenta de songer à la journée qui l’attendait afin de ne pas se sentir gêné par ce calme. Il avait hâte que les autres hommes reviennent car se retrouver dans l’intimité d’un foyer ainsi, et n’être entouré que des femmes, était très troublant. Heureusement, cet instant dura peu. Jean Marion, suivi de ses valets, entra sans bruit. Avisant l’instituteur, il lui fit un signe de tête et lui demanda :
- Bien reposé ?
- Oui
- Alors, déjeunons
Comme la veille, tout le monde s’installa autour de la table, les enfants en moins car eux dormaient encore. Ce fut un repas silencieux car tout le monde se sentait encore un peu ensommeillé et le verbe était rare. On entendait seulement les bruits de mastication et de déglutition des uns et des autres. Jean jeta un coup d’œil à chacun et il constata que les regards étaient vagues. Robert, ou Louis, réprimait un bâillement ; Etiennette se frottait les yeux. Lorsque Marion referma son couteau, ce fut le signal de la fin du repas : les hommes se levèrent tandis que les femmes se mirent à débarrasser la table.
Jean prit congé aussitôt. Avant d’aller voir le notaire, il voulait repasser chez lui se changer, faire un brin de toilette et mettre un mot sur la porte de l’école pour prévenir de son absence pendant le reste de la semaine.
Tandis qu’il longeait le mur qui le menait de chez lui à la salle de classe, il se revit la veille faire ce même parcours, encore inconscient que sa vie avait basculé, seulement préoccupé par sa nuit trop courte. Il avait du mal à croire qu’une seule journée s’était passée, tellement celle-ci avait été riche en émotions. Il avait l’impression qu’il s’était passé au contraire une éternité.
Lorsqu’il eut affiché le mot, bien en évidence sur la porte, il enfourcha son cheval et s’éloigna au pas. Il traversa Vern à ce même train lent ; mais dès qu’il fut hors du bourg, il lança son étalon au galop. Il en avait tellement eu envie durant toute la journée de la veille ! Galoper pour se libérer du carcan de chagrin dans lequel il était enveloppé ! Arrêter de ronger son frein et se libérer !
Il croisa le chemin qui allait de St Armel à St Erblon sans ralentir. Il sentait sur son visage le vent frais d’automne mais l’effort physique de la chevauchée le mettait en nage. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas permis une telle cavalcade et les muscles de ses cuisses se firent bientôt douloureux. Mais il ne voulut pas écouter les protestations de son corps et poursuivit encore un moment au même rythme, serrant les dents pour ignorer la douleur. Lorsqu’une crampe lui saisit la jambe, il fut obligé de se rasseoir et de mettre l’animal au pas. Mais, même ainsi, le muscle refusa de se détendre et il dut s’arrêter et descendre. Il se mit à geindre de douleur tout en marchant : « Aïe… Aïe… Aaaïe ! ». La douleur physique s’effaça bientôt dans son esprit et l’Autre Douleur la remplaça « Aaaaaïe ! Aaaaaïe ! » Et alors, cela se transforma en cri puis en hurlement exutoire : « Aaaaaaaaah !!!! ». Enfin la rage arriva !
Avisant des cailloux sur le chemin, il en prit un et le lança de toutes ses forces ; puis, il en prit un deuxième, et un troisième, et un autre et encore un autre ; il prit tous les cailloux qu’il put trouver sur son passage, les projetant les uns après les autres comme un tir fourni vers cet homme, cet inconnu, ce monstre qui avait tué son avenir en même temps que toute cette famille !
Nouvoitou, 1820
Perrine s’arrêta, haletante. Sa dernière phrase retentissait encore dans notre maisonnée et nous étions suspendus à ses lèvres. Quelques larmes coulaient encore dans les sillons de ses joues ridées, vestiges des sanglots qu’elle avait émis en même temps que le jeune instituteur. Elle se balança un peu sur sa chaise, d’avant en arrière, comme pour se consoler d’un grand chagrin. Puis, de sa main décharnée, elle vint essuyer sa pommette qui saillait de son visage creux.
Le silence régnait dans la pièce, chargé de tristesse. Seul, mon plus jeune frère, qui s’était endormi le pouce dans la bouche, émettait des bruits de succion, insensible à l’intensité dramatique de l’histoire que notre arrière- grand-mère déroulait pour nous. Il s’était mis en boule aux pieds de ma mère et s’était assoupi un peu plus tôt. A plus de trois ans, ses fins cheveux blonds et son visage rond lui donnait un air de grand bébé. Le contraste entre les joues creuses de Perrine et celles rebondies de mon petit frère me frappa. Je n’avais jamais prêté attention à ce détail jusqu’alors et, pendant un moment, je ne pus empêcher mon regard de passer de l’un à l’autre tant j’en restais bouche bée. Et à force, je me mis à m’imaginer dévalant la pommette osseuse de Perrine, plonger dans le précipice de la joue avant de remonter de l’autre côté sur l’os de la mâchoire puis, arrivée là, voler jusqu’au visage poupon de mon frère où tout était rond et constitué de petits monts.
Parfois, ma mère se penchait vers lui et lui caressait tendrement le visage, en un geste tellement naturel qu’elle ne semblait pas même y penser. Puis, elle se redressait, un doux sourire aux lèvres. Lui ne s’était rendu compte de rien, plongé dans les bras de Morphée, abattu de fatigue par la journée harassante de découvertes en tous genre qu’il avait eue. De mes trois frères, c’était le plus turbulent. Toujours en mouvement, il fatiguait tout le monde ! Il fallait sans cesse le surveiller pour éviter qu’il ne fasse n’importe quoi.
Malgré tout, il avait déjà à son actif plus de bleus et de bosses que mes deux autres frères réunis. Un jour, par exemple, il n’avait pas deux ans, qu’il avait voulu escalader un haut talus fourni d’herbes. Il avait beaucoup plu les jours d’avants et la végétation était humide. Alors qu’il avait presqu’atteint le sommet, il dérapa. Incapable de se retenir à quelque racine, il redescendit le talus en glissant sur les genoux jusqu’au moment où un caillou acéré et affleurant la terre le ralentit en arrachant au passage toute la peau sur cinq centimètres. La blessure était profonde, la chair meurtrie et coupée sur plusieurs millimètres d’épaisseur. Il fallut appeler le docteur pour recoudre.
Une autre fois, alors qu’il grimpait à l’échelle en riant aux éclats parce que je lui interdisais de le faire, il manqua un barreau et se retrouva en un instant à terre, hurlant de douleur car il venait de se fracturer l’épaule en retombant sur le dos !
Non, vraiment, il était difficile de le faire tenir en place. Quand je le regardais, endormi profondément et suçant son pouce comme c’était le cas à ce moment-là, rien de sa fébrile activité ne transparaissait pourtant. Il avait l’air d’un ange !
Mon arrière-grand-mère interrompit le fil de mes pensées en se raclant la gorge. Elle s’apprêtait à reprendre son récit et je reportai mon regard sur elle. Elle se balançait toujours un peu d’avant en arrière tout en fixant un point au-delà du groupe que nous formions à ses pieds, serrés les uns contre les autres pour avoir un peu plus chaud.
Elle reprit d’une voix faible et basse comme si elle était épuisée, pareille à Jean Le Maux après sa chevauchée et son éclat de rage.
Vern, 1795
Haletant, Jean s’arrêta. Il pencha la tête en arrière et ferma les yeux pour tenter de calmer sa respiration. Lorsqu’il fut plus serein, il prit la bride de son cheval et décida de marcher un peu. Il se sentait un peu honteux de son éclat mais en même temps cela lui avait permis de se libérer, d’évacuer cette lourdeur qu’il avait sur la poitrine depuis la veille et qui lui bloquait la respiration. Elle reviendrait, il le savait, mais sa disparition momentanée le fit avancer d’un pas plus léger.
La crampe avait laissé des traces dans sa cuisse car il ressentait encore de la douleur en marchant, ce qui le faisait boiter légèrement, mais elle finit par disparaitre, elle aussi. Alors, il sauta sur le dos de son cheval et repartit au pas, puis au trot.
Il arriva à la croisée du chemin qui menait à Bourgbarré. Cette commune avait mauvaise presse chez les Républicains depuis qu’un ancien garde national avait tourné casaque pour devenir un chef chouan local. Il avait entrainé avec lui de nombreux naïfs qui n’avaient pas compris son changement de cap et qui, du jour au lendemain, s’étaient vus accuser de trahisons. Il les avait notamment entraînés dans un rassemblement chouan au nord-est de Vern, dans le bois de Soeuvres, où il y avait eu une fusillade avec une colonne de gardes. Pendant plusieurs jours, la municipalité de Vern y avait trouvé des cadavres. Certains avaient été dénudés et comme ils étaient inconnus, il avait fallu se résoudre à les enterrer sans même savoir qui ils étaient, ni même s’ils étaient républicains ou chouans.
Jean passa la croisée et poursuivit. Il n’était plus très loin maintenant de Corps-Nuds. Comme l’heure de midi approchait, il décida de manger un morceau avant de se rendre chez le notaire. Il prit place sur un talus encore humide des pluies de la veille. Il aurait le fond de son pantalon mouillé lorsqu’il se relèverait mais tant pis !
Il fouilla dans sa besace et en sortit le morceau de lard que Julienne Marion lui avait donné avant son départ, pensant sans doute que ce pauvre célibataire meurtri ne prendrait pas le temps de cuisiner quelque chose. Et comme elle avait raison ! Il eut une pensée tendre pour elle.
Il sortit également un vieux morceau de pain qu’il pensait manger avec le lard. Le quignon, rassis, se révéla dur à manger mais Jean, dont les dents étaient saines et solides, y parvint malgré tout.
Tout en mastiquant, le jeune homme songea à sa visite de l’après-midi. André Bouvet était le notaire de plusieurs communes environnantes et il ne devait pas manquer de travail : est-ce qu’au moins il accepterait de le recevoir ? Jean se dit qu’il ne lui laisserait pas le choix. Il regarda le pistolet qui pendait à sa selle, cacher avec soin dans un ballot de chiffons car les armes individuelles étaient interdites. Avant d’entrer chez le notaire, il le prendrait avec lui et s’il le fallait, il le mettrait sous le nez de Bouvet ! Pareil si celui-ci faisait des difficultés pour lui donner les informations qu’il souhaitait…
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