Samuel
Samuel avait toujours souffert du regard des autres, ne comprenant pas une interrogation légèrement dégoûtée à la vue de son visage. Vers quatre ou cinq ans, il avait découvert cette tache sombre qui mangeait la moitié de son visage. Sa mère avait remarqué son interrogation et l’avait rassuré. Il était différent, mais tellement adorable. Il s’était habitué, aidé par une psychologue à l’adolescence, quand son propre regard devint douloureux.
Sa gentillesse, ses yeux brillants de malice et son charme lui avaient fait oublier cette tâche. Pourtant, il savait qu’autre chose le rendait différent. Il était très sociable, incapable de rester seul une demi-journée. Pourtant, contrairement à ses camarades, il n’avait pas de petite copine, une fille avec laquelle on se sent bien, qui devient soudainement indispensable. Aucune ne l’intéressait vraiment, même parmi ses grandes amies. Plusieurs avaient tenté d'amadouer ce cœur adorable, sans y parvenir. Samuel ne se souciait pas de ce manque, heureux des amitiés qui le comblaient, certain de trouver une âme sœur dans le futur.
Son entrée à la fac et la solitude du début l’ébranlèrent. Pourtant, le plus incompréhensible fut son attrait pour un garçon particulier dans cette multitude. Il dégageait tant de belles choses. Il était bien fait, mais Samuel éprouvait le besoin de le connaitre et de devenir son ami. Aussi quand ce garçon, dans cet immense amphithéâtre, se posa juste à côté de lui, son cœur explosa. Il n’osait le regarder, se disant que le hasard jouait avec lui. Il ne put retenir un tortillement de gêne, empêtré dans ce sentiment trouble. Un immense sourire, de ceux dans lesquels on veut se fondre, acheva de le troubler. Où était-il ? Que se passait-il ? Il reprit ses esprits alors que le professeur regroupait ses documents dans son sac. La place à côté de lui était désertée. Son rêve s’achevait ici.
C’était un inconnu, parmi des centaines. Un croisement aléatoire qui ne se reproduirait pas. Un sourire de politesse, sans plus. Pourquoi son âme était-elle déchirée alors ? Que signifiait cet attachement devenu arrachement ? Il ébroua son esprit. Oublier cet égarement lui parut sage.
Cette nuit-là, ses songes lui firent partager sa couche avec cet archange. Le matin, ce souvenir délicieux et épouvantable restait dans son esprit. Le merveilleux l’emportait sur le reste. Juste retrouver ces instants… La matinée s’étira trop longuement. Cet après-midi, ce serait TD. Aucune chance d’être dans le même groupe. Le prochain amphi… trop loin. Quel déchirement !
Pourtant, il arriva en avance, sélectionnant une place face à l’entrée, étalant immédiatement ses affaires pour protéger un possible improbable. La salle était pleine, le cours allait débuter. Une profonde tristesse l’envahit. La porte allait se fermer quand le soleil l’éblouit. Inconsciemment, il leva le bras. À nouveau, ce sourire… Ne rien montrer, plutôt mourir qu’être détruit par un refus. Cette heure interminable dura une fraction de seconde. Ne pas le regarder, alors que sa chaleur l’irradiait. La fin du cours fut immédiate.
— On boit un coup ensemble ?
Comment avait-il osé ces mots ? On ne parle pas à son rêve !
— Avec plaisir ! Moi, c’est Lucas…
Ils ne se dirent rien. Des banalités sur ce début de vie étudiante. Ils avaient le même âge et étaient tous deux issus d’une petite ville. Trop semblables par leur milieu, leurs parcours. Chaque mot, chaque rapprochement chauffait son cœur et son corps. Faire durer…
— Il faut que j’y aille… Samuel, si tu veux, on suit les cours ensemble, comme ça on pourra s’entraider ?
Pourquoi le « oui » se bloquait-il dans sa gorge ? Pour éviter de crier sa joie ? Encore ce sourire ! Il resta terrassé, incapable de retrouver son souffle.
Il le vit arriver de si loin. Comment avait-il pu le repérer, lui, dans cette multitude mouvante ? Dans l’amphi, ils étaient tassés à se toucher. La jambe de Lucas le brûlait. Il s’écarta. Non seulement la main de Lucas s’opposa à cet écart, mais sa pression sur sa cuisse induisit une réaction inattendue : il réagissait à la main d’un homme, alors que des caresses féminines avaient eu peu d’effets sur lui. Il n’eut pas le temps de réfléchir, car les doigts étaient déjà remontés sur son érection, avant de s’évanouir. Son cœur battait si fort qu’il était incapable de penser.
La fin du cours arriva avant son début, cet instant éternel l’ayant empli. Encore sous l’émotion, il fut gêné par les excuses de Lucas. De quoi était-il si désolé ? Il ne put se retenir de le rassurer, évoquant un plaisir perçu.
Il était vrai qu’assister à un cours en étant ailleurs était une aberration pour ce garçon profondément sérieux. Il osa faire une remarque. Lucas, encore confus, promit que dorénavant, ils suivraient les cours sagement. Lucas avait toujours un geste tendre en arrivant et en partant, passant un doigt dans sa petite barbe, sur sa joue, toujours accompagné de ce sourire ensorceleur. Samuel était troublé par cette intimité qu’il appréciait avec délectation. Il savait que ces gestes n’étaient pas communs, même s’ils étaient délicieux.
La situation bascula très rapidement. Samuel sentait Lucas de plus en plus détaché des cours, comme habité par quelque chose de puissant. Il était concerné, car Lucas exprimait simultanément une plus grande chaleur à son égard. Ce jour-là, Lucas avait pianoté sur son téléphone, ne prêtant même pas attention à son camarade. Samuel avait perçu sa joie à la lecture d’un message. Il en était heureux pour son ami, tout en ressentant une blessure à venir.
Quand Lucas, rayonnant, lui annonça qu’il quittait la fac, un gouffre s’ouvrit dans son cœur. Devant ce désespoir, Lucas le saisit dans ses bras, exactement comme sa mère le faisait autrefois, le rassurant sur la pérennité éternelle de leur fraîche amitié. Samuel avait envie de pleurer, sans savoir pourquoi un tel sentiment d’abandon le tourmentait. Quand Lucas posa ses lèvres sur les siennes, Samuel s’inclina devant cette évidence : il était amoureux de Lucas. C’était l’absolu et c’était l’impossible.
Dorénavant , toute sa vie sera axée sur son idole. Ils ne partageaient plus les mêmes bancs, se voyaient rarement, mais Samuel savait Lucas attentif à ces moments. Cet espacement renforça leur intimité et Samuel devint le confident de Lucas. Ce dernier se livrait sans retenue. Samuel apprit l’existence de Corentin, les changements de Lucas, son activité dans cette boîte gay. Il n’en revenait pas, ni de ce que Lucas vivait ni de la confiance absolue qu’il lui donnait. Au début, il fut choqué de ces épanchements, Lucas détaillant ses expériences et découvertes sexuelles. Il lui demanda de ne pas aborder ces sujets. Lucas montra un grand désappointement : il était le seul avec lequel il se sentait en sécurité pour parler de tout. Samuel était unique pour lui. Avoir cette confidence de son dieu ravit Samuel, renforçant sa dévotion. En retour, il n’avait strictement rien à raconter à Lucas. Pourtant ce dernier le questionnait sur ses moindres faits et gestes, tellement inconsistants, mais qui semblaient si importants.
Ces moments comblaient Samuel. Quand ils restaient sans se voir, immanquablement Lucas se préoccupait de lui, avec un petit message, un petit twitt.
La vie les sépara physiquement, les éloigna légèrement. Samuel savait tout de Corentin, alors qu'inversement, Corentin connaissait uniquement l’existence de Samuel, ignorant son importance dans le cœur de son amant. Ils se croisèrent sans chercher à se connaitre.
Quand Lucas eut besoin d’un agent, il demanda à Samuel de jouer ce rôle. Son ami avait commencé une carrière dans le spectacle et accepta avec joie. Amusé par cette fonction, il cherchait d’autres acteurs et actrices à materner et à gouverner, même si son premier poulain demeurait le plus précieux .
Quand ils se rencontraient, ils échangeaient, comme depuis le début, un long baiser qui affichait cette affection profonde.
La quarantaine bien entamée, l’ardeur de Samuel pour Lucas se calma. Il put enfin ouvrir les yeux sur la vie. Une jeune actrice requerrait beaucoup de son temps, de son attention. Leur premier enfant fut un éblouissement qui effaça ses élans anciens, remplacés par une solide amitié.
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