Chapitre 1 : L'intrusion
Plongé dans l'ombre d'une ruelle, il attendait. La lune pleine aux trois quart éclairait les rues silencieuses et pavées. Le silence nocturne n'était troublé que par la marche monotone des gardes vêtus de cuir et de protections de fer sur les épaules, le torse, les bras et les genoux. Leur équipement cliquetait à chacun de leur pas. Dans quelques minutes la relève aurait lieu et ils quitteraient leur poste. Il y aura deux minutes avant que les gardes suivants ne s'installent jusqu'au petit matin. Durant ces deux petites minutes il pourrait passer sans se faire repérer par les autres soldats positionnés au sommet du mur d'enceinte qui entourait le château, en restant dans les ombres.
Toutes les nuits depuis une semaine il se tapissait dans une ruelle étroite face à la porte percée dans le mur de pierre, pour espionner les rondes et préparer son coup. Il avait décidé de passer à l'action ce soir car les gardes changeaient toujours à la même heure, selon le même rituel : ils prévenaient ceux en haut du mur de leur départ, s'en allaient sans attendre la réponse et se faisaient remplacer en silence par la relève. Le petit garçon camouflé scruta le ciel. Un nuage épais masquerait la lune dans quelques instants. Il ressentit de la satisfaction : la chance lui souriait. Il ignora la faim qui lui broyait l'estomac. Son dernier repas remontait à hier soir : il s'agissait d'un morceau de pain sec et d'une bouillie d'avoine dans un petit bol de terre. C'était le plus âgé, Zolan, qui avait volé le pain la veille dans les ordures à l'arrière d'une boulangerie. Il l'avait ramené dans leur repaire et avait partagé avec les autres enfants, des orphelins comme lui.
Mais ce soir, Aymeric rapporterait plus qu'un peu de pain. Il arriverait chez eux avec des richesses qui sortiraient ses frères et sœurs de la misère. Zolan n'aura plus besoin de voler, plus besoin de se cacher des gardes, plus besoin de risquer ses mains pour nourrir les autres. Car ce soir Aymeric allait cambrioler le palais royal. Il vérifia que son sac de cuir, bien évidemment volé un jour de marché, était solidement accroché à sa ceinture de corde. Il fut rassuré de le sentir à sa place, solidement attaché. Il allait devoir agir vite : il entrerait, prendrait rapidement les objets précieux qui lui tomberaient sous la main et retournerait se cacher dans un coin sombre, dans la cour du château. Il patienterait à nouveau jusqu'à la relève du matin puis il se sauverait dans la ville-basse où il vendrait ses trésors sur le marché noir avant de regagner le repaire, les poches pleines d'or. Lui et les autres enfants pourraient avoir à manger tous les jours, de nouveaux vêtements et peut-être même un vrai lit. Ils pourraient faire des réserves et espérer passer l'hiver au chaud sans qu'un petit ne meurt de froid ou de maladie. Penser à sa famille de la rue renforça sa détermination.
Son projet était fou : personne n'aurait l'idée de voler le palais, même pas le plus endurci des criminels. Autrefois certains s'étaient lancés dans ce projet risqué : on raconte qu'ils avaient franchi l'enceinte et n'étaient jamais revenus. Les plus optimistes racontaient qu'ils étaient en prison jusqu'à la fin de leurs jours et les plus pessimistes qu'ils avaient été exécutés sur les ordres du roi en personne.
Les gardes en faction devant la porte hurlèrent à leurs camarades qu'ils quittaient leur poste. Ces derniers répondirent vaguement. Peut-être jouaient-ils aux cartes ou buvaient-ils comme ils le faisaient si souvent en journée. Aymeric toucha le pendentif en argent en forme de dragon qu'il portait autour du cou, pendu à une cordelette de cuir et gravé des lettres AP au dos. C'était le seul souvenir qu'il avait de ses parents, le seul indice sur ses origines. Il lui donnait du courage lorsqu'il était effrayé et même s'il avait songé à le vendre des dizaines de fois pour nourrir ses frères et sœurs, il n'avait jamais pu s'y résoudre.
Il rangea son pendentif sous sa chemise et se mit en mouvement. Il se déplaça furtivement d'ombre en ombre pour aller se plaquer contre le mur d'enceinte. Son cœur battait la chamade mais l'alerte ne fut pas donné : il n'était pas repéré. Il longea le mur de pierre en direction de la porte. L'un des battants de bois était entrouvert pour permettre aux gardes d'aller et venir du palais où se situaient leurs quartiers. Aymeric s'engouffra furtivement par l'entrée avant l'arrivée de la relève. Pour la première fois, il découvrit la vaste cour pavée du palais. Des marches en pierre menaient au bâtiment principal qui comportait la salle du trône, celle du banquet et les appartements royaux. Du moins c'est ce qu'il avait entendu dire en flânant au marché. A gauche se trouvait les quartiers des gardes, des domestiques mais aussi les prisons. A droite il pouvait voir le jardin et les écuries.
Aymeric se cacha dans l'ombre de l'arbre le plus proche et et attendit les prochains gardes. Ceux qui devaient prendre place de chaque côté des portes passèrent bientôt à quelques pas de lui. Dès qu'ils eurent quittés la cour, Aymeric bondit de sa cachette et fonça vers le bâtiment royal qui le surplombait de toute sa hauteur. Imaginer les richesses qui s'entassait à l'intérieur créa en lui un profond sentiment d'injustice. La famille royale vivaient dans l’opulence alors que ses amis et lui luttaient chaque jour pour leur survie. Il ne ressentait aucun scrupule à commettre un larcin entre ces murs.
Les portes de la demeure royale n'étaient pas gardées : la sécurité était déjà assez élevée à l'extérieur et qui serait assez fou pour s'introduire ici ? Aymeric entrouvrit un battant ouvragé par des reliefs taillés dans le bois en poussant dessus de toutes ses maigres forces. Les gonds ne grincèrent pas et il s'infiltra dans le palais. Il laissa ses yeux s'adapter à l'obscurité, tous les sens aux aguets. Dès qu'il commença à discerner les contours de ce qui l'entourait, il fouilla. Le hall du palais ne contenait rien de précieux hormis des meubles et des œuvres d'art trop lourdes pour qu'il les transporte. Lors de ses recherches, il découvrit un escalier en colimaçon menant au sous-sol derrière une tapisserie représentant un dragon noir et un dragon blanc entremêlés, symbole d'Ondre, la capitale du royaume. Où menait-il ? Peut-être vers le trésor royal que les racontars disaient plus haut qu'une colline et plus vaste qu'une plaine. Aymeric, confiant, descendit.
Il progressait lentement pour ne pas glisser sur les marches mais aussi pour ne pas se faire entendre par d'éventuels gardes qui patrouilleraient dans les couloirs. La descente était longue, très longue. Des torches accrochées au mur diffusaient une lumière réconfortante et Aymeric se força à avancer. Il ne pouvait pas rentrer les mains vides, pas après cette longue attente pour pénétrer dans le palais ! Il se sentit soulagé lorsqu'il atteignit enfin un pallier. Il n'aimait définitivement pas les escaliers en spirale. Sur la pointe des pieds, il parcourut un petit couloir qui déboucha sur une salle plus vivement éclairée et haute de plafond. Était-ce là que le trésor était entreposé ? Il imagina les montagnes de pièces, les pierres précieuses et les bijoux délicats. Avec ça les siens vivraient à l'abri du besoin plusieurs années, si ce n'est une vie !
Il se glissa dans la salle, attiré par l'appât du gain et tomba des nues en découvrant qu'elle ne contenait pas le moindre gramme d'or mais de gros sacs en peau de serpent de forme ovale. Environ une vingtaine, tous de la même couleur et de taille régulière. Ils devaient faire deux fois sa taille et trois fois sa largeur. Est-ce que le trésor était conservé dedans ? Aussi curieux que mal-à-l'aise, Aymeric s'en approcha. Il effleura le plus proche du bout des doigts, méfiant. La surface était lisse et chaude, couverte de grosses écailles et étrangement dure. Quelle peau d'animal pouvait produire un sac de cette taille et comment l'ouvrir ? Il en fit le tour sans découvrir une seule ouverte. Il sortit un couteau rouillé de sa besace, prêt à l'éventrer pour accéder à son précieux contenu. Il abattit sa lame sur les écailles mais le métal ne les rencontra jamais car elle ripa sur une surface invisible. Déconcerté Aymeric observa alternativement son couteau et le sac écailleux. Que venait-il de se produire ? Est-ce qu'il s'agissait...De magie ? Il se traita d'imbécile : Zolan lui répétait tous les jours que la magie n'existait pas et jusque là il avait raison.
Aymeric tenta à nouveau de déchirer le sac mais son couteau glissa une nouvelle fois, dévié par une force invisible. Perplexe il approcha peu à peu la pointe de son arme des écailles. A quelques centimètres de celles-ci il commença à sentir une résistance impalpable. Il força, déterminé à franchir cette protection pour accéder au butin. L'étrange rempart invisible refusait de céder mais il n'abandonna pas et poussa autant que possible sur le manche. Une de ses mains glissa dans l'effort et il s'entailla la paume avec son propre couteau. Il secoua sa main blessé en retenant un cri. Des gouttelettes écarlate éclaboussèrent le sac et il maudit sa stupidité. Si un garde s'en apercevait il comprendrait que quelqu'un était entré et renforcerait la sécurité ! Hors, si Aymeric faisait chou blanc cette nuit, il comptait bien revenir la suivante.
Il sortit un morceau de tissu qu'il avait un jour déniché dans une quelconque poubelle et se banda sommairement la main. Il rangea aussi son couteau et tendit sa main valide vers le gigantesque sac pour essuyer le sang. Sauf qu'il n'y en avait plus. Il fronça les sourcils. Avait-il rêvé ? Non, il était bel et bien certain d'avoir tâché la surface avec du sang. Alors qu'il regardait de plus près, le sac se mit à bouger.
Il recula d'un bond, les yeux écarquillés par la peur. Pourquoi le sac remuait-il ? Y avait-il quelque chose de vivant à l'intérieur ? C'est alors que la lumière se fit dans son esprit : ce n'était pas des sacs mais des œufs ! Des œufs gigantesques et sur le point d'éclore ! Il paniqua. Quoi qu'ils devaient contenir, ça devait être très gros. Et aussi affamé. Celui qui se tenait sous ses yeux remua avec plus d'intensité et sa surface se fendilla. Aymeric ne pouvait détourner le regard, fasciné par le spectacle. La fissure s’élargit et gagna toute la surface. La créature prisonnière de la coquille donnait des coups puissants pour s'en délivrer. Le bruit sourd et les craquements emplissaient toute la salle, le ramenant à la réalité. Cette chose allait attirer les gardes ! Il fit prestement demi-tour mais c'était trop tard. Deux hommes armées entrèrent dans la salle et s'écrièrent en découvrant le spectacle :
- Qu'est-ce qui se passe ?!
L'un d'entre eux avisa Aymeric et s'exclama :
- C'est lui !
Le petit garçon comprit qu'il était temps de prendre ses jambes à son cou mais la sortie était bloquée par les nouveaux arrivants. Par réflexe, il déguerpit vers le fond de la salle. Seul un des deux hommes le suivit tandis que l'autre gardait l'accès au couloir. Il était coincé ! Il se démena pour échapper à son poursuivant en se cachant derrière les œufs, en fuyant tantôt à gauche, tantôt à droite. Mais le garde était plus âgé, entraîné et patient. Il attendit qu'Aymeric s'épuise et le saisit par le bras.
- Non ! Lâchez-moi ! hurla le petit garçon en donnant des coups de pieds.
L'homme resta sourd à ses protestations. Il ne réagit pas plus quand Aymeric lui griffa le poignet. En revanche son collègue riait beaucoup.
- Il a de la fougue le morveux !
- Une vraie teigne ! rétorqua l'autre.
Ils cessèrent de sourire lorsque l’œuf auquel s'était intéressé Aymeric vola en éclats. Des fragments de coquille furent projetés dans toute la salle et un étrange bruit de succion donna des sueurs froides au petit garçon. Son cœur rata un battement au moment où une voix humaine éraillée articula péniblement :
- Ay...Aymeric.
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