Chapitre 22 : En famille
Le lendemain il se leva alors que le soleil était déjà haut. Hydronoé dormait sur ses deux oreilles en prenant les trois quart du lit. Aymeric s'empressa de s'habiller et quitta précipitamment la pièce. Pourquoi avait-il dormi si longtemps ? Il perdait le temps qu'il pouvait passer avec sa famille ! Il cavala dans les couloirs avant de s'apercevoir qu'il ignorait où il se dirigeait. Il revint sur ses pas quand il entendit de la musique. On aurait dit du violon mais en plus...agressif.
Il se dirigea vers la source du bruit et s'arrêta face à une porte entrouverte. Il jeta un coup d’œil curieux et vit une jeune fille de son âge qui jouait, sous le regard sévère d'un vieil homme. Aymeric reconnut la fille du roi avec étonnement. Il l'avait déjà vu lors des défilés pendant les grandes fêtes mais jamais d'aussi près. Elle ressemblait beaucoup à sa mère et on ne pouvait pas nier qu'un de ses deux parents venait d'Hangai.
Elle possédait de longs cheveux châtains et fluides comme ceux de son père, retenus en un chignon strict dont pas une mèche ne dépassait. Son visage rond et enfantin contrastait avec son expression sérieuse et ses lèvres pulpeuses qui lui donnaient un air boudeur. Elle plissait ses yeux en amande bordés de longs cils noirs en fronçant ses sourcils fins comme pour tenter de déchiffrer sa partition, tout en fronçant son nez fin et retroussé. Elle portait une robe épaisse serrée à la taille par un corset et avec une abondance de broderies dorés et de froufrous inutiles.
- Vous faites trop de fautes, déclara le vieil homme qui devait être son professeur de musique. Avez-vous révisé ce morceau comme je vous l'ai demandé ?
- Non : il m'ennuie, répondit la princesse avec insolence.
- Qu'il vous ennuie ou non m'importe peu. Vous ne faites aucun progrès en agissant de la sorte. Va t-il falloir que j'en informe votre père ?
La question se voulait menaçante et dissuasive mais la petite fille leva le menton avec un air de défi et dit :
- Si vous voulez. Je pense qu'il sera ravi d'être dérangé alors qu'il s'occupe d'affaires importantes simplement pour qu'on lui dise que je joue mal car vous êtes incompétent.
Le pauvre professeur devint rouge de colère et se dirigea vers la sortie à grands pas. Aymeric décida qu'il était temps de s'éloigner et reprit sa progression dans le couloir comme si de rien n'était. Le vieil homme furibond le dépassa en murmurant :
- Petite peste...
L'enfant était bien d'accord avec lui. Elle l'avait rabaissé de façon humiliante et semblait ignorer la politesse. Pour une fille de roi, c'était un comble ! Il l'oublia rapidement pour se concentrer sur un moyen de trouver la sortie. Il finit par tomber nez-à-nez avec Gordon au détour d'un couloir. Son maître avait les traits tirés et son apprenti demanda :
- Vous avez passé une mauvaise nuit ?
- Oui, un peu agitée. Et toi petit, qu'est-ce que tu fais par ici ? Roland te cherche.
- Désolé, je ne pouvais pas attendre.
- Allez viens, nous allons le retrouver. Le roi l'a chargé de te conduire à ta famille.
- Je sais où ils vivent.
- Tu crois vraiment qu'ils sont restés dans la cabane miteuse qui leur servait d'abri ? Le roi les a relogé dans un endroit qui ne risquait pas de s'effondrer sur eux d'une minute à l'autre.
- Il a fait ça ?
- En guise de récompense pour tes progrès mais aussi pour tenir sa parole. Il est souvent généreux avec ses petits protégés.
Ils trouvèrent Roland dans le hall, visiblement préoccupé. Il poussa un soupir de soulagement en voyant Aymeric.
- Te voilà enfin ! J'ai retourné tout le château pour te trouver ! J'étais à deux doigts d'envoyer des gardes dans la ville. Décidément tu aimes nous causer du souci !
- Pardon, j'étais un peu trop empressé.
- Je comprends. Tu es prêt à y aller ? Je te préviens : nous allons devoir monter à cheval.
- J'ai fait des progrès depuis la dernière fois, lui dit l'enfant.
- Tu vas pouvoir me montrer ça.
Quelques minutes plus tard, il chevauchait côte à côte dans les rues de la capitale. Ils se dirigeaient vers les maisons aisées qui appartenaient à de petits nobles, des médecins ou des marchands. Le roi avait vraiment logé sa famille dans une de ces habitations ? Ils s'arrêtèrent devant l'une d'elle, en pierre et avec un étage. Elle possédait même un petit jardin où poussait des fleurs et des légumes.
- Tu es arrivé. Si ça ne te dérange pas je vais retourner au palais. Il faudrait que tu rentres avant la tombée de la nuit, pour éviter les mauvaises rencontres. Le quartier est sûr mais on ne sait jamais. Tu retrouveras ton chemin ?
Aymeric fit oui de la tête et descendit de cheval, la bouche sèche. Il attendit que le garde s'éloigne pour s'approcher de la porte. Pour une raison qu'il ignorait, il hésitait à frapper. Il leva le poing pour cogner puis le laissa retomber. Il se mordilla la lèvre inférieure en se traitant d'idiot. Il ne risquait rien ! Ils étaient sa famille, ils l'aimaient. Ils n'allaient pas le jeter dehors en lui hurlant dessus alors pourquoi est-ce qu'il paniquait ? Il prit une grande inspiration et frappa.
Les secondes qui suivirent furent les plus longues de sa vie. Son cœur cognait sourdement dans sa poitrine et tout son corps était figé dans l'attente. Il oublia presque de respirer quand des pas résonnèrent de l'autre côté de la porte et que la poignée pivota. Elle s'ouvrit sur Zolan qui se figea en le découvrant.
Son grand frère était tel que dans son souvenir, à quelques détails près. Pour commencer il ne ressemblait plus à un squelette ambulant et les cernes sous ses yeux s'étaient envolées. Il ne portait plus des vêtements crasseux et troués mais une tenue élégante sans être trop sophistiquée et à sa taille. Même son regard paraissait plus vivant, moins à l'affût. Aymeric sourit timidement et dit :
- Salut.
Zolan fondit sur lui et l'emprisonna dans ses bras pour le serrer contre lui de toutes ses forces. Le petit garçon lui rendit son étreinte, lui aussi heureux de le revoir.
- Je pensais qu'on ne te reverrait plus jamais ! s'exclama son frère de cœur sans le lâcher.
- Tu avais tort : je suis là.
Son aîné se détacha de lui et l'observa de la tête aux pieds.
- Tu as grandi, constata t-il.
- Pas au point de te rattraper !
- Ça ne risque pas ! Rentre, ne reste pas sur le pallier.
Aymeric le suivit à l'intérieur et poussa un sifflement impressionné. Cette maison n'avait rien à voir avec leur cabane de fortune ! Ici il y avait de la place pour tous les enfants, de vraies pièces avec des fonctions bien définies, des meubles solides, une grande cheminée et une bonne isolation. Cependant le petit garçon remarqua vite qu'en dehors de Zolan il n'y avait personne.
- Où sont les autres ?
- A l'école. Ils rentreront en milieu d'après-midi.
- Ils vont à l'école ? s'étonna t-il.
- Oui. La garde royale est venue nous annoncer que ton généreux protecteur nous payait les frais d'éducation et les petits ont décidé de s'y rendre. Ils sont si enthousiastes en se levant chaque matin pour aller étudier.
Aymeric ressentit un profond élan de gratitude pour le roi. Lorsqu'il lui avait fait promettre de prendre soin des siens et de les mettre à l'abri du besoin il n'en demandait pas tant ! Mais il n'allait pas s'en plaindre. Grâce à leur éducation ses frères et sœurs allaient pouvoir exercer des métiers corrects et vivre décemment. Ils n'apprendraient pas à voler, à mendier ou à exécuter des tâches dégradantes pour obtenir un bout de pain.
- Je suis content pour vous. Et toi ? Tu n'es pas à l'école ?
- Je sais déjà lire et écrire même si c'est de manière rudimentaire. Et puis il faut bien que quelqu'un range un peu la maison et prépare le dîner. Ça me laisse aussi du temps pour sculpter. J'ai vendu certaines de mes créations sur le marché et j'ai été repéré par un artisan menuisier qui voudrait bien m'apprendre son métier. J'avoue que sa proposition m'intéresse et je pourrais mettre de l'argent de côté.
- Pourquoi ? Vous avez déjà ce qu'il vous faut, non ?
- Pour le moment. Mais je ne compte pas vivre aux crochets de ton mystérieux ami riche toute ma vie. Les enfants vont grandir et quitter la maison un jour mais il restera toujours des orphelins livrés à eux-mêmes dans les rues, des petits qui chercheront un refuge sûr où grandir à l'abri du besoin. Je compte bien faire en sorte que cette demeure les accueille et soit pour eux le point de départ vers une vie meilleure. Voilà pourquoi j'ai besoin d'argent.
- J'adore ton projet ! Si tu veux je t'aiderais !
- Vraiment ? Dans quoi est-ce que tu voudrais travailler ?
L'enfant allait répondre «je vais être chevalier dragon» mais se ravisa au dernier moment. Il préféra répondre :
- Dans l'armée.
Zolan haussa un sourcil en croisant les bras.
- Celui qui veille sur toi travaille dans l'armée ?
- On peut dire ça.
- C'est le général d'une des dix factions ?
- Je ne peux rien dire Zolan.
- Tant pis. Au moins il a l'air de bien te traiter.
- Tu n'as pas à t'inquiéter pour moi : tout va très bien. J'apprends beaucoup de choses utiles. Par exemple je sais déjà lire et écrire, dit-il avec fierté.
- Heureusement. Je ne supporterais pas de savoir que tu vis un enfer pendant que nous vivons dans l’opulence grâce à toi. Pourquoi est-ce que tu es revenu d'ailleurs ? La dernière fois tu m'as laissé sous-entendre que c'était la fin, qu'on ne se reverrait pas.
- Mon protecteur a fait une exception, pour mon anniversaire.
- C'est vrai ! Tu vas bientôt avoir onze ans ! Et je n'ai même pas un cadeau pour toi ! se désola Zolan.
- Tu ne savais pas que je viendrais. Si tu tiens vraiment à m'offrir quelque chose je veux bien des gâteaux.
- Tant que ça peut te faire plaisir ! Je demanderais à Tiana : elle s'est découvert un don pour la pâtisserie. Elle fait des sablés merveilleux !
Ils s'assirent sur des chaises en face de la cheminée et parlèrent encore de longues heures. Aymeric tâcha d'en dire le moins possible sur son entraînement et se contenta de rester vague sur ses occupations. Zolan essayait de lui tirer les vers du nez mais il ne dit rien sur le château des gardes ou les dragons. Pas un mot. Un peu déçu de ne pas en savoir plus, son frère aîné se vengea en l'utilisant comme commis pour faire la cuisine.
Aymeric se retrouva à éplucher les légumes. Il n'avançait pas très vite et se débrouillait comme un manche car il n'avait pas l'habitude de faire à manger. Il faut dire que Gordon lui demandait rarement de peler des kilos de pommes de terre en guise d'entraînement. Heureusement pour son maître Zolan s'en chargeait à merveille.
- A ce rythme-là la viande aura fini de cuire et tu n'en seras qu'à ta cinquième patate.
- Très drôle ! Il faut juste que je prenne le coup de main.
- Je vais t'aider sinon tu ne vas pas t'en sortir.
Ils se lancèrent dans un concours pour savoir qui en éplucherait le plus. Bien entendu son aîné l'emporta haut la main.
- Tu ne fais jamais la cuisine là ou tu vis désormais ?
- Non, répondit Aymeric. Nous avons des cuisiniers.
- Hum, je vois. Ton protecteur doit être très haut placé dans la société. Peut-être même que c'est un proche du roi. J'ai raison ?
- Même si tu touchais juste je ne pourrais rien dire. Je l'ai promis.
- Au moins tu n'as pas changé sur ce point : toujours honnête et droit.
- Tu trouves que je suis différent ? demanda le petit garçon.
Zolan réfléchit un moment, versa un peu d'eau sur le rôti qui mijotait et dit pensivement :
- Un peu. Tu es moins sauvageon, plus posé et moins agressif dans ta façon de t'exprimer. Quand tu es parti je craignais le pire pour toi mais je crois que je me suis trompé.
- Je t'avais dit que tout irait bien et que mon protecteur ne me fera pas le moindre mal.
- Tu dois rester avec lui encore longtemps ? l'interrogea Zolan.
- Toute ma vie.
- Toute ta vie ?! cria son frère. Pour quelle raison ?
- C'est le marché que j'ai conclu. Et j'aime ce que je fais donc ça ne me dérange pas de continuer pour le restant de mes jours.
- Mais ça veut dire que tu ne pourras jamais venir vivre ici, avec nous.
- Oui, approuva le petit garçon. Mais je peux toujours venir vous rendre visite.
- Une seule fois par an, le jour de ton anniversaire ? Quelle joie ! ironisa Zolan.
- Si mon protecteur n'était pas si généreux je ne serais même pas ici. Et puis maintenant que je sais où vous vivez, je peux vous écrire.
- Et nous ? Tu gardes ton nouveau chez toi secret, comment pouvons-nous répondre ?
Bonne question. Comme il ne savait pas quoi lui proposer comme solution il dit simplement :
- Je te dirais ça demain. Je dois en parler avec celui qui veille sur moi.
Son frère lui ébouriffa les cheveux avec un petit sourire triste et déclara :
- Tu as une de ces tignasses ! Il ne te coupe jamais les cheveux là où tu vis ?
- Jamais sans notre accord.
Ils se chamaillaient encore à propos de la crinière indomptable d'Aymeric quand la porte de la maison s'ouvrit en grand et livrant le passage à une foule d'enfants surexcités.
- Zolan !
- On est rentrés !
- J'ai faim !
- On peux prendre du pain avec de la confiture ?
Les petits s'arrêtèrent en voyant Aymeric. Puis comme une seule entité ils se ruèrent sur lui en criant son prénom. Il attrapa la plus petite et la hissa dans ses bras. Elle passa les bras autour de son cou et lui déposa un bisous mouillé sur la joue. Les autres se pressaient contre lui en parlant tous à la fois pour le harceler de questions ou demander un câlin. Il prit le temps de les étreindre un par un puis répondit patiemment à leurs interrogations.
Leur besoin d'affection et leur curiosité satisfaits, ils s'attablèrent autour d'une gigantesque table pour grignoter du pain et des fruits en travaillant leur leçon.
- Aymeric, aide-nous à réviser ! quémandèrent-ils.
Leur frère accepta volontiers et joua le professeur pour les deux heures suivantes. Les enfants débordaient de vitalité et il les trouva plus souriants, plus heureux. Il se dit qu'il ne pourrait jamais assez remercier le roi. Pendant que ses frères et sœurs se lavaient, il aida Zolan à mettre la table.
- Tu resteras dîner avec nous ?
- Non, je dois rentrer avant la tombée de la nuit.
- Alors tu devrais te dépêcher : il fait presque nuit noire.
Aymeric jeta un œil par la fenêtre et paniqua. Il s'amusait tellement qu'il n'avait pas fait attention à l'heure !
- Je dois partir ! Embrasse les petits pour moi ! Je reviendrais demain !
Il serra brièvement son frère aîné contre lui et se précipita dehors. Il rentra d'un pas pressé. Malgré l'obscurité il ne fit aucune rencontre malveillante et regagna le château sans encombre. Il retrouva le chemin de sa chambre : à force d'y séjourner, il commençait à connaître le palais.
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