Chapitre 1.1 : Yume
Depuis que leur était parvenue la voix de la supposée jeune Déesse, le groupe de héros désabusés n’avait échangé que de rares mots. Yume s’était de lui-même imposé en tant que leader de la petite escouade, ce qui ne posa problème à personne. Après tout, il avait l’habitude de diriger ainsi tout un régiment d’hommes, quand il travaillait encore à la solde de l’Élite. Le blondinet savait ce qu’il faisait, et tout le monde avait également conscience que si quelqu’un pouvait bien les tirer vers le haut, c’était bien lui.
Yume ignorait depuis combien de temps ils gravissaient les escaliers en colimaçon de la Flèche de Cristal, mais il avait la désagréable impression que cela faisait une interminable éternité. Du coin de l’œil, le jeune homme jeta son regard dans les contrebas. Contrairement au palais de cristal d’Iakyndy, les marches n’étaient pas protégées par une rambarde. Un seul faux pas de travers, et c’était la chute dans le Royaume Cauchemardesque assurée. Tous se tenaient le plus près possible des fenêtres pour éviter une mort accidentelle, mais également car elles étaient l’unique source de chaleur de la tour.
Yume soupira pour reprendre haleine. Un nuage de fumée s’éleva devant ses yeux déjà épuisés par cette longue ascension. Combien de temps cela allait-il encore durer ? L’entrée n’était plus visible depuis un certain moment, d’ailleurs. Quand il jetait son regard dans le vide, seule une brume turquoise et brillante l’accueillait. Ils devaient être à plusieurs mètres du sol, si ce n’était pas à quelques kilomètres. Le jeune homme se réjouissait tout de même d’avoir des cuisses extrêmement résistantes, merci aux durs entraînements musculaires qu’il s’était lui-même infligés lorsqu’il était un soldat à la solde de l’Élite !
Malheureusement, ses camarades ne pouvaient pas en dire autant. Seul Léterno parvenait à suivre la cadence imposée par leur leader ; c’était à la limite s’il ne se forçait pas à ralentir le rythme pour laisser leur chef au-devant. Fileya, Astrid et Thandon — dont le petit frère était désormais juché sur les épaules — s’étaient arrêtés au beau milieu des marches. La jeune Invoqueur avait sa paume apposée sur le cœur, l’échine légèrement voûtée. Astrid, quant à elle, avait porté ses mains à ses hanches, sa tête tombée en arrière à la recherche d’un souffle inespéré. Le Buxihien, de son côté, avait les paumes plaquées sur ses cuisses et le dos courbé vers l’avant, tâchant lui aussi de récupérer son haleine.
Conscient que ses compagnons ne possédaient pas le même cardio que lui, Yume se stoppa également dans sa marche. Bras croisés contre son torse, il s’autorisa une petite pause. Se trouvant près d’une fenêtre, le jeune homme passa la tête dans la meurtrière couverte de stalactites. Le paysage qui se dévoila depuis les hauteurs était à couper le souffle. Le lac qui encerclait la Flèche de Cristal n’était plus qu’une minuscule tâche brillante sous ses yeux, comme une flaque d’eau lors de la découverte du soleil, après une journée de pluie. Derrière s’étendaient les deux forêts qui encadraient la cité portuaire de Fikternand, qui n’était pas même visible, cachée par les Herazoniers et les arbres pulsants de la Forêt de Cristal. Seul le port de la Capitale se laissait deviner grâce aux ridicules petits points noirs qui semblaient tacher la mer, tout au-delà, proche de l’horizon. Aneco et les Plaines Séréna, qui se trouvaient trop sur la droite, étaient impossibles à apercevoir.
— C’est magnifique… souffla Fileya, qui avait gravi les quelques marches qui la séparaient de son meilleur ami.
Ses deux yeux bicolores fixaient le paysage fantastique avec émerveillement, tandis qu’un faible sourire de ravissement naquit sur ses fines lèvres. Yume se sentit plus léger de la voir ainsi se réjouir des beautés de la nature et de la vie. Elle semblait redevenir, l’espace d’un petit instant, la Fileya qu’il avait toujours connue. Le jeune homme n’avait jamais pris le temps de véritablement discuter avec la jeune fille, depuis qu’ils s’étaient retrouvés à Fikternand. Mais il se doutait bien que quelque chose avait changé dans les mœurs de son amie d’enfance. La jeune Invoqueur était plus froide, plus distante. Peut-être que cette quête pour la vérité l’avait endurcie ? Peut-être que son passage forcé dans les sous-sols de Fikternand l’avait aussi drastiquement métamorphosée ? Yume se promit de prendre un moment, une fois qu’ils seraient plus en sécurité, pour bavarder avec Fileya et ainsi écouter les maux qui rongeaient son cœur.
— Est-ce qu’on arrive bientôt ? se plaignit tout à coup Astrid, qui vint casser l’ambiance féerique.
— Va savoir, répondit l’ancien Épéiste en haussant les épaules avec indifférence.
Lui pouvait bien gravir cette tour pendant des heures, qu’il ne ressentait pas la moindre fatigue ! Peut-être aurait-il été plus judicieux de laisser ses amis en bas, de montrer les étages tout seul pour rencontrer la Déesse, et ensuite revenir leur faire le petit topo de tout ce qu’elle avait d’intéressant à leur raconter ?
Yume étira le menton derrière la silhouette d’Astrid, et vit que Thandon et Khomas les avaient également rejoints.
— Vous voulez vous reposer encore un peu, ou bien on peut continuer ? questionna Yume, essayant d’être le plus compatissant possible pour tromper sa frustration de ne pas arriver à avancer plus vite.
— Non, ça ira. On fera une autre pause le moment venu, répondit Thandon au nom de tous ses amis fatigués.
Réalisant qu’il avait parlé à la place de ses compagnons de voyage, le jeune garçon s’empressa de rectifier le tir. Il lança tour à tour un regard en direction d’Astrid puis de Fileya, qui approuvèrent finalement sa décision d’un hochement du chef.
Yume reprit donc sa marche, avec plus de lenteur, cependant, essayant de s’adapter au rythme de ses camarades. Étant le seul en tête, le jeune homme fut le premier à remarquer un changement dans la Flèche de Cristal. Au fur et à mesure qu’ils grimpaient, il semblait au blondinet que deux piliers de cristal, pas très hauts, se dessinaient progressivement. Ceux-ci n’avaient rien de bien extraordinaire, leur architecture ressemblant à s’y méprendre aux colonnes qui soutenaient le cloître des jardins publics dans le Quartier Général de l’Élite. Sauf qu’ils étaient tout à fait bleu marine, et que leur scintillement de glace brillait à la lumière en provenance de la meurtrière toute proche. Néanmoins, les sourcils du Yume se fronçaient au fur et à mesure qu’il grimpait les marches. Entre les deux piliers de cristal, une matière opaque semblait danser timidement dans l’air, renvoyant de temps à autre des reflets irisés. Le jeune homme n’aurait su dire ce dont il s’agissait, car il pensait avoir affaire à de la magie. Peut-être se trouvait-il confronté à une barrière magique ? Ou bien se situaient-ils devant l’entrée d’un portail ?
Pour toute précaution, Yume leva subitement un bras ferme sur le côté, forçant toute l’assemblée à se stopper dans leur progression en râlant. Seule Astrid poussa un soupir de soulagement qui se répercuta à travers les murs cristallisés de la Tour en un écho interminable.
— Que se passe-t-il ? s’étonna Fileya la première, un poing serré près du cœur.
— Une barrière, indiqua derechef le jeune homme, sans quitter cette dernière des yeux, méfiant.
— Hein ?! réagit Astrid, les bras écartés dans un geste d’incompréhension. Mais ça veut dire qu’on pourra pas avancer ?!
Un silence tomba soudain sur la petite assemblée, qui digéra l’information avec crainte. La jeune fille avait raison. Les escaliers étaient leur unique moyen d’attendre les sommets. Si un obstacle les bloquait, c’était qu’il devait être contourné. D’une manière ou d’une autre, il devait y avoir une solution pour la dissiper. Ce fut Thandon qui trouva le courage d’élever la voix pour faire entendre cette pensée :
— Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu un autre couloir. On va devoir dénicher un moyen de la passer.
— Ta magie peut peut-être y faire quelque chose ? proposa Yume en se tournant vers sa meilleure amie, le cœur gonflé d’espoir.
— Tu veux dire comme cette fois dans la Forêt de Cristal ? vérifia Fileya, les yeux légèrement écarquillés, sans doute de surprise.
— Ou simplement comme tu as pu le faire à l’entrée, rappela le blondinet en effectuant un pas sur le côté pour permettre le passage à la magicienne du groupe, s’approchant dangereusement du vide. Essaie, pour voir.
Visiblement peu rassurée par cette initiative, Fileya ravala sa salive avec difficulté. Puis, les poings serrés le long de son corps et sa bouche pincée d’appréhension, la jeune fille s’avança enfin vers la barrière, gravissant les marches avec une lenteur qui désespéra son meilleur ami qui bouillonnait d’impatience. Là, Fileya tendit doucement deux doigts tremblants en direction de la paroi iridescente, les lèvres mordues de crainte. Puis, après avoir serré un poing encourageant près de son cœur, Fileya se décida alors à enfoncer son index et son majeur dans l’obstacle magique. Elle les retira aussitôt, tout en lâchant un petit cri. Yume n’eut pas le temps de se demander ce qui avait bien pu l’effrayer ainsi. Il le comprit de lui-même quand il vit les traits tirés de douleur de la jeune Invoqueur désormais tournée dans sa direction.
— La barrière m’a repoussée, décréta Fileya, défaite, avant de poursuivre, dans un murmure découragé : Peut-être que ce ne sont pas mes pouvoirs magiques qui ont ouvert cette Tour…
— Dis pas n’importe quoi, s’énerva doucement le jeune homme, ses sourcils légèrement froncés, ce qui fit ressortir sa cicatrice blanchâtre entre ses deux yeux.
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