Chapitre 2.3 : Yume
Le malaise rattrapa bien rapidement Yume quand il vit son père, Anthéa, ainsi que sa mère poser leurs coudes sur la table, avant de joindre leurs paumes devant leur visage. La tête légèrement abaissée, les yeux clos, le jeune homme comprit que sa famille illusoire adressait une prière, sans doute à une quelconque divinité. Yume trouvait la situation fort ironique. Lui qui détestait littéralement la Déesse — ou toute autre forme de Déité, maintenant qu’il savait qu’il en existait bien d’autres de par le monde — car il avait été abandonné par celle-ci, voilà qu’il apprenait que sa famille était en réalité croyante !
Incertain si c’était là ce que la petite Déesse attendait de lui, Yume effectua également la prière. Il ne savait pas vers qui il devait adresser ses pensées. Il y avait bien une personne en qui il avait foi dans ce monde. Alors… Oui. Il lui adresserait cette prière, à elle. À elle seule. Elle était son secret, et elle le restera aussi longtemps qu’il le faudra. Pour ne pas interrompre sa mission.
« Enfant aux Yeux Rouges, psalmodia-t-il en son for intérieur, tandis qu’il sentit ses pommettes le picoter dangereusement, je t’en prie, guide-moi dans cette épreuve. »
Quand il rouvrit finalement les paupières, il constata que sa mère était déjà en train de servir le repas. Elle déposa avec douceur et attention le bol de son mari bien en face de ce dernier, puis s’empara cette fois-ci de la coupole de son fils. Lorsque leurs iris se croisèrent, la femme lui adressa un regard voluptueux. Yume sentit son coussin devenir plus moelleux qu’il ne l’était déjà. Il en avait même oublié les douleurs affreuses que sa position inconfortable lui faisait ressentir.
Yume accepta le bol tendu par sa mère avec un sourire bienheureux. Quand il se pencha par-dessus celui-ci pour en identifier le contenu, le jeune homme ne put s’empêcher d’en renifler ses bons effluves. Ses narines lui rendirent alors les senteurs d’épices provenant tout droit du Désert Gummi, de celles qui se trouvaient en grandes quantités sur les différents étals alimentaires du Bazar du Désert. Yume s’empara ensuite de ses baguettes, incertains de s’il parviendrait à s’en servir, et joua avec le contenu de son repas pour l’identifier. Il comprit que sa mère leur avait cuisiné des nouilles tout ce qu’il y avait de plus simple. Mais Yume apprécierait n’importe quel mets provenant de sa mère, peu lui importait qu’ils soient fastidieux ou non.
Le jeune homme se sentit tout à coup mal à l’aise, alors qu’une pique semblable à une aiguille perfide se planta dans sa nuque. Redressant les yeux de son plat, il vint rencontrer immédiatement la source de son problème. À l’autre bout de la table, Anthéa le fixait avec un curieux regard joueur, une lueur étrange, mais étincelante dans le fond de ses iris. Sa bouche était étirée en une grimace moqueuse. On aurait presque dit… qu’elle avait compris qu’il ne savait pas se servir de baguettes pour manger, et qu’elle s’efforçait de ne pas rire, qu’elle se raillait de lui en silence.
Yume se surprit à apprécier ce regard, bien contre lui. Avec un pincement au cœur, les lèvres déformées en un rictus douloureux, le jeune homme se demanda sérieusement si c’était simplement toujours avec cette même lueur moqueuse que les frères et sœurs d’une fratrie aimaient se dévisager.
Yume se sentit tout à coup pris d’un frémissement d’effroi qui lui parcourut tout le long de l’échine. Tressaillant sur place, ses épaules secouées d’un frisson qu’il ne parvint pas à contenir, le jeune homme décala lentement la tête en direction de la figure paternelle qui lui faisait face. L’homme aux multiples cicatrices semblait le toiser d’un œil sévère, que le blondinet ne sut comment il devait interpréter. Il avait la curieuse impression de lire sur les traits du faciès de son paternel illusoire une profonde marque de mépris, qui lui était toute destinée. Yume se raidit. Ne s’entendait-il pas avec son père ?
― Yume, tu ne manges pas ? questionna l’homme de sa voix gutturale, qui fit se nouer l’estomac de l’ancien Épéiste.
― Oh, heu… Quoi ? bafouilla le plus jeune de la fratrie, sortant subitement de sa rêverie.
― Tu vois ? dit le père après un profond soupir las, les yeux tournés vers sa femme, dont le regard était plongé dans le bol de nouilles fumantes. Qu’est-ce que je te disais : complètement dans la lune, celui-là. Il ne deviendra jamais un bon guerrier.
Yume fut piqué au vif par cette remarque. Lui, jamais un bon guerrier, alors qu’il était autrefois le deuxième meilleur Épéiste de l’Élite ? N’importe quoi ! Certes, il était vrai de dire qu’il s’était légèrement relâché depuis ce qu’il avait découvert dans les tréfonds de Fikternand au point où ses performances s’en étaient retrouvées toutes chamboulées, mais de là à dire qu’il ne serait jamais un bon guerrier…
C’était complètement ridicule ! Comment son père pouvait-il penser une chose pareille ?! Ne l’avait-il donc jamais vu à l’œuvre avec une épée en main ?! C’était même lui, selon les dires de ses gouvernantes d’orphelinat, qui lui avait légué la lame familiale qui se transmettait de génération en génération dans sa famille ! Comment pouvait-il, dans ce cas, ne pas avoir confiance dans les talents de son fils ?!
Fortement irrité par cette remarque, Yume resserra les poings sur ses cuisses, tandis qu’il baissa légèrement le menton, lançant un regard de défi en direction de son interlocuteur. Il allait lui montrer de quel bois il se chauffait ! Desserrant lentement les doigts, le jeune homme se représenta pensivement sa Réserve, l’endroit où il était permis, à n’importe quel habitant sur cette planète, de remiser les armes.
Yume ne ressentit rien. Aucune énergie mystique ne vint se manifester dans sa paume, pas même un léger semblant d’étincelle. Comme si sa Réserve était tout simplement… vide. Inquiet sur ce phénomène improbable, le meilleur ami de Fileya tenta d’ouvrir et de refermer ses doigts, imaginant aussi fort qu’il le pouvait tenir le pommeau rassurant de son épée, mais cette dernière refusait catégoriquement de lui obéir.
N’avait-il donc plus accès à sa Remise ? Pourquoi cela ? Était-ce l’illusion, ou bien la Flèche de Cristal tout entière qui l’avait privé de son casier psychique ? Comment allait-il espérer pouvoir venir à bout de cette épreuve sans son épée ?! Ce qu’il regrettait le plus était en train de se produire : s’il souhaitait se sortir de ce pétrin, Yume allait devoir se servir de ses méninges, et non de la force physique.
Un large sourire de fierté étirant ses lèvres gercées, l’homme à la peau basanée apposa une main emplie de reconnaissance sur le plat de celle d’Anthéa, qui lui renvoya un regard surpris derrière sa grosse mèche blonde.
― Heureusement que notre petite Anthéa est là pour rattraper le coup ! s’exclama le père avec un rire gras. D’ailleurs, il est temps d’en profiter…
― Il est temps… ? réagit la mère, en s’étranglant avec la soupe demeurant au fond de son bol, les yeux écarquillés d’effarement. Ne me dis pas que…
Ne pipant mot sur ses intentions, le père de famille se redressa de toute sa hauteur, sans même prendre la peine de répondre aux questionnements de son épouse. Ses iris bleus turquoise luisant de fierté étaient restés accrochés sur Anthéa qui, visiblement trop surprise pour réagir, se contenta d’épier les moindres faits et gestes de son paternel. Peut-être avec une pointe d’appréhension, cela dit.
Le père tendit brusquement son bras sur le côté droit, sous les yeux effarés des trois autres membres de sa famille, qui bondirent de surprise devant ce geste hâtif. Tout doigts écartés, Yume sentit une magie à l’œuvre, une magie qu’il ne connaissait que trop bien. Il déglutit avec difficulté. Le jeune homme appréhendait la suite des événements, car il pensait les avoir devinés. Et, effectivement, lorsqu’il vit la main de son père se refermer sur le pommeau d’une épée qui était loin de lui être inconnue, le blondinet sentit son sang ne faire qu’un tour dans ses veines.
Le grand homme avait invoqué l’épée familiale.
Yume serra les poings, le menton baissé, renvoyant un regard dur à son père, dont les yeux refusaient de quitter la silhouette de sa fille. Le jeune homme comprenait désormais pourquoi il avait été, lui, dans l’incapacité de la matérialiser.
Dans cette réalité-là, la lame familiale ne lui appartenait pas encore. Voire pas du tout.
Solennellement, le père de famille s’agenouilla face à en Anthéa. Un genou à terre, l’autre plié pour lui permettre de poser pied au sol, l’homme baissa humblement la tête, tandis qu’il souleva l’épée scintillante de mille feux au-dessus de celle-ci, déposée à plat dans le creux de ses deux mains calleuses. Comme lors d’une cérémonie de passation réalisa Yume avec difficulté et angoisse dans son for intérieur.
― Anthéa, annonça le père d’une voix grave. Reçois cette épée. Elle est le symbole de notre famille, notre fierté, notre âme. Avec elle, nos prédécesseurs ont vaillamment défendu notre nom contre tous types d’ennemis. Aujourd’hui, la paix est assurée, mais nul n’est jamais à l’abri d’une menace. En acceptant cette offrande, tu acceptes de porter sur tes épaules le poids de notre famille, de notre nom, de notre honneur. Puisses-tu faire à ton tour bon usage de cette arme, et puisse-t-elle ne jamais faire couler le sang d’un innocent.
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