Chapitre 2.4 : Yume
L’homme avait déblatéré son discours sans même prendre le temps de se poser ou de réfléchir, comme s’il l’avait su sur le bout des doigts. En entendant ses mots, Yume sentit une rage ineffable monter dans son cœur, à le faire trépigner sur place. Il mourrait d’envie de se jeter sur la lame pour la récupérer et s’enfuir avec. Cette épée était la sienne, et non celle d’Anthéa. Cette jeune femme était son ennemie. Elle ne pouvait pas mettre la main sur son arme, pas tant qu’il était encore en vie ! Si elle la souhaitait véritablement, alors elle devra la lui prendre sur sa dépouille !
Complètement sonnée, Anthéa, la bouche entrouverte dans une expression de béatitude, papilla des paupières, surprise. Elle en avait même lâché sa paire de baguettes qui tombèrent avec fracas sur la table en cèdre, brisant momentanément le silence religieux qui s’était installé sur la petite famille.
Yume, quant à lui, fixait toujours son épée avec convoitise. Le jeune homme mourrait d’envie de se lever d’un bond et, aussi agile qu’un chat s’emparant de sa précieuse proie, s’enfuir loin des regards pour savourer son festin en toute tranquillité, là où personne ne viendrait tenter de lui voler ce qui lui revenait de droit. Mais, comme précédemment, ses membres refusaient encore et toujours de bouger.
« C’est ça, comprit le jeune homme en son for intérieur, impossible de calmer la colère sourde qui montait à l’intérieur de son être. L’épreuve. Je dois assourdir ma colère et mon envie de récupérer mon épée. Mais pourquoi ? Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce… c’est un avertissement pour la suite… ? »
Une fois la surprise passée, Anthéa hocha finalement gravement la tête, ses fins sourcils blonds froncés de concentration. La jeune femme à la peau basanée accepta l’offrande de son père, levant lentement sa main moite en direction du pommeau de la lame qu’elle avait vu son paternel manipuler à de nombreuses reprises, ne se doutant jamais que celle-ci lui appartiendrait un jour. Elle ferma puissamment ses doigts sur la garde de l’épée et, après un regard entendu avec son père, ramena l’arme dans sa direction, en gage de possession. Ses deux yeux d’un bleu turquoise similaires à Yume parcouraient la lame étincelante comme s’il s’agissait d’une relique sacrée dont il n’était pas permis de toucher. Puis, elle avança finalement la lame d’acier en direction d’un rayon de soleil, jouant ainsi avec les reflets d’argent, qu’elle prit un malin plaisir volontaire à envoyer dans le regard de son petit frère.
Yume, devant ce geste puéril, ne parvint pas à assourdir sa colère sourde. Ses poings et ses mâchoires se serrèrent de contrariété, de désaccord. Anthéa avait-elle ainsi besoin de l’humilier ? Avoir les faveurs de leur père lui suffisait déjà largement pour le couvrir de honte ! Est-ce qu’elle voudrait aussi parader avec lui dans toute la Cité pour louer son nouvel héritage, celui dont son petit frère n’aurait jamais accès ? Connaissant les mesquineries de la jeune femme guerrière, Yume ne s’étonnerait jamais si elle lui proposait, tout à coup, une balade dans la ville juste pour le couvrir de vergogne !
― Elle est magnifique… s’époustoufla Anthéa, ses yeux d’un bleu lagon toujours posés sur la jolie lame qui n’avait pas son pareil dans le monde.
― Après manger, je t’apprendrai à la ranger dans ta Réserve, déclara le père tout en portant son bol de soupe à ses lèvres pour en savourer une gorgée désormais tiède.
Yume ignorait l’expression qu’il arborait en cet instant même, mais sans doute devait-elle déborder d’ire. Il comprit qu’il devait tirer une tête de trois mètres de long de dégoût quand son supposé père décala lentement ses iris bleutés dans sa direction, pour les planter dans les yeux — parfaitement identiques — de son fils. N’en démordant aucunement, l’ancien Épéiste soutint le regard réprobateur de son paternel, conscient qu’il allait subir ses remontrances pour une bêtise qu’il était pourtant certain de ne pas avoir commise.
― Quoi ? lâcha le grand homme aux nombreuses cicatrices, d’un ton tranchant, qui aurait intimidé n’importe quel autre jeune homme qui n’était pas un guerrier comme Yume. Tu ne vas tout de même pas nous faire un caprice ? Si tu t’étais démené plus tôt, c’est toi qui l’aurais, cette épée.
Le père de Yume et Anthéa déposa son bol avec force et colère dans son geste, qui lui valut le regard réprobateur de sa femme. Mais les yeux bleus lagon de l’homme restaient plantés sur son fils, dont il avait décidé de remonter les bretelles.
― En attendant, reprit-il, toujours sur ce même ton qui avait fait poindre une boule de tristesse dans la gorge du jeune homme, tu es la honte de notre famille, à refuser de prendre les armes pour prendre une vie humaine, bien qu’elle soit ennemie.
Sidéré par de tels mots qui sortaient à la fois de la bouche d’un parfait inconnu tout comme elles semblaient provenir de son véritable paternel, Yume ne trouva pas la force de dire quoi que ce soit pour se défendre comme il l’aurait pourtant ardemment souhaité.
Quelque part… son père illusoire n’avait pas tort. Le jeune homme s’était considéré comme un guerrier toute sa vie, à jouer avec sa place de Second meilleur Épéiste de l’Élite, à s’attirer les plus plaisantes compagnies de la ville, à chouchouter son épée comme s’il s’agissait de son trésor le plus précieux. Mais, à côté de ça, qu’avait-il réellement accompli d’héroïque ? Yume n’était pas un véritable guerrier. Quelle sorte de soldat pouvait-il prétendre être, lui qui refusait de tuer qui que cela soit, pas même son pire ennemi ? Certes, l’ancien Epéiste détestait Seven du plus profond de son être, mais, une fois sur le champ de bataille, sa lame sous sa gorge, serait-il simplement capable de lui trancher la tête, sans penser aux conséquences et aux remords qui allaient en découler par la suite de son geste ?
Yume se sentit comme un lâche, prêt à croire les paroles acerbes qui sortaient de la bouche de ce père illusoire.
― Comment oses-tu ?! s’interposa finalement la jeune femme à la natte blond platine, ses sourcils froncés de colère et la tête complètement tournée en direction de son mari. Te rends-tu compte de la gravité de tes propos ?! Comment parles-tu donc à notre fils ?!
― Il n’y a que la vérité qui blesse, et tu le sais, répondit son mari, les paupières closes de résignation, les doigts refermés autour de son bol, avant qu’il ne haussât finalement les épaules d’indifférence.
Outré par les paroles désobligeantes de l’homme qui ne prenait même pas en compte son comportement indécent vis-à-vis de son propre fils, Yume trouva enfin la force de détendre les jambes. Une fois qu’il fut entièrement debout, la seule chose qu’il parvint à faire, pourtant, fut de toiser dans les yeux son père illusoire, qui soutint son regard énervé sans broncher. Les deux hommes restèrent de longues secondes ainsi à se dévisager, tandis que Yume serra davantage ses doigts en un poing puissant, qu’il souhaitait ardemment frapper quelque part, son ombre noire se projetant, par un effet de lumière dans son dos, sur l’entièreté de la table en cèdre.
Contre toute attente, Yume quitta la pièce sans prévenir. D’un pas galvanisé par la haine, le jeune homme trouva, presque d’instinct, la porte qui menait sur la rue, et s’engouffra dans celle-ci, ne prêtant même pas attention à sa mère sur le perron de leur habitation qui le suppliait de revenir.
Il avait besoin d’être seul. De réfléchir. De chercher. De comprendre. Pourquoi se mettre ainsi en colère contre ces gens qui n’étaient même pas sa vraie famille ? Pourquoi, lui qui n’avait que faire des affaires familiales, qui s’était toujours senti un peu détaché des émotions, ressentait-il aujourd’hui toute cette vague de haine ?
Yume était cependant certaine d’une chose : la Déesse ne devait assurément pas être inconnue à toute cette mascarade, et il découvrirait, par n’importe quel moyen, les raisons cachées derrière cette stupide illusion.
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