Chapitre 3.2 : Yume
Les yeux écarquillés de réalisation, Yume se redressa subitement, la bouche entrouverte dans une expression de béatitude. Le jeune homme reparcourut brièvement son environnement, ses bâtiments, ses habitants, sa végétation, sa constitution si particulière… Et la réponse lui vint si facilement qu’il s’en voulut de ne rien avoir deviné jusqu’à présent.
« C’est… Je suis… La… Cité des Invoqueurs ? comprit-il, abasourdis, tandis qu’il sentait son cœur tambouriner à tout rompre dans sa poitrine. Alors… C’est donc à ça que ça ressemblait, depuis tout ce temps… ? Ah bah… Ça alors… Fileya n’en croira jamais ses oreilles, quand je lui dirai… »
Une chose lui échappait, cependant. Où la petite Déesse voulait-elle en venir en l’envoyant dans cette vision ? Comme il s’en était déjà fait la réflexion un peu plus tôt, il aurait apparu complètement logique que ce soit Fileya qui se trouvât à sa place, auprès de son peuple, n’est-ce pas ? Qu’avait-il donc à voir, lui, avec les Invoqueurs et leur Cité légendaire ?
Perdu, Yume porta son regard sur sa tenue, pour la découvrir rouge. Ses pensées le ramenèrent automatiquement en direction de sa famille illusoire. Son père, sa mère, et même sa sœur ; tous quatre arboraient un ensemble à la teinte rubis. Le jeune homme n’était certes pas très futé, aussi ne put-il qu’émettre une simple hypothèse : puisqu’il se savait incapable d’Invoquer des Hybrides, ni même de ressentir la magie, l’ocre faisait-il simplement référence aux humbles civils sans pouvoirs ? Comme pour vérifier ses idées, le blondinet leva intensément les yeux sur la foule qui l’entourait sans réellement le voir. En y regardant de plus près, les seuls êtres qui arboraient la couleur rouge n’avaient rien en commun avec les autres Invoqueurs : pas de peau diaphane, pas de cheveux blancs ni d’iris ambrés.
« Alors… en conclut le Yume, surpris par cette découverte historique. Il n’y avait pas seulement des Invoqueurs dans la Cité ? »
Réalisant qu’il avait désormais usé le reste de ses pensées, Yume se renfrogna dans son banc de cristal. Le regard dur posé sur un étal de vente à emporter tout proche, le jeune homme se sentit grincer des dents, tandis que ses doigts s’étaient refermés lentement sur ses cuisses. Il était de nouveau de retour à la case départ : l’ancien Épéiste n’avait pas une seule indication sur ce qu’il était censé faire ! Devait-il tout simplement se balader en ville, à la recherche d’un portail comme celui qu’il avait franchi pour pouvoir sortir de l’épreuve ? Mais la cité devait être immense, peut-être même plus que ne l’était Fikternand elle-même ! Il lui faudrait plusieurs jours pour parvenir à atteindre son objectif, et ses amis et lui n’avaient pas autant de temps à leur portée. Que faire, dans ce cas ? Retourner à la maison ? Sa seule résurgence de la tête de son paternel le toisant avec dégoût et mépris suffit à lui faire monter l’amertume aux lèvres et lui soulever une boule de stress dans l’estomac. Pas question de rentrer présentement, au risque de passer un sale quart d’heure pour avoir fui le domicile familial sans signaler où il se rendait !
― Et maintenant ? râla-t-il, les dents serrées. Qu’est-ce que je suis censé faire, exactement ?
Yume plongea son regard dépité dans ses paumes, qu’il avait doucement rouvertes. Il laissa un profond soupir désabusé s’échapper de ses lèvres.
― Ma Réserve me répond même plus, désespéra-t-il à voix basse, au cas où des oreilles indiscrètes puissent le prendre pour un cinglé à se parler seul comme il le faisait. J’ai plus un seul Néo en poche — merci stupide Déesse de m’avoir confisqué ma tenue, sérieux ! —, et pas de Sphère de Magie non plus. Tu parles d’un guerrier…
Yume serra de nouveau les poings, à s’en enfoncer ses ongles dans sa peau. Son père avait raison. Il ne valait absolument rien. Même pas capable de se défaire de cette fichue épreuve… Et les autres ? Que faisaient-ils, pendant que lui était assis sur ce maudit banc à se lamenter sur son sort ? Attendaient-ils simplement son retour, ou bien essayaient-ils désespérément de trouver un moyen de le rejoindre ?
Une invitation plus puissante de la part du vendeur de rue pas très loin de lui le sortit de ses funestes pensées. Sans doute par l’appel instinctif de la faim, les iris turquoise du jeune homme vinrent se perdre sur les merveilles présentées sur le comptoir. En dehors des spécialités d’Onyrik et d’Aristofée, jamais Yume n’avait eu l’occasion de goûter à d’autres mets dans sa vie. Et que dire des plats typiques de la Cité des Invoqueurs ? Ces savoirs culinaires étaient égarés depuis si longtemps !
Son ventre gronda davantage lorsque ses yeux virent, émerveillés, qu’avait été posée dans une assiette nacrée — Yume aurait presque pu parier qu’elle brillait — une brochette comportant trois boulettes farcies, peut-être de la viande au vu de l’odeur qui s’en échappait. À côté se tenait, bien droite, une drôle de boisson à la couleur blanchâtre, crémeuse, contenant des sortes de petites billes noires en son fond.
Yume entendit son estomac gronder fortement, alors que sur son menton s’était mis à couler un filet de base qu’il n’avait même pas senti dégouliner de ses lèvres. Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé pour ressentir une telle faim ?! Le jeune homme avait pourtant eu droit à un bon repas de campeur, hier soir, et à quelques baies pour le déjeuner… Peut-être que ses forces de guerrier avaient tout simplement besoin de se sentir rassasiées ?
― Clair que c’est pas avec les rares baies de ce matin que je vais satisfaire mon estomac… soupira Yume, tout en apposant une main sur celui-ci pour tenter d’en effacer les grondements — en vain. Aaaah… J’espère que la Déesse aura prévu un festin digne de nous une fois tout en haut de cette stupide Flèche ! Je suis affamé !
Tout à coup, sans même qu’il ne perçoive le même mouvement, Yume sentit subitement une paire de bras s’enrouler doucement autour de son cou. Surpris par ce contact impromptu, le jeune homme coupa sa respiration. On avait dû le confondre avec quelqu’un, n’est-ce pas… ? À moins que…
Désemparé, Yume se redressa vivement pour se défaire de cette emprise, prêt à se défendre devant cette marque d’attention démesurée. Quand il admira, les sourcils froncés d’incompréhension, le regard vicieux d’une jeune femme dans la fleur de l’âge derrière le banc, l’ancien Épéiste aurait nettement préféré qu’il ne s’agisse depuis le début que de sa mère illusoire qui venait le récupérer pour ensuite le ramener bien sagement à la maison.
Cette femme… Pourquoi… ne lui semblait-elle pas inconnue ? Cette façon de plisser ses yeux, ce sourire de façade qui lui écrasait les joues sur ses pommettes… Yume avait une sensation de déjà vue dérangeante. Qui était cette jeune personne, et que lui voulait-elle, exactement ? Yume ne la croirait jamais, même si elle lui affirmait s’être trompée d’individu et l’avait confondu avec quelqu’un d’autre. Ce regard sournois de renard… Il l’avait déjà vu quelque part, tout en étant pourtant définitivement certain de ne jamais avoir vu cette femme de sa vie.
Yume ne s’en méfia que davantage.
Visiblement déçue par l’attitude réprobatrice et analytique du jeune homme, l’inconnue se redressa tout en poussant un soupir désespérément exagéré. Pourquoi… même ses réactions lui semblaient autant familières ? Et que dire de cette façon de poser une main sur sa hanche… ?
Pourtant, Yume était persuadé de ne jamais l’avoir croisée dans sa vie. Il n’avait certes pas en tête toutes les conquêtes qu’il avait pu enchaîner depuis qu’il était devenu un soldat réputé dans l’Elite, mais une femme aussi jolie et sexy que celle-ci, pour sûr qu’il se souviendrait s’il avait réussi à la mettre dans son lit !
L’inconnue était vêtue d’une délicate robe bustier, un juste au corps, qui laissait dépasser sa poitrine généreuse. Ses longs cheveux noirs, soyeux et brillants sous les rayons du soleil, lui tombaient en cascade dans son dos, alors qu’une partie de ceux-ci, coupé en frange, faisaient ressortir la beauté de ses yeux bleus cristallins. Ses traits altiers et fins auraient pu laisser deviner que le jeune homme faisait face à une reine — ou tout du moins, à une personne au rang respectable.
― Est-ce une façon d’accueillir ta Sauveuse ? questionna la jeune femme avec une moue beaucoup trop grossière pour que Yume puisse croire qu’il l’avait véritablement froissée.
― Sauveuse ? répéta Yume, méfiant, sachant qu’il n’avait rien d’autre que ses poings pour se défendre, un sourcil dressé derrière ses mèches blond-or.
L’inconnue à la chevelure de jais hocha lentement la tête pour confirmer, un petit rictus vicieux aux lèvres. Il n’était pas bienveillant. Il n’était pas sournois non plus. Yume n’aurait jamais su comment il devait réellement le qualifier. Mais une chose était sûre : cette femme ne lui aspirait aucunement confiance, sourire ou non. Il ne s’était pas encore débarrassé de cette impression de déjà vue la concernant.
Accompagnée d’un déhanché félin que Yume ne put s’empêcher de reluquer, la jeune femme à la silhouette merveilleusement dessinée prit place sur le blanc de cristal. Là, elle tapota doucement l’endroit où était assis le jeune homme quelques secondes plus tôt, avant qu’elle ne vienne le déranger, comme on inviterait un enfant ou un animal à s’installer à son côté.
― J’ai cru comprendre que tu étais affamé… déclara la mystérieuse inconnue, ses yeux cristallins brillant d’un éclat déroutant.
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