Chapitre 3.3 : Yume
Comme si elle en avait stocké dans sa Réserve, la jeune femme fit apparaître, une paume levée près de ses épaules, une assiette de brochettes de viande farcie, les mêmes qui trônaient sur le comptoir du stand de vendeur de rue. Yume dévisagea un instant la nourriture salvatrice, et son ventre gronda de plus belle, lui ordonnant de se saisir de ce plat, bien qu’il se méfiait encore de cette curieuse magicienne. Il aurait voulu résister, mais la faim l’emporta sur sa raison. Avant même qu’il ne s’en rendît compte, le blondinet était déjà assis au côté de la jeune femme, qui le fixa un long moment croquer dans sa nourriture à l’instar d’une mère aimante vérifiait que son fils se régalait comme il se devait avec des mets réalisés par ses soins.
Yume ne se méfia pas non plus quand, en croquant dans une première boulette de viande, aucun goût ne se manifesta dans son palais. Il avait l’étrange impression de n’aspirer que du vide, même la nourriture semblait s’étioler dans sa bouche, comme si elle n’avait jamais existé. Cet endroit n’était qu’illusion, n’est-ce pas ? Alors, il lui paraissait tout à fait normal qu’il ne ressente rien. Mais, curieusement, les sensations dans son estomac étaient loin de la déception de son palais : il sentait son ventre se contenter de cette assiette de viande brochée farcie comme si elle était réelle. Yume n’était pas certain du phénomène exact qui l’habitait, mais il se souvenait que — comme lors de la leçon de philosophie enseignée à Astrid sur le porche de Thandon et Khomas à Buxih sur la perception de la réalité —, Fileya lui avait également expliqué qu’il ne fallait pas sous-estimer la puissance du cerveau humain sur son propre corps. Celui-ci était capable de vous faire ressentir bien des choses. Alors, si sa tête était persuadée de manger, son estomac suivait tout bonnement le rythme, et ne cherchait pas bien loin.
Ou alors, peut-être était-ce simplement un artifice de la Déesse. Elle avait volontairement masqué le goût de toute chose provenant de la Cité des Invoqueurs pour que leurs secrets demeurent à jamais gardés et perdus.
― Bien, bien, se réjouit la jeune femme à la peau blanchâtre, tout en tapotant la tête de Yume avec un sourire trop maternel sur ses lèvres généreuses pour être véritable. Ce doit être difficile pour toi… Toute cette colère…
― Comment savez-vous que je… s’interrogea le jeune homme, le buste complètement tourné vers son interlocutrice, et les yeux agrandis de surprise.
― Je suis une Mage, expliqua-t-elle simplement en lui essuyant la bouche du bout de son pouce, de manière sensuelle, avant de le porter à ses propres lèvres, tout cela en ne détachant jamais son regard intense de celui de Yume. Lire dans le cœur des gens, c’est ma spécialité. Et voir un jeune homme aussi irrité que toi m’a fendu le cœur, voilà tout.
L’inconnue se stoppa brutalement dans sa phrase, avant de changer de position. Elle apposa son coude sur le dossier du banc de cristal, puis déposa sa tête dans sa paume tout en soupirant bruyamment. Tout était bien trop exagéré dans ses manières de faire et, pour la énième fois depuis qu’il avait posé les yeux sur cette étrange jeune femme, Yume ne put s’empêcher d’en faire le rapprochement avec quelqu’un… mais qui… ?
― C’est donc ta famille, le problème, releva-t-elle, un sourire triste étirant ses lèvres pulpeuses. Je vois. Quels imbéciles. Ils passent réellement à côté de quelque chose.
― Ce n’est pas ma famille, s’offusqua le jeune homme, les sourcils froncés de désaccord. Ma famille est morte depuis bien longtemps. Je n’ai plus personne.
― Allons, allons, ne dis pas de bêtises ! s’interposa la Mage en brassant l’air de sa main comme pour chasser de mauvaises idées. Ta famille n’est pas réellement morte, tu sais. Il y a un moyen… de les garder en vie.
Intrigué par de tels propos qui lui semblaient complètement contre nature, Yume redressa des yeux incrédules en direction de la jeune femme à la chevelure de jais, qui ne fit rien de plus que le dévorer du regard avec son faux sourire maternel. Le jeune homme n’y comprenait décidément plus rien. Tout ceci était une épreuve constituée par la Déesse, n’est-ce pas ? Dans ce cas, la proposition de cette Mage — comme elle s’était présentée — n’avait sans doute rien d’anodin. Peut-être le piège était-il ici. La petite fille n’avait pas placé cette jeune femme sur sa route par hasard. C’était certainement elle, le lien déterminant pour la suite de l’illusion. Certes, mais quelle était la bonne attitude à adopter ? Devait-il sauver sa famille ? La sauver ? Mais de quoi ? Yume en avait plus qu’assez de ce casse-tête ! Pourquoi la Déesse ne se montrait-elle pas d’elle-même pour mieux lui expliquer les règles de cette fichue épreuve ?
Tout cela n’avait plus aucun sens pour Yume. Sa famille était morte. Cette famille-ci n’était qu’utopie. La Déesse avait simplement joué avec les traits du jeune homme pour lui inventer des parents illusoires, et que dire de la présence d’Anthéa… ? Ah, la Déesse s’était réellement trahie toute seule ! Elle aurait tout aussi bien pu lui donner Teki en grand frère ou encore Fileya en petite sœur que le résultat aurait été le même : l’ancien Épéiste ne croyait pas en cette famille factice. La sienne était morte. Depuis des années. Il n’avait plus aucun moyen de la sauver. D’autant plus que, et cela, il en était certain suite à la découverte de la Boîte à Musique dans le village d’argile dans le Désert Gummi, Yume n’était pas originaire de la Cité des Invoqueurs.
Pourtant, les mots qui sortirent finalement de sa bouche le surprirent le premier :
― Et comment je dois m’y prendre ?
Ce fut comme si… Yume n’avait pas eu le contrôle sur ses propres pensées, comme si son cœur avait parlé à la place de sa conscience. C’était comme si… Il s’était en réalité attaché à cette famille. Comme si… son cœur s’était persuadé, bien malgré lui, que cette famille n’était pas qu’une simple illusion. La Déesse le testait très certainement, et cette jeune femme représentait quelque chose, une allégorie que même Yume ne parvenait pas à saisir. Mais il était prêt à changer les choses. Il n’avait pas pu sauver sa véritable famille, autrefois, quand ils ont tous péri dans l’attaque de son village natal. Alors, s’il pouvait secourir celle-ci, il le ferait. Pour apaiser sa conscience.
La Mage ne lui répondit pas immédiatement. Au lieu de quoi, elle se contenta, dans un premier temps, de lui agripper les mains, tandis que ses paupières se fermèrent tout doucement. La jeune femme abaissa ensuite la tête, les lèvres pincées et ses sourcils fins froncés de concentration. Tout à coup, de petits courants électriques parcourent les doigts écrasés du jeune homme dans ceux de sa mystérieuse interlocutrice. Mais ce n’était pas désagréable. Certes, ses doigts le démangeaient à tel point qu’il avait envie de se débarrasser de la poigne de la jeune femme à la chevelure de jais, mais, lorsque l’électricité magique remonta jusque dans ses paumes avant de sillonner l’entièreté de ses bras pour finalement dénicher une place jusque dans son cœur, Yume ressentit comme une poussée d’adrénaline monter en lui. Il avait subitement envie de courir dans tous les sens. Qu’est-ce qu’elle venait de lui octroyer, exactement ? Était-ce un nouveau pouvoir ? Yume pouvait presque sentir une présence parasite dans son organisme, quelque chose qui n’était pas là jusqu’à présent. Et bien que cette sorte de pression insensée le laissait quelque peu dans une situation inconfortable, l’ancien Épéiste ne put s’empêcher de la trouver curieusement agréable, réconfortante. Il se sentait étrangement plus fort, également.
Quand la Mage rouvrit enfin ses paupières parsemées de longs cils noirs, Yume put discerner une claire satisfaction dans ses iris cristallins. Mais cette lueur dans ses yeux était… malsaine. Il y avait quelque chose qui clochait, qui ne tournait pas rond. Le jeune homme aurait voulu s’en méfier, découvrir un moyen de se débarrasser de ce pouvoir, mais il ne pouvait se résoudre à laisser tomber sa famille, car il avait l’intime conviction que c’était ce qu’il devait faire pour sortir de cette épreuve : les sauver. Cependant, il n’aimait pas le regard que cette Mage lui portait. Une fois encore, le blondinet avait l’impression d’avoir déjà rencontré cette paire d’iris quelque part. Pas seulement ses yeux. L’expression entière de son faciès ne lui était pas inconnue. Ces yeux de chat… ces lèvres pulpeuses… Il les avait déjà connues. En plus jeunes, peut-être… ?
― Pourquoi m’aider ? questionna Yume, un brin suspicieux quant à ce nouveau pouvoir qui bouillonnait en lui.
― Parce que tu étais malheureux, répondit la jeune femme à la chevelure de jais tout en serrant, avec plus de douceur cette fois-ci, les mains du meilleur ami de Fileya dans les siennes, plus délicates. J’ai apporté la solution à ton problème.
La Mage rompit subitement tout contact. Tout en fixant Yume avec un regard tendre, elle se leva du banc de cristal. Un curieux sourire triste flottait sur ses lèvres. Le jeune homme s’en sentit complètement déboussolé. Comment devait-il réagir ? Devait-il faire quelque chose pour la réconforter ? Une drôle d’idée lui murmurait au coin de l’oreille de la serrer dans ses bras et de s’enfuir avec elle pour le reste de sa vie.
Yume secoua brièvement la tête, tout en détachant son regard de la jeune femme.
Il comprit. Non. Il ne devait plus le contempler. Elle l’envoûtait. Il ignorait comment elle était parvenue à ainsi s’insinuer dans son cœur et ses pensées, mais le meilleur ami de Fileya savait qu’il ne devait pas nourrir de tels sentiments à son égard. Pas quand… Il avait quelqu’un d’autre à aimer.
― Maintenant va, déclara la jeune femme d’un ton doux, trop paisible pour être vrai. Ta famille t’attend, il me semble.
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