Chapitre 5.1 : Fileya
Le groupe avait continué à gravir les escaliers de la Flèche de Cristal dans le silence le plus inquiétant. Yume n’avait plus ouvert la bouche depuis qu’il avait théorisé la nature des épreuves qui les attendaient tous, mais, au vu de l’expression paniquée qui brillait dans ses iris et la façon dont il évitait soigneusement de répondre à toutes sortes de questions témoignait bien d’une chose capitale : quoi que le blondinet ait pu vivre là-bas, dans son expérimentation, cela l’avait férocement marqué. Pire, cela l’avait même traumatisé. Personne n’avait été insensible aux larmes qu’il avait laissé couler lors de son sommeil.
Inquiète, Fileya ne pouvait lâcher son meilleur ami du regard. Que souhaitait-il réellement dire par « affronter leurs plus grands défauts » ? Allaient-ils devoir combattre un monstre ? Un ennemi ? Yume était ressorti de la salle inaccessible pour autrui sans aucune séquelle, si ne c’étaient mentales. Et cela ne faisait que grossir les doutes intérieurs de la jeune fille. Elle qui se sentait déjà fortement inférieure à son groupe d’amis, elle qui avait l’impression d’avoir toujours un train de retard, cette malheureuse demoiselle en détresse qu’il fallait constamment sauver des griffes des adversaires, allait-elle pouvoir s’en sortir seule ? Que ce soit dans le cadre d’un combat ou d’une mise à l’épreuve plus mentale, la jeune Invoqueur ignorait ce que la petite Déesse avait bien pu concocter pour elle, dans les hauteurs de cette Tour infernale.
Fileya leva les yeux au ciel, lâchant un léger soupir désespéré qui ne passa pourtant pas inaperçu du côté de chez Thandon, bien que la jeune fille ne le remarquât pas. Elle espérait, au plus profond d’elle-même, ne pas être la prochaine sur la liste de la Déité. Elle aurait aimé attendre encore un peu avant de se jeter à l’eau. Attendre de voir si Yume allait enfin se confier sur ce qu’il lui était arrivé, ou si l’un de ses compagnons allait avoir le courage — dans le cas où ne serait-ce que l’un d’entre eux se confronterait à une épreuve avant elle — pourrait davantage l’aiguiller. Mais n’était-ce pas un peu égoïste de penser ainsi ? Peut-être que ses amis, tout comme elle, n’avaient pas envie de se frotter immédiatement à ces terribles épreuves.
La jeune Invoqueur lança un regard discret en direction de ses camarades d’infortune. Astrid, fidèle à elle-même, gravissait les escaliers avec lenteur, comme si chaque montée supplémentaire lui drainait une partie de ses forces. Mais, curieusement, la jeune fille venue d’ailleurs ne s’était jamais plainte d’un quelconque mal, pas même de fatigue, elle n’avait jamais demandé à s’arrêter. Peut-être que, tout comme Fileya, la brune centrait ses pensées autre part — sur les épreuves, sans doute — pour ne plus réaliser la douleur qui l’accablait véritablement ?
Thandon, quant à lui, gravissait les marches, le regard bien droit, serrant le petit Khomas frigorifié dans ses bras, légèrement derrière elle. Fileya avait un peu de peine pour ses deux compagnons originaires de Buxih. Où seraient-ils si elle n’avait pas eu l’égoïste idée de retourner les chercher, ce jour fatidique où sa vie, et sans commune mesure celles des deux frères, avait basculée dans l’horreur ? Nul doute que les Miliciens s’en seraient quand même attaqués à eux, pour avoir osé abriter pour la nuit les fugitifs les plus pourchassés du Royaume. Khomas aurait été emmené par Teki et son escouade pour en faire un soldat, et Thandon… Peut-être même que le jeune garçon aurait pu mourir sous les mains de l’Élite, sans l’intervention d’Astrid et Yume pour alléger sa peine de prison. Quelque part, est-ce que son geste inconscient d’être retournée à Buxih, après son passage au Lac Anéco, n’avait pas été une marque de salut pour les deux frères ?
Yume était sans commune mesure celui qui inquiétait le plus Fileya. Comme elle l’avait déjà remarqué plus tôt, le jeune homme n’avait osé piper mot après qu’il leur avait brièvement conté son épreuve, et ses théories concernant celles à venir. Depuis ce fameux instant, depuis qu’ils avaient repris la conquête de la Flèche de Cristal, son meilleur ami fixait constamment ses mains, le regard grave, parfois perdu, voire confus. Il serrait et desserrait les poings, comme s’il s’attendait à voir un quelconque phénomène se produire. Il secouait ensuite la tête, redressait le menton, gravissait quelques marches… Avant de redémarrer son petit manège.
Fileya avait rapidement arrêté de faire le compte du nombre de fois où il avait répété cette série de gestes. Quoi que cela puisse signifier, la jeune Invoqueur était certaine d’une chose : son épreuve en était la cause. Cependant, la jeune fille refusait d’aller aborder le sujet avec l’ancien Épéiste. Lui aussi ignorait encore une partie des doutes qui assaillaient son cœur, alors pourquoi le forcer à lui révéler les siens ? L’équité n’était aucunement préservée, ici. Ainsi, Fileya se promit de lui poser de plus amples questions uniquement lorsqu’elle se sentirait elle-même prête à annoncer les maux de son âme à son meilleur ami. Pas avant. Pas après.
Enfin, Fileya dressa les yeux en direction de Léterno, en tête du groupe. Le grand homme était toujours aussi fidèle à lui-même. Ses bras relâchés le long de son corps, les poings pas même serrés qui auraient pu trahir une certaine nervosité, le guerrier solitaire montait les marches à une vitesse ahurissante. Ne ressentait-il donc aucune forme de douleur ? La jeune fille avait déjà remarqué que, la veille, dans la Forêt de Cristal, alors que tous s’étaient rués sur les couvertures à fourrure pour plus de confort, lui ne s’était contenté de… rien. Absolument rien, comme si le froid mordant ne l’atteignait pas.
Fileya plissa subitement les yeux. Cet homme était-il humain ? Il ne montrait que rarement ses sentiments et ses émotions, à tel point que l’on pouvait aisément se demander s’il était capable de ressentir quoi que ce soit. Seuls quelques froncements de sourcils et des serrements de mâchoires parvenaient à traduire quelques-unes de ses pensées, mais pour le reste… Pourquoi s’entêtait-il à les suivre, par ailleurs ? Léterno se disait intrigué par la condition d’Enfant aux Yeux Rouges d’Astrid, mais était-ce réellement cela ? Et où avait-il entendu parler de la Prophétie ? Fileya était certaine de ne pas ressentir d’Aura magique propre à celle des Invoqueurs émaner de lui, même qu’aucune Aura magique tout court ne provenait de lui. Exactement comme Astrid, par ailleurs. Mais, parallèlement, et même si le grand homme leur cachait à tous les raisons qui le poussaient à entreprendre ce voyage à leurs côtés, la jeune fille ne pouvait se résoudre à se méfier de lui. C’était comme si les énergies qu’il dégageait étaient naturellement rassurantes. Puis, tout à coup, une ultime question lui vint en mémoire : comment les avait-il rencontrés, déjà, dans la Forêt de Cristal, pendant l’attaque des Gardiens de Cristal ? Léterno avait annoncé être arrivé grâce à Thandon, mais ce dernier affirmait ne pas connaître le guerrier solitaire. Fileya ne pouvait que trouver cela fortement intrigant. Mais elle avait hâte de mettre un jour le doigt sur la vérité qui l’entourait.
Fileya comprit qu’ils étaient arrivés lorsque Léterno se stoppa enfin dans sa marche. Levant les yeux vers les hauteurs, la jeune fille vit, la peur au ventre, que deux nouveaux piliers leur barrassent la route. Ceux-ci étaient de consistance identique à ceux rencontrés un peu plus tôt, ceux qui cachaient en réalité un portail vers une dimension accessible par la personne choisie par la Déesse. Et en ce qui concernait la personne en question… Nul ici, pas même Fileya avec ses sens surnaturels, n’était apte à déterminer de qui il s’agissait. Cependant, et ce contrairement au reste de ses camarades, la jeune Invoqueur était capable de mieux discerner la membrane magique qui opérait comme barrière. Ses reflets irisés, qui semblaient danser à l’instar des roseaux au bord d’un lac, ne manquaient pas de la fasciner. Fileya se demandait ce que ses amis voyaient, par ailleurs. Peut-être tout simplement rien.
Mais Fileya n’avait pas le temps de s’extasier devant la beauté du portail, parce que la vérité cachée derrière cette féérie n’en était que plus cruelle encore. Une tâche les attendait. Et l’un d’entre eux allait devoir s’y soumettre. La jeune fille s’en sentit nauséeuse. Était-elle réellement capable d’endurer une épreuve maintenant, malgré sa faible consistance physique et morale ? La jeune Invoqueur n’avait en réalité que très peu récupéré depuis son combat contre Iakyndy, et les pensées qui l’assaillaient de jour comme de nuit ne l’aidaient pas non plus à sa concentration. Et si ce qu’il se trouvait derrière cette membrane irisée ne faisait que la détruire davantage ? Fileya ignorait si son corps et son esprit seraient capables d’endurer une souffrance supplémentaire.
Du coin de l’œil, Fileya vit Yume s’écarter lentement du portail. Bras croisés sous ses aisselles, le jeune homme passa derrière sa meilleure amie sous le regard compréhensif de cette dernière pour venir s’adosser contre le mur à leur droite, le seul contre lequel ils pouvaient s’appuyer. Sans un mot, Yume porta son attention vers l’extérieur, accessible depuis une large lucarne recouverte de minuscules stalactites de glace. De l’eau gelée, sans doute depuis des jours, si ce n’étaient des années ou des siècles.
Voir Yume ainsi intensifia son sentiment de terreur. La boule qui s’était nouée dans son ventre se serra davantage, à tel point que la jeune fille était incapable de prononcer le moindre mot ou même de bouger le petit doigt. Tout ce qu’elle parvenait à faire était de fixer cette membrane magique qui attendait que l’un des protagonistes se décidât enfin à essayer de la franchir. La réaction du portail serait alors quitte ou double. Soit le héros de l’illusion serait désigné et celui-ci passerait sans problème. Soit… Une décharge électrique allait s’en prendre à la mauvaise personne qui tenterait de vaincre une épreuve qui n’est pas la sienne.
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