Chapitre 6.1 : Fileya

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Fileya ouvrit brusquement les yeux, la respiration coupée, comme au sortir d’un affreux cauchemar. Elle avait l’horrible impression que, durant son sommeil, elle avait tout bonnement oublié comment respirer. Chaque goulée d’air supplémentaire dans sa trachée lui brûlait la gorge, tandis que ses poumons accueillaient l’oxygène avec difficulté. Mais, une fois qu’elle recouvrit un souffle plus calme et sans douleur, la jeune fille se demanda si elle n’était pas tout simplement morte sous l’effet électrifiant de la barrière magique qui l’aurait en réalité repoussée. En effet, brillait, tout autour d’elle, un espace si blanc, si étincelant, qu’elle en avait les rétines qui piquaient. Se trouvait-elle dans l’Au-Delà ?

Comme pour chasser les dernières étoiles qui dansaient devant ses yeux imbibés de larmes de torpeur, la jeune fille se frotta les paupières doucement, la respiration toujours aussi saccadée. Puis, lorsque sa poitrine cessa de lui faire définitivement souffrir le martyre, Fileya trouva enfin la force de se redresser pour s’asseoir dans les draps sur lesquels elle reposait jusqu’à présent. La jeune Invoqueur fronça les sourcils au contact étrange de ses doigts sur les couvertures rêches et pelucheuses. Au moment où elle avait rouvert les yeux, la lumière étincelante lui avait tout d’abord fait penser qu’elle était morte à cause de la barrière électrifiée qui indiquait l’entrée refusée d’une des épreuves de la Déesse. Tout cela avant que son esprit n’opérât un cheminement logique jusqu’aux souvenirs que lui rappelaient ces murs nacrés : les parois blanchâtres de la maison typiquement Buxihenne de Thandon et Khomas. Cependant, la matière sous ses doigts ne correspondait pas aux draps si doux et si soyeux que leur avaient présentés les deux frères originaires de Buxih quand ils avaient effectué une halte impromptue dans leur demeure. Et puis, pourquoi la Déesse l’aurait-elle renvoyée chez les deux orphelins ? La meilleure amie de Yume ne devait pas être à Buxih, mais autre part.

Fileya nagea d’autant plus dans l’incompréhension quand son regard vairon insolite se déposa sur le reste de la pièce dans laquelle elle se trouvait allongée. Cette toute petite salle épurée avait tout à envier de la grande chambre à coucher que lui avait préparée Iakyndy, le soir où elle l’avait invitée à demeurer la durée d’une nuit dans son palace de glace. On aurait dit que l’entièreté de la maison reposait dans cette unique pièce. En effet, juste en face de la jeune fille se situait une ridicule cuisine qui ne comportait rien d’autre que deux plaques de cuisson d’un modèle ancien, bien trop vieux pour qu’elle puisse le dater avec exactitude, ainsi qu’un évier dont le robinet de bronze commençait à s’oxyder avec le temps ; en témoignaient les petites taches verdâtres au niveau du tuyau d’arrivée d’eau. Entre le lit et la cuisine se tenait, bancale, une table faite d’un bois noirci, d’apparence humide, qui laissait à désirer sur son étanchéité. De part et d’autre de la table se trouvaient deux chaises de même fabrication, instables elles aussi.

Déplaçant lentement son regard pour ne plus être confrontée à cette misérabilité qui lui comprimait le cœur, Fileya nota que, sur sa droite, un petit rideau bordeau délavé et déchiré par endroit cachait ce qui s’apparentait à une salle d’eau. La jeune fille n’osa même pas se lever pour aller visiter l’espace privé, ayant peur de constater l’état déplorable dans lequel il devait sans doute être. Si l’évier était oxydé ainsi, il devait en être de même pour l’arrivée d’eau de la baignoire — qui devait très certainement être une douche, par ailleurs — voire pire.

Enfin, la porte d’entrée du petit espace se tenait juste en face du rideau.

« D’accord, se dit Fileya en son for intérieur, son esprit analytique reprenant petit à petit ses droits. Je suis dans une maison. Mais… laquelle ? Est-ce une vision de mon avenir ? Un avenir dans lequel Seven ne serait plus ? Ou, bien au contraire, la Déesse essaie-t-elle de me montrer les conséquences d’une prise de pouvoir plus sévère de ce dernier ? »

Pendant qu’elle réfléchissait, le regard de la jeune fille se perdit inconsciemment sur la petite bibliothèque coincée entre un coin de mur et l’unique fenêtre de la pièce, sur le côté gauche de la cuisine miteuse. Cependant, contrairement au reste du décor qui n’inspirait que la compassion et la pitié, les étagères, elles, semblaient comporter des livres si riches tant par leur contenu que par leur apparence qui auraient très certainement pu permettre au propriétaire des lieux de se procurer une maison plus décente. Les ouvrages étaient merveilleusement bien rangés, classés par couleur et par tailles, du bordeaux jusqu’au noir. Leurs couvertures de cuir et leurs titres écrits en lettres d’or donnaient l’irrésistible envie à la dévoreuse de livres qu’était Fileya de s’approcher pour en découvrir le contenu.

Fileya se décida alors de se sortir des draps rêches dans le but de s’avancer vers les étages pour parcourir les ouvrages et ainsi en savoir plus sur l’hôte des lieux. Ne disait-on pas que la personnalité d’une personne était facilement devinable grâce à ses loisirs ? Ces livres-ci avaient l’air, à vue d’œil en tout cas, incroyablement savants ! Peut-être la jeune Invoqueur s’était-elle réveillée dans la maison d’un scientifique ou d’un chercheur important ?

Mais, au moment où la jeune fille déposa un pied à terre, l’unique porte d’entrée de la pièce s’ouvrit dans un grincement à faire pâlir de jalousie même la plus répugnante des Sorcières, elles qui aimaient pousser des rires à faire crisser des dents, selon les contes pour enfants.

Le battant ainsi découvert, Fileya s’aperçut qu’il faisait nuit noire, dehors. Le contraste entre l’obscurité de l’extérieur et la blancheur de la pièce donna des sueurs froides à la jeune fille, qui se sentit se raidir. Les poils sur sa nuque et de ses bras se dressèrent à la vue de la grande silhouette sombre qui se dessina à l’encadrement de la porte, et plus encore quand elle remarqua que le nouveau venu portait dans ses bras un fardeau visiblement lourd. Il ne manquait plus qu’un éclair surgisse pour éclairer son visage inquiétant pour désarmer définitivement la meilleure amie de Yume. Cependant, celle dernière ravala sa salive, ses doigts et son esprit se tenant prêts à invoquer son bâton d’Invoquation à tout moment dans le cas où elle devrait s’en servir pour se défendre.

Sans se démordre une seule seconde de l’attitude sur la défensive de Fileya — peut-être ne l’avait-il simplement pas remarqué ? —, le nouveau venu entra dans la pièce, se dévoilant ainsi à la lumière émise par la minuscule lanterne accrochée au centre de la toute petite habitation. Quand elle put enfin voir son visage, l’expression méfiante sur les traits de la jeune fille se décomposa aussitôt. Ses yeux s’agrandirent d’une surprise à peine dissimulée, tandis que sa bouche s’ouvrit lentement, comme pour laisser sortir des mots, des paroles, qui refusaient pourtant de quitter le creux réconfortant de sa gorge.

River.

River se tenait sur le pas de la porte.

Et il n’avait aucunement changé.

River avait cette même apparence que Fileya adorait tant. Son visage aux mille rides était resplendissant de bonheur, ses yeux pétillaient de gentillesse… Tout, chez le vieil Invoqueur, étant identique au grand-père de cœur dont se souvenait la meilleure amie de Yume : ce vieil homme qui l’avait prise sous son aile, et non l’espèce de corps presque sans vie qu’elle avait eu le malheur de croiser sous la statue d’Invoqueur du Quartier Général de l’Élite, dans la salle de jeu morbide de Seven.

River était là, devant elle, un sac en toile visiblement lourd sous les bras. Et, sans aucun doute le plus important dans tout cela : il allait bien.

River entra dans la salle d’un pas pesant, presque pénible. Sans même prendre la peine de lancer un coup d’œil sur la jeune fille assise dans le lit qui scrutait pourtant ses moindres faits et gestes d’un regard incompris, comme si elle avait vu un fantôme, le vieil homme ferma la porte en soupirant. Puis, il dressa ses iris ambrés fatigués en direction de Fileya, qui le fixait toujours sans mot dire. Les paupières de l’Ancien s’écarquillèrent aussitôt de surprise, réalisant enfin la présence de la magicienne établie sur le matelas. Les yeux du vieux personnage paraissaient comme enfoncés dans son visage, tandis que ses rides étaient étonnement plus prononcées que d’habitude. River était déjà fortement âgé dans les souvenirs de la jeune Invoqueur, mais il lui semblait pourtant que le vieil homme avait gagné dix ans de plus, depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu véritablement en forme, cette nuit fatidique où elle avait fui Fikternand en compagnie de Yume et Astrid.

Subitement, les traits faciaux de River s’adoucirent. Lentement, son étonnement laissa sa place à un radieux sourire, celui que Fileya aimait tant. Voir ainsi l’Ancien empli de gaieté redonna du baume au cœur à la jeune fille, qui en lâcha ses draps de félicité. Elle n’avait rien à craindre de son mentor de toujours. Elle le savait. Tout, dans les iris ambrés de River, n’inspirait que bienveillance et tendresse. La magicienne se sentit immédiatement plus légère, apaisée, comme si tous les soucis auxquels elle avait été si injustement confrontée ces derniers jours s’étaient subitement envolés. Et il n’avait pourtant fallu qu’un simple sourire…

― Vous voici enfin réveillée, chère enfant, déclara alors River de sa voix dérouillée par les âges. Je ne sais depuis combien de temps vous vous êtes assoupie…

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