Chapitre 6.2 : Fileya

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Fileya fronça légèrement les sourcils, tandis que ses lèvres affichèrent une moue boudeuse. D’où pouvait bien provenir ce vouvoiement soudain ? Jamais l’Ancien n’avait mis autant de distance entre eux !

Sans se soucier de la mine déconfite de sa jeune interlocutrice, River effectua un pas en direction de la vieille table bancale. Là, il y déposa son fardeau. Le soupir qu’il lâcha involontairement en se débarrassant de sa besace suffit pour laisser croire à Fileya que quitter enfin ce pénible sac en toile devait être pour lui une source entière de délivrance, comme s’il venait en définitive de balayer tous les malheurs du monde qui pesaient lourdement sur ses épaules !

Une fois ceci fait, le vieil homme se dirigea vers les fourneaux usés.

― L’acquisition du premier Hybride est toujours source de complications, déclara-t-il au bout d’un certain temps, Fileya ne manquant pas un seul de ses gestes ni une seule de ses paroles. Ce n’était pas faute de vous avoir prévenue…

― Mon premier Hybride… répéta la meilleure amie de Yume à voix basse, ses yeux se perdant sur ses bottes en cuir rouges. Neko… ?

Ce ne fut qu’en posant ses iris vairons sur ses chaussures que Fileya nota quelque chose d’inhabituel. Elle ne portait plus ces bottes depuis qu’Iakyndy lui avait offert sa nouvelle tenue ! Surprise, la jeune fille entreprit de faire un rapide état des lieux de son accoutrement. Et qu’elle ne fut pas son étonnement en se découvrant vêtue comme autrefois ! La jeune Invoqueur avait recouvré le vêtement traditionnel des apprentis Invoqueurs indépendants ; son kimono rose et blanc ! Quand avait-elle changé de parures ? Était-ce une des particularités de son épreuve ? Qu’est-ce que la Déesse avait-elle en tête, exactement, en la renvoyant ainsi à son ancienne vie ?

― Neko ? réagit River en détournant lentement son visage du plan de travail, alors que Fileya entendait des « schling! » caractéristiques de casseroles qui s’entrechoquaient. Drôle de prénom pour un Dragon, si vous voulez mon avis.

― Un Dragon ? fit de nouveau la jeune fille, de plus en plus déroutée par cette conversation qui n’avait, à ses yeux, plus aucun sens. Mais… Ne sont-ils pas…

Fileya, ses sourcils froncés à l’extrême, baissa complètement le menton, cette fois-ci. Les Dragons ne foulaient plus les cieux depuis des lustres, et il ne lui semblait pas n’avoir jamais entendu parler d’un Invoqueur ayant réussi à en dompter un comme un Hybride. Elle se rappelait pourtant très nettement, cependant, que sa toute première créature mystique, pour sa part, avait été Neko, son très regretté petit chat au pelage bleu nuit soyeux. Si la jeune fille avait été en possession d’un Hybride aussi incroyable, elle s’en souviendrait, n’est-ce pas ?

« À moins que… raisonna-t-elle en son for intérieur. À moins que la Déesse cherche à me faire passer un message. Peut-être un souvenir enfoui. Un souvenir que j’aurai perdu, en même temps que… En même temps que j’aurai perdu cet Hybride, ce Dragon… »

Fileya marqua une pause dans ses réflexions, sans noter que River s’était complètement tourné dans sa direction pour mieux lui faire face. C’était comme si le vieil homme avait senti ou encore même entendu ses pensées et sa détresse, et cherchait ainsi à l’aider.

« Non, poursuivit-elle, pragmatique. Jamais River ne m’aurait caché l’existence de cet Hybride. Et, si vraiment j’avais possédé un autre Hybride avant Neko, pourquoi personne ne m’en parlait-il jamais ? Un sujet tabou, peut-être ? Maintenant que j’y pense, je ne me souviens pas non plus n’avoir jamais entendu dire qu’on avait retiré des Hybrides à son Invoqueur de force… Qu’est-ce que cela ferait, si c’était le cas ? »

Fileya écarquilla les yeux, comme si elle avait tout à coup mis les doigts sur la terrible réalité.

« Une amnésie » acheva-t-elle de songer.

― Quelque chose vous tracasse, très chère ? intervint soudainement River, ce qui termina de sortir Fileya de ses noires pensées. Je vous ai déjà expliqué, par mes maigres moyens et connaissances, que ce Monde n’est en rien comparable au vôtre. Pourtant, c’est tout comme si vous sembliez avoir tout oublié !

― Autre Monde… répéta Fileya, tandis qu’elle sentait une drôle de sensation grandir au sein de sa poitrine. Un Dragon… Je n’y comprends plus rien…

Que pouvait bien signifier cette histoire d’autre Monde, maintenant ? Qu’est-ce que River insinuait-il par là ? Fileya avait toujours vécu à Onyrik ! Elle était Invoqueur, dernière représentante de son peuple ! Elle ne pouvait pas venir d’un autre Monde… Et puis, comment le vieil homme aurait-il pu être au courant d’un tel fait insolite ? Pourquoi, une fois encore, ne lui en avait-il jamais parlé ?

Plus rien n’avait de sens. Ce River ne pouvait pas être son River. Impossible. Jamais il ne s’adresserait à elle de cette façon, n’est-ce pas ? Jamais il ne lui ferait avaler de telles sottises, des histoires à coucher dehors de Dragons et d’autres Mondes. L’un comme l’autre, Fileya y croyait, certes, mais aujourd’hui… Les créatures mystiques n’existaient plus, tandis que la seule personne à sa connaissance à pouvoir jouer la passerelle entre les Mondes était Astrid, mais uniquement parce qu’elle était l’Enfant aux Yeux Rouges.

« Une épreuve, se rappela subitement Fileya qui tentait de se redresser pour retrouver contenance. C’est ça. C’est un test, lancé par la Déesse. Je ne dois pas me laisser avoir, pas si facilement. Je dois me montrer plus forte, digne de ses attentes. Je vais essayer de jouer le jeu… Et tâcher de comprendre le fin mot de tout ceci. »

Face à elle, dos à ses plaques chauffantes, River soupira longuement, les mains sur les hanches.

― Encore une fois, ce n’était pas faute de vous avoir prévenue, Fileya ! Je vous avais bien dit que l’acquisition du premier Hybride est douloureux pour un Invoqueur de sang pur, alors… Je n’ose imaginer les effets néfastes que ce pouvoir peut avoir sur quelqu’un qui n’est pas né Invoqueur, comme vous !

Profondément choquée par de telles révélations, Fileya redressa le dos bien droit. Elle aurait aimé comprendre les tenants et les aboutissants de cette conversation aussi rapidement et limpidement que la rivière qui coulait entre la Flèche de Cristal et le Lac Aneco, mais plus elle avançait, plus ses pensées s’enfonçaient dans un océan de ténèbres.

Quelque chose ne tournait pas rond. Cette épreuve, ces mots, River, cette tenue… Rien n’avait été pensé au hasard par la Déesse. En cela, Fileya ne doutait pas. Mais, si le but de ces tests était de mettre leurs nerfs et leurs capacités analytiques à rude épreuve, et bien, la Déesse pouvait s’en vanter : c’était chose faite à la perfection !

La jeune Invoqueur n’avait aucune idée de la nature qu’avait prise l’épreuve réservée à Yume. Mais, si d’aventure il s’était trouvé comme elle dans une situation d’extrême analyse, face à quelqu’un de son entourage qui lui déblatérait ainsi de telles absurdités, alors elle comprenait mieux l’état de choc du pauvre malheureux quand il était enfin sorti de cet enfer ! Il n’y avait rien d’étonnant à ce que son retour à la réalité lui fût si brutal, si le Monde tel qu’il avait toujours cru connaître venait de subitement s’effondrer. En tout cas, c’était ainsi que Fileya ressentait les choses, au fond d’elle-même. River, son mentor, son grand-père, qui lui affirmait que les Dragons vivaient encore, qu’elle en avait même possédé un par le passé, et qu’il existait — probablement — un passage entre son Monde et celui d’Astrid, Monde dans lequel elle était possiblement naît, elle aussi ? C’en était bien trop lourd à supporter.

De plus, River avait une façon de s’adresser à elle bien trop formelle. Depuis quand l’appelait-elle ainsi « très chère » ? Et cette façon curieuse qu’il avait de la vouvoyer… Peut-être ses souvenirs remontaient-ils à trop haut pour s’en rappeler avec netteté, mais Fileya n’avait pas conscience que son mentor lui avait un jour parlé avec autant de cordialité. D’aussi loin que dataient ses réminiscences, River l’avait toujours tutoyé. Ainsi, le doute ne pouvait que subsister : certes, Fileya avait pleinement connaissance de se trouver dans une épreuve, qu’elle ne conversait pas réellement avec le vrai River, mais si la Déesse avait voulu se montrer la plus réaliste possible, pourquoi ne pas avoir respecté ce critère ?

Et devait-elle vraiment mentionner les dernières paroles étranges de son tuteur ? Jamais Fileya n’avait entendu dire qu’un peuple extérieur à celui des Invoqueurs était capable de contrôler les Hybrides. Pas même les Mages, malgré leurs très grands pouvoirs magiques.

Que signifiait réellement son épreuve ? Et que devait-elle faire pour y mettre un terme ? Écouter River parler ? Lui tenir compagnie ? Lui faire la conversation, jusqu’à ce qu’elle insère toutes les pièces du puzzle ? La Déesse, au travers de tout ceci, toute cette conversation qu’elle avait elle-même tissée, se servant de River comme d’une vulgaire marionnette à travers laquelle elle tentait de faire passer ses leçons de vie, tâchait de lui faire comprendre quelque chose. Restait désormais à déchiffrer quoi…

Perdue dans ses réflexions internes, Fileya n’avait pas remarqué que cela faisait déjà plusieurs minutes que ses yeux s’étaient fixés dans le vide. À la fois amusé mais aussi légèrement inquiet par cette attitude, River esquissa un sourire en coin.

― Vous semblez tout aussi désemparée que cette fois où je vous ai trouvée dans la chapelle ! s’étonna le vieux bonhomme, ce qui sortit définitivement la jeune fille de ses pensées. Laissez-moi donc finir de vous faire votre thé, cela vous réchauffera les idées, je vous le promets.

Sans rien oser dire, Fileya suivit les moindres faits et gestes de son mentor. Mais, même si son éclat de voix avait suffi pour la tirer un tant soit peu de ses songeries, la magicienne ne tarda pas à retourner s’y loger. Elle avait déjà noté le vouvoiement de River déroutant, et ses paroles l’étaient d’autant plus au fur et à mesure que ce dialogue se poursuivait. La jeune Invoqueur était certaine que son lien avec l’Ancien n’avait pas débuté ainsi. River lui avait expliqué, à de nombreuses reprises, qu’à la mort de ses parents, il avait recueilli la pauvre jeune fille en pleurs sous son aile pour prendre soin d’elle, parce que Seven avait souhaité l’envoyer à l’orphelinat de Fikternand. Cela remontait certes à des années en arrière, mais cette affirmation ne pouvait être réfutée de la sorte. Il n’avait jamais été question d’une chapelle ou de tout autre lieu saint. Tout simplement car Onyrik, à la différence d’Aristofée, ne possédait aucun véritable site de culte pour vénérer la Déesse, ce qui éclaircirait, entre autres, son état de désuétude.

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