Chapitre 6.5 : Fileya
Lentement, presque à l’allure d’un fantôme, Fileya s’avança en direction de la chaise vide face à son mentor pour y prendre place. La jeune fille, ne faisant aucunement confiance à l’état de décomposition de l’assise, s’y établit avec précaution et volupté, de peur de traverser celle-ci. Une grimace étira ses lèvres quand la chaise grinça sous ses fesses. Ravalant sa salive, la jeune Invoqueur préféra porter son attention sur River, qui s’était quant à lui levé de son dossier pour chercher deux petits verres en terre cuite qu’il posa devant la casserole. Puis, avec une louche de même composition, le vieil homme versa la boisson chaude dans les deux tasses improvisées, puis en tendit une à Fileya, avant de s’en servir une à son tour, qu’il installa face à son propre emplacement. Elle accepta la généreuse offre avec un rictus tendre aux lèvres. Quand elle se trouva avec le thé en main, la magicienne ne put s’empêcher de sourire tristement. Le parfum qui se dégageait du verre lui rappelait une fois de plus son enfance, avec cette note sucrée de cannelle et de pomme. L’arôme préféré de River, le thé qu’il lui servait constamment chaque fois qu’elle passait du temps chez lui.
― Alors… débuta timidement son vieux mentor, comme mal à l’aise, tandis qu’il prenait définitivement place sur sa chaise. Comment vous sentez-vous, Fileya ? Cela fait désormais plusieurs mois que vous avez rejoint Khazasfä, et pourtant, vous ne semblez pas encore avoir envie de rejoindre votre Monde.
Empruntée comme une élève à qui l’on pose une question pendant un cours alors qu’elle était perdue dans ses pensées, Fileya ne répondit pas. Elle se contenta de pincer ses lèvres, le regard fuyant. La jeune fille, crispée, rétracta ses doigts autour de la tasse fumante, essayant de passer outre les marques de brûlure que lui infligeait celle-ci.
― Oh, je… réalisa River, tout aussi gêné que Fileya. Veuillez me pardonner, c’est que… Je comprends. Notre Monde est nettement supérieur au vôtre, n’est-ce pas ? Haha, mais qui serait assez fou pour essayer de le quitter ? Hahaha !
― Non, ce… Ce n’est pas ça, tenta de se défendre la jeune Invoqueur, remarquant que sa gorge était aussi sèche que si elle sortait d’une longue nuit de sommeil réparatrice.
Gênée par cette voix déraillée, Fileya prit sur elle pour avaler une gorgée de thé. Le liquide lui brûla la trachée, mais, au moins, cette chaleur inattendue parvint à lui dénouer les cordes vocales. Soupirant d’aise, elle trouva que cette première gorgée lui avait également donné la force nécessaire de finalement avouer à River ce qu’elle pensait de toute cette situation. Elle ne savait pas quelle conséquence cela allait avoir ni comment avait réagi Yume dans sa propre épreuve quand il l’avait réalisé, mais elle devait dire la vérité au vieil Invoqueur. Tout cela n’était rien d’autre qu’une illusion. Un jeu d’image auquel elle se ne laisserait pas prendre.
― Non, reprit-elle, plus grave, alors que ses sourcils s’étaient doucement froncés pour former un pli sérieux sur son front. River, j’ai quelque chose à vous dire.
― Est-ce en rapport avec l’Hybride ? s’étonna l’Ancien de la Cité des Invoqueurs.
Fileya secoua lentement la tête de gauche à droite, ce qui lui fit remarquer qu’elle arborait également sa coiffure en chignon, comme autrefois, avant que Thandon ne la complimentât sur le fait qu’elle paraissait bien plus avenante les cheveux libres. La jeune fille, avec un sourire craintif, tenta d’ouvrir la bouche dans le but d’avertir River de ses pensées, lorsque le visage de celui-ci se marqua d’une expression contrariée. Inquiète, songeant qu’il avait réussi par elle ne savait quel stratagème à lire dans son esprit, Fileya chercha mille excuses pour se faire pardonner, avant de comprendre qu’elle n’était aucunement la source de son malaise.
Le vieil homme se redressa subitement sur ses jambes, ses deux paumes plaquées sur sa table bancale pour un meilleur élan. Ses sourcils blancs à peine visibles étaient froncés à l’extrême sur ses petits yeux ambrés qui n’affichaient plus leur malice habituelle. Fileya comprit que la situation était grave, peut-être même désespérée, car jamais elle n’avait vu pareille lueur dans ses iris depuis le soir où il lui avait annoncé la mise à mort de Yume par Seven. Mais son regard n’était plus dirigé vers elle. River l’avait immédiatement pointé en direction de la modeste lucarne au-dessus de sa misérable cuisine.
Intriguée, Fileya déplaça à son tour le regard dans la même direction. Ses paupières s’écarquillèrent subitement d’étonnement, alors qu’elle réalisait qu’elle avait probablement la mythique Cité des Invoqueurs sous les yeux. Les bâtiments qui pointaient à des hauteurs irrégulières derrière les carreaux étaient façonnés dans cet identique matériau bleu-turquoise que les habitations de Fikternand. La ressemblance avec la Capitale d’Onyrik était frappante, à tel point que la jeune fille repensa l’entier de ses théories. Et si elle se trouvait bien encore dans la cité portuaire, et non dans l’ancienne ville de son peuple ? Mais ce qui intrigua cependant la Fileya fut ce qu’elle parvint à distinguer bien au-dessus des hauts gratte-ciel. Elle voyait très visiblement une sphère de protection recouvrir la Cité comme une sorte de dôme, de barrière protectrice. Le plus perturbant pour Fileya résida sans doute dans le fait qu’il lui semblait reconnaître la Magie qui était à l’œuvre pour faire tenir cette sphère : ses caractéristiques étaient en tout point les mêmes que celles de son sort de protection, à la différence que celle-ci était nettement plus évoluée qu’un simple enchantement.
― River ? s’inquiéta Fileya, les yeux de nouveau tournés en direction de celui-ci, car il n’avait pas bougé depuis un long moment. Est-ce qu’il y a un problème ?
Lentement, l’Ancien pivota ses iris d’ambre débordant de frayeur en direction de la jeune fille. Alors, il fit quelque chose qui ne chassa aucunement les démons de Fileya. Le vieil homme se força à sourire. La jeune Invoqueur comprit que cette pâle imitation d’un rictus était loin d’être sincère quand elle ne vit pas la lueur de malice illuminer ses petits yeux. La magicienne avait déjà pris peur lors de son mouvement hâtif, mais quand River se contraignait ainsi à la rassurer, c’était que la situation était bien plus désespérée que tout ce qu’elle pouvait bien s’imaginer. Dire que Fileya était terrifiée n’était rien d’autre qu’un tendre euphémisme.
― Rien qui ne soit de ta responsabilité, ne t’en fais pas, le tranquillisa River d’une voix douce, pourtant saupoudrée de tremblements craintifs. J’ai senti l’un des Piliers de la Cité tressaillir, celui d’un collègue. Je vais essayer de le contacter, je vous promets d’être de retour rapidement.
― Mais… tenta Fileya en se redressant alors que son mentor se dirigeait déjà vers la sortie.
― Je reviendrai vite, je vous le promets, confirma River en s’emparant de la poignée de sa modeste habitation avec des secousses dans les mains qu’il ne parvint que trop mal à dissimuler. En attendant, concentrez-vous sur votre thé et l’invoquation de votre bâton d’Invoqueur. Vous en aurez besoin si vous souhaitez invoquer votre nouvel Hybride… Neko, c’est cela ?
Surprise par ce départ si soudain et terrifiée à l’idée qu’il arrive de nouveau malheur à l’une des rares personnes en qui elle tenait le plus en ce Monde, Fileya fut incapable de répondre, et encore moins d’agir. La jeune fille avait bien tenté de se relever sur ses pieds pour lui demander — non, pour le supplier — de l’emmener avec lui, mais déjà le vieil homme s’était aventuré dans la rue. C’était comme si une force invisible l’avait clouée à sa chaise pour l’empêcher d’effectuer le moindre mouvement.
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