Chapitre 7.3 : Fileya
Bien qu’il paraissait vivant, cette image de River lui fit remonter une autre bien plus atroce. Ce triste spectacle de son corps entièrement voûté et à bout de souffle lui rappelait le River presque sans vie, raccrochée à un mince filet d’existence, qu’elle avait eu le malheur de croiser dans la salle de jeu morbide de Seven, quelque jours plus tôt. Lentement, Fileya sentit un drôle de pincement poindre dans son cœur, quelque chose qui n’avait pas sa place. Ce n’était pas de la tristesse que la jeune fille ressentit à ce moment-là, mais bien… De la colère. De la haine. Contre la personne qui avait mis River dans cet état, peu importait de qui il s’agissait. Fileya serra sa prise sur le manche de sa nouvelle arme à s’en faire blanchir les phalanges. Cette personne allait payer.
― Ils t’ont… Ils t’ont trouvée… ! poursuivit le vieil homme avec difficulté, ne remarquant pas l’état d’irascibilité dans lequel se trouvait son interlocutrice.
― Pardon ? fit la jeune Invoqueur, ses sourcils froncés d’incompréhension et d’une touche de colère. Qui ça « ils » ? Et qu’est-ce qu’ils me veulent ?
― Je n’ai pas eu le temps de t’en parler avant, avoua River avec une pointe de détresse dans le fond de ses yeux d’ambre, parce que j’espérais me tromper. Mais ce soir, j’en ai la certitude. C’est toi… l’Enf-AAAARGG !
River n’eut jamais le temps de terminer sa phrase. Celle-ci s’acheva dans un insupportable cri de douleur que Fileya aurait aimé ne jamais entendre. Sous les yeux écarquillés à leur paroxysme de cette dernière, qui avait plaqué deux paumes puissantes sur sa bouche pour s’empêcher de hurler, une main noire transperça le corps du vieil Invoqueur à l’endroit exact du cœur, depuis son dos. Sous l’effet du choc, Fileya avait laissé tomber son nouveau bâton d’Invoquation, qui s’écrasa au sol dallé avec un fracas métallique de tous les diables. Des larmes commencèrent à germer aux coins des yeux de la jeune fille, qui ne fit rien pour les retenir. Toute son attention était entièrement focalisée sur la dépouille étendue de River à ses pieds.
L’effarement pas encore tout à fait passé, Fileya dressa lentement ses yeux d’un bicolore unique en direction de la personne responsable de cet acte immonde. Cette dernière demeurait toujours à l’encadrement de la porte. La silhouette filiforme aux formes généreuses, une main sur sa hanche, avait levé son autre paume vers son visage. Dans celle-ci brillait une énergie toute ronde, que Fileya avait déjà vue bien contre son gré, mais manipulée par une tout autre personne. Aussi la jeune Invoqueur comprit avec horreur que se tenait devant elle une Mage, et que celle-ci avait volé l’Énergie Vitale de son mentor, de son unique famille.
Paralysée sous le choc, Fileya se laissa tomber à terre avec désespoir, une main plaquée sur ses lèvres, alors que ses yeux refusaient de quitter le corps désormais sans vie de River étendu devant elle. Du sang s’échappait en abondance de sa bouche encore entrouverte dans le dernier cri qu’il avait poussé avant de rendre l’âme. Une flaque vermeille entourait également sa silhouette, se déversant en continu par le trou béant infligé par l’affreuse Mage.
― Aaaah… soupira d’aise la jeune femme vêtue de noir à l’entrée de la bâtisse, son regard tout dirigé sur l’Énergie Vitale qu’elle venait de voler à River. Et voici donc l’avant-dernière. Parfait. Elle vient enrichir ma collection.
Tout de même curieuse des agissements abominables de cette Mage sortie de nulle part, Fileya leva ses iris emplis de larmes dans sa direction. Elle en profita pour se la représenter davantage. La créature magique qui lui faisait face possédait une peau de verre transparente, à l’instar d’Iakyndy, l’odieuse princesse du petit Village dissimulé de Cristal. Son sourire tyrannique étirait tant et si bien ses joues que celles-ci venaient cacher sans honte ses yeux déjà fortement plissés, les réduisant presque à l’état de deux fentes en demi-lune. La Mage portait une robe noire, peut-être en cuir au vu de sa brillance, qui lui serrait tellement l’abdomen que cela lui conférait une poitrine généreuse, dont le haut des seins était pleinement visible. Sa tunique moulante et de cuir sombre était fendue sur sa cuisse droite. Enfin, la jeune femme arborait des cheveux aussi noirs qu’une nuit sans lune et sans étoiles, si fins et si lisses, qu’ils auraient pu être la représentation parfaite d’une rivière coulant dans le Royaume Cauchemardesque. À l’exception de sa tenue provocatrice, tout, dans cet abject personnage, rappelait à Fileya une silhouette qu’elle avait déjà croisée par le passé. Or, la seule et unique Mage qu’elle avait rencontré — et il n’y avait pas si longtemps que cela, en réalité — n’en était une que de moitié, puisque son sang bâtard faisait d’elle une Mage et une Gardienne de Cristal.
Cette femme ressemblait bien trop à Iakyndy pour ne pas être sa mère biologique.
Sans prendre garde à la jeune Invoqueur qui la fixait avec un regard empli de haine et d’incompréhension, la Mage à la chevelure de jais leva sa main valide dans les airs. Là, elle joua un instant avec ses doigts, comme on aurait pu commander un petit feu d’artifice pour émerveiller des enfants à un spectacle de rue. Cependant, à la vue d’une fiole palpitant d’un liquide étincelant, Fileya comprit que la jeune femme avait en réalité sorti depuis sa Réserve un flacon contenant d’autres Énergies Vitales, et qu’elle s’apprêtait à y insérer une nouvelle. Celle de River.
Consciente que son mentor, aussi illusoire soit-il, venait de trépasser, Fileya leva tout de même une main vaine dans la direction de la Mage, dans l’espoir de parvenir à l’empêcher de mettre ses desseins à exécution. Cette dernière sembla capter son mouvement et daigna enfin baisser son attention sur la jeune fille étendue de tout son long face contre terre. Ses petits yeux de couleur cristalline n’inspiraient plus que dédain. Toute trace de malice et de plaisir avait déserté son regard. Si Fileya n’avait pas été dans une illusion provoquée par la Déesse, elle aurait pu prendre peur de cette femme. Car, si elle était véritablement la mère d’Iakyndy, alors ses pouvoirs devaient être nettement supérieurs à ceux, restreints à cause de son sang bâtard, de la Princesse de Cristal. La ressemblance avec sa fille était d’autant plus frappante avec une telle expression sur les traits altiers de la jeune femme à la chevelure noire.
― Vous êtes… parvint à articuler Fileya avec effort, tandis qu’elle serra un poing de rage coincé sous son buste. Shamyso… ? La dernière Mage de Khazasfä… ?
Un sourcil dédaigneux vint se loger sur le front de cristal dégarni de son effroyable interlocutrice.
― Oh ? releva-t-elle, faussement surprise — cet air nonchalant lui rappelait avec douleur sa dernière confrontation avec Iakyndy. Toi, tu sais qui je suis ? Me voilà honorée ! Ma réputation me précède, semble-t-il !
― Réputation de mauvaise mère, vous devriez dire ! vociféra la jeune Invoqueur tandis qu’elle se redressa avec difficulté pour se placer au même niveau que son adversaire.
Du coin de l’œil, Fileya repéra son bâton d’Invoquation encore au sol, pour mieux fondre sur lui au cas où la Mage se déciderait à s’en prendre à elle, sans doute pour avoir le plaisir de compter une Énergie Vitale supplémentaire dans son affreuse fiole.
― J’ignore comment cela est possible après tant d’années, mais c’est à cause de vous que votre fille fait des horreurs aux habitants d’Onyrik, aujourd’hui !
Ce ne fut qu’à la fin de sa tirade que Fileya réalisa qu’elle avait peut-être laissé ses émotions prendre le dessus sur son esprit analytique. L’adrénaline et la surprise de se retrouver face à une Mage lui avaient fait probablement dire des bêtises plus grosses que le plus imposant des Dragons : la Cité des Invoqueurs a été réduite en ruines depuis deux siècles ! Comment cette Mage pourrait-être la mère d’Iakyndy, après toutes ces années ? Certes, les êtres magiques vivaient généralement plus longtemps que les Humains standards, mais cela ne dépassait que très rarement les dix années supplémentaires ! Cette jeune femme ne pouvait pas être Shamyso, les calculs n’étaient pas exacts…
― Ma fille ? Onyrik ? répéta la Mage, sincèrement empruntée, cette fois-ci, Fileya le devina à la façon dont elle avait rentré son menton. Ha ! Alors, l’imagination des Rêveurs est réellement sans bornes. Quelles inepties ! Je ne connais pas cet… Onyrik dont tu parles. Et je… suis encore moins au courant de l’existence de ma propre fille !
Tandis que la Mage lui confirmait effectivement sa bévue, Fileya serra les poings le long de son corps, prenant sur elle pour ne rien laisser transparaître de son réel état émotionnel. Certes, elle avait probablement fait une erreur de jugement, mais pourquoi cette Mage l’avait-elle appelée « Rêveur » ? Ce n’était pas la première fois que la jeune Invoqueur entendait une telle dénomination depuis son réveil dans cette épreuve, River l’ayant également affublée de ce surnom. Mais que désignait-il ? Une sorte de peuple, peut-être venu d’un Monde différent ? S’agissait-il du même que celui d’Astrid, ou bien s’agissait-il encore de quelque chose d’autre ? Plus son illusion avançait, plus Fileya voyait les murs de la réalité qu’elle avait toujours connue s’effondrer face aux tremblements de terre incessants de la véracité.
― Enfin bon, cela n’a aucune importance, décida la probable Shamyso tout en aposant une main sur sa hanche, qu’elle balança sur le côté de façon tout à fait indifférente. Je me fiche royalement que tu viennes de cet autre Monde, et plus encore que tu sois l’Enfant aux Yeux Rouges de cette stupide Prophétie des Invoqueurs ! Tu ne vaux rien aux yeux de mon Maître ! Aussi insignifiante qu’un vulgaire insecte trop collant qu’on balaie à coup de main. En parlant de ça…
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