Chapitre 7.4 : Fileya
Tout à coup, la jeune femme fléchit les genoux. Immédiatement, Fileya sentit un danger imminent planer au-dessus de sa tête. La Mage allait très certainement engager l’affrontement face à elle. Sans réfléchir une seule seconde de plus, sur le qui-vive, la jeune fille fondit sur le bâton d’Invoquation. Elle s’en saisit à deux mains et pointa l’embout orné du cristal en direction de son ennemie, comme elle aurait pu le darder en étant armée d’une lance de combat. La réaction de la probable Shamyso ne fut cependant pas celle à laquelle Fileya s’attendit. Sous les yeux écarquillés de surprise de cette dernière, la Mage lâcha un fou rire machiavélique, digne des plus grands antagonistes comme on en rencontrait dans les films ou bien les dessins animés, largement forcés. La stupéfaction passée, la jeune Invoqueur fronça finalement les sourcils. Se moquait-elle réellement de son attitude face à la menace ?
Ses éclats de rire passés, la jeune femme à la chevelure aussi noire qu’un plumage de corbeau se redressa de toute sa hauteur sur ses longues jambes cristallines, se tenant les côtes comme pour éviter de repartir dans un fou rire incontrôlable. Cette attitude, bien que déroutante, ne fit aucunement perdre son sang-froid à la meilleure amie de Yume. Pour avoir été confrontée à Iakyndy seulement quelques heures avant sa possible mère, elle savait comment la Demi-Mage pouvait se montrer fourbe. Il n’y avait aucune raison à ce que sa génitrice, ou n’importe quelle femme de son peuple, usât d’un même stratagème pour espérer tromper l’adversaire.
Fileya devait redoubler de vigilance face à cette jeune femme : Iakyndy avait été une ennemie redoutable en n’étant qu’une simple Demi-Mage. Qu’en serait-il d’une véritable Mage ? Si le but de la Déesse était de tous les endurcir, nul doute qu’elle avait dû, en plus de cela, rendre les pouvoirs de l’effroyable magicienne plus cruels encore.
― Comme je te l’ai bien fait comprendre, tu m’es complètement indifférente, expliqua Shamyso une fois de retour au calme.
Tout à coup, la jeune femme leva une main dans les airs, une expression ennuyée sur ses traits altiers. Puis, elle brassa les alentours de sa paume, comme on congédierait un serviteur trop embêtant, dont les services ne sont plus souhaitables. Une fois encore, Fileya ne pouvait s’empêcher de superposer l’image d’Iakyndy sur celle de cette puissante magicienne. Tout, dans chacun des gestes de la Mage, rappelait les mimiques et les manifestations faciales irascibles de la Princesse de Cristal.
― Et puis, quelqu’un d’autre en ville a très envie d’en découdre avec toi, l’informa-t-elle d’un ton détaché. Je te laisse le chercher.
Alors que cette annonce laissa Fileya sans voix, les yeux écarquillés de surprise tandis qu’elle était persuadée jusqu’à son apparition que la Mage serait sa véritable épreuve, Shamyso s’apprêta à sortir de la pièce. Elle apposa une main délicate sertie d’ongles aussi aiguisés que des petites lames sur l’encadrement de la porte de River, avant de se raviser à la dernière minute. Elle balança légèrement sa tête en arrière, pour avoir son interlocutrice démunie dans son champ de vision.
― Vois ça comme ton ultime partie de cache-cache avant ton rendez-vous avec les créatures du Royaume Cauchemardesque, qui t’accueilleront avec tous les égards que l’on doit à une invitée de marque telle que toi… Enfants aux Yeux Rouges, lança-t-elle avec un sourire mesquin.
La jeune femme quitta enfin la bâtisse avec un déhanché de bassin qui ne fit qu’augmenter la colère déjà fortement présente dans le cœur de Fileya. Cette dernière, une fois qu’il ne vit plus l’affreuse créature dans son champ de vision, se laissa à nouveau tomber à terre, complètement dévastée. La jeune fille vint se recueillir avec difficulté au-dessus de la dépouille de River, sans vie. Indifférente aux taches de sang qui marqueraient négligemment les tissus de son costume blanc, elle prit la tête de son ancien mentor entre ses bras pour laisser ses larmes couler à torrent sur son crâne chauve. Dans un ultime vent d’espoir, Fileya plaqua une main à l’endroit où la Mage avait transpercé son vieux corps de sa paume un peu plus tôt, tandis qu’elle avait ramené son nouveau bâton d’Invoquation à la verticale de sa main encore valide. Elle récita à de nombreuses reprises la formule de sort de Soin, ses paroles entrecoupées de violents sanglots, mais aucun effet ne se produisit. Son cristal ne réagissait même pas à ses mots.
Anéantie, Fileya projeta son arme à l’autre bout de la pièce, qui se fracassa sur le sol dans un vacarme métallique assourdissant. Hurlant à s’en arracher les cordes vocales, la jeune fille tenta le tout pour le tout. Elle plaça ses mains au-dessus du corps sans vie de River, puis ferma les yeux. Comme ce fameux début de soirée où Neko était mort, Fileya essaya de faire ressurgir ce pouvoir inouï, caché au fond d’elle-même. Cette fois-ci, elle ne laisserait personne tâcher de la raisonner. La jeune Invoqueur chercha dans son cœur la force nécessaire pour réaliser à nouveau un tel exploit. Elle se remémora les bons moments passés avec son mentor ; les souvenirs remplis de joie, de fierté, d’amour, et se répéta, à de nombreuses reprises, que ces moments n’étaient désormais rien d’autre que des images qu’il fallait laisser derrière soi, des remembrances qui jamais ne reviendraient.
Car River était mort.
Fileya sentit une colère sourde la consumer, encore plus terrible et violente que lors de la mort de Neko. Elle pouvait presque voir, presque distinguer, des tentacules de Ténèbres sortir de son cœur pour s’étendre à ses veines, pour lui insuffler une force magique interdite.
Quand elle réalisa qu’elle se laissait consumer par la noirceur, Fileya rouvrit les paupières, empruntée. La respiration haletante, les larmes ruisselantes telles deux cascades sur ses joues, la jeune fille recula vivement. Son dos vint rapidement rencontrer un mur. Comme en proie à la folie, la magicienne agrippa sa tête entre ses mains, ses yeux écarquillés de terreur, tandis que le seul son que laissait passer ses lèvres entrouvertes était un filet de souffle saccadé, comme si le cri qu’elle aurait dû lâcher refusait de quitter sa cage thoracique elle aussi apeurée.
Fileya était anéantie. Alors, c’était cela, l’épreuve de la Déesse ? Les jeter face à leur plus terrible souffrance, comme dans une arène remplie d’animaux assoiffés de sang ? La jeune fille en vint à penser à Yume, et à sa réaction lors de son réveil. Qu’avait-il bien pu vivre, lui, de son côté ? Certainement quelque chose de similaire. Mais à quel événement traumatisant avait-il était confronté ? La mort de sa meilleure amie ? De quelqu’un d’autre, quelqu’un qui lui était encore plus cher ? Et qui était le responsable de son malheur ? Avait-il également été en contact avec Shamyso ? Était-ce elle, la source de tous leurs maux ? Fileya se fit la promesse que si elle parvenait à ressortir de cette épreuve avec un esprit sain, elle engagerait la discussion avec Yume. Mais aussi avec le reste de leurs compagnons, une fois qu’ils auront tous subi leurs tests. Car oui, désormais, Fileya pouvait le certifier : cette illusion n’était rien d’autre qu’un scénario tissé de toutes pièces par la Déesse. Elle en était l’auteure, et eux n’étaient rien d’autre que de vulgaires personnages, des pions, qu’il fallait faire souffrir pour affronter des épreuves bien pires encore dans un avenir proche dont elle seule avait, une fois de plus, l’intime secret.
Une fois qu’elle parvint à acquérir un semblant de sérénité, Fileya daigna enfin lever les yeux sur l’appartement silencieux et dorénavant plongé dans le noir.
La chute de la Cité des Invoqueurs avait commencé…
… Et son épreuve n’était pas encore terminée.
Fileya devait toujours trouver la sortie. Sans mentionner le fait que Shamyso lui avait affirmé que quelqu’un l’attendait quelque part dans la Capitale, quelqu’un qui la cherchait. Ses souffrances étaient encore loin d’être achevées. La Déesse avait encore d’autres projets pour elle. Mais si c’était ce qu’elle avait prévu pour l’endurcir, alors soit. Fileya allait s’y soumettre. La chute, plus tard, n’en serait que moins douloureuse.
Avec difficulté, les jambes toujours aussi tremblantes d’émotions, Fileya parvint à se redresser. Là, la jeune fille marcha lentement en direction de son nouveau bâton d’Invoquation. Elle en découdrait avec ce nouvel ennemi, peu lui importait de qui il s’agissait, et prouverait à la Déesse qu’elle avait eu raison de lui confier cette épreuve, et qu’elle en triompherait, l’esprit digne.
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