Chapitre 8.2 : Fileya
Dans le fond, Fileya ignorait quelle partie du funeste tableau la rendait la plus mal à l’aise. L’étrange bâtiment, la ville en flammes, ou bien ses semblables en proie à l’agonie, dont elle n’avait aucune idée de comment leur venir en aide ? Que devait-elle faire pour les secourir, pour enrayer ce massacre ? Retrouver la Mage et la défaire lors d’un duel magique ? Mais, et si comme la jeune fille l’avait craint, d’autres complices se cachaient dans les champs de ruines pour allumer toujours plus d’incendies ? Détruire le cerveau de l’opération n’arrêtera jamais les engrenages de la machine en marche.
Fileya, déterminée à ne pas assister à la chute de sa Cité les bras croisés, sans rien essayer, lança son bras sur le côté, tandis qu’elle chercha, au plus profond de son cœur, la force nécessaire pour faire apparaître magiquement son nouveau bâton d’Invoquation depuis sa Réserve. Une fois qu’elle eut celui-ci en main, la jeune fille se rua vers les Invoqueurs en kimonos roses et verts pour leur venir en aide de son possible. Mais, avant même qu’elle n’ait pu effectuer un maigre pas pour les rejoindre, un hennissement quelque part dans une rue adjacente la coupa dans son mouvement. Sous ses yeux écarquillés de surprise, Fileya assista, médusée, à l’entrée en scène d’un cavalier à l’armure étincelante et de son destrier, qu’elle était certaine de n’avoir jamais vu jusqu’à présent. Les plaques métalliques ainsi que la robe argentée singulière de l’animal reflétaient les flammes des bâtiments incendiés autour d’eux comme s’ils en étaient le prolongement. La jeune Invoqueur fut prise d’un mauvais pressentiment. Ce nouveau personnage ne voulait certainement pas le salut de son peuple, et les cris désespérés et craintifs que poussèrent les siens quand ils le virent fondre sur eux ne firent que renforcer cette désagréable impression.
Épée au clair, le chevalier d’argent envoya son destrier à la poursuite des malheureux Invoqueurs qui tentaient de prendre la fuite pour sauver leur vie. Seulement, leurs courtes jambes ne valaient rien face à la course du cheval d’ocre qui eut tôt fait de les rattraper. Aussi vif que l’éclair, le nouvel arrivant trancha de sang-froid, chaque être magique qui croisa tragiquement sa route. Ceux-ci, après chaque coup de lame, s’effondraient à terre en poussant des cris d’agonie. Mais jamais aucun d’eux ne se relevait.
Paralysée par la terreur invoquée par l’annihilation de son peuple, Fileya sentit ses jambes se dérober sous elle. Sous l’effet de la surprise, la jeune fille en avait lâché son arme mystique, qui s’écrasa au sol dans un violent fracas métallique. Fort heureusement pour elle, son adversaire ne sembla même pas l’avoir remarquée, ni même entendue.
Le chevalier d’argent, une fois qu’il eut nettoyé toute la place en ruines, stoppa son cheval, qui poussa un hennissement contrarié en se cabrant sur ses deux pattes arrières. Une fois l’équidé calmé, le nouvel arrivant — que Fileya devina être un homme, au vu de sa grande stature et de ses formes trop plates pour appartenir à celles d’une femme — posa pied à terre. Patiemment, il s’accroupit sur les dépouilles de chacune de ses malheureuses victimes, qui ne pouvaient plus rien faire pour protester. La main droite de l’inconnu se mit alors à luire tandis qu’il l’enfonçait vivement dans la chair d’un premier Invoqueur, au niveau de la poitrine. Quand il la ressortit avec tout autant de sauvagerie, sa paume brillait davantage.
« C’est comme… avec Iakyndy… Et Shamyso… réalisa Fileya, une main écoeurée sur la bouche. Alors, cet homme, c’est aussi un… un Mage… ? C’est lui, l’allié de Shamyso ? Celui qui me cherche ? »
La jeune fille déglutit avec difficulté. Elle savait que son destin était d’affronter cet homme. Elle ressentait ce combat comme une évidence, comme si la Déesse elle-même lui avait insufflé cette pensée au moment où son corps avait franchi la barrière de son épreuve. Et pourtant, Fileya ne pouvait empêcher ses membres de trembler et les doutes de l’envahir. Si elle perdait face à lui, est-ce qu’il allait également lui retirer son Énergie Vitale ? Quelle en serait la douleur ? Aussi terrible que l’étreinte de la Mort… ou bien pire encore ?
Pourtant, malgré l’horreur du spectacle, la jeune fille ne pouvait se résoudre à fermer les yeux sur les crimes de guerre contre son peuple. Et plus le Chevalier d’Argent volait d’Énergie Vitale, plus Fileya éprouvait une terrible douleur prendre naissance dans le creux de son cœur. Cette souffrance ne l’avait aucunement quittée depuis la mort précipitée de River par les mains de Shamyso un peu plus tôt, mais elle sentait cette boule de noirceur gagner en puissance. Et, curieusement, la jeune fille se mit à apprécier ce sentiment.
Elle avait conscience de ce dont il s’agissait. Cette force inconnue qui s’était emparée d’elle à la mort de Neko, elle la ressentait de nouveau. Mais, cette fois-ci, Espaicegghia n’était pas présente pour la contrôler. Alors, ce soir, Fileya s’abandonnerait à cette toute nouvelle force inconnue. Un immense pouvoir était caché en elle. Quelque chose de maléfique, elle le savait, elle le sentait, mais une partie d’elle refusait de laisser cette chose, quelle qu’elle soit, partir. Car, sans cette puissance négative, Fileya avait le sentiment de ne rien valoir du tout.
Lentement, sans effectuer de geste brusque qui aurait pu trahir sa présence, Fileya attrapa son bâton d’Invoquation qu’elle avait laissé tomber un peu plus tôt sous le coup de l’émotion. Elle le tint à deux mains, s’aidant de l’embout cristallisé comme de la pointe d’une lance, au cas où elle aurait à s’en servir. Doucement, elle s’avança en direction de son adversaire, bien trop occupé à dépouiller ses victimes pour lui prêter attention.
Fileya passa juste à côté du corps sans vie d’un des siens. La gorge serrée, elle baissa les yeux pour admirer l’effroyable spectacle. L’Invoqueur qui était étendu à ses pieds devait avoisiner les trente ou quarante ans. Tout à coup, un phénomène étrange se produisit. Alors qu’elle fixait les rides de l’Invoqueur pour tenter de se remémorer ses traits, au cas où elle remarquât une quelconque ressemblance avec une possible descendance dans son époque, ceux-ci commencèrent à se creuser davantage. C’était comme si le faciès de l’homme était en train de se décomposer à vue d’œil, comme s’il prenait soudainement cinquante ans d’âge en quelques secondes. Bientôt, son visage se mit à verdir, et sa peau colla à ses os.
Il avait perdu toute vitalité. Volée par le Chevalier d’Argent qui l’avait assassiné sans raison, si ce n’était parce qu’une Mage démoniaque et sans-cœur le lui avait commandé.
Dévastée par ce phénomène, Fileya détourna les yeux, une main sur la bouche. Elle sentit le peu de baies sauvages qu’elle avait avalé ce matin lui remonter dangereusement l’œsophage et l’envie de les régurgiter ne lui manqua pas. Pourtant, tout en se concentrant sur la réalité de son illusion, la jeune fille tint bon. Agrippant de nouveau son arme de magicienne entre ses deux paumes tremblantes d’un mélange de tristesse et de rage, elle poursuivit lentement sa route en direction du Chevalier d’Argent, qui lui faisait désormais parfaitement dos. Une main sur une hanche, la meilleure amie de Yume ignorait ce qu’il était en train de faire, mais, de là où elle se trouvait, elle avait la curieuse impression qu’il venait de prendre un en-cas pour regagner des forces. Puis, Fileya nota, avec une pointe d’horreur, que ce n’était pas sa main brillante qu’il avait posée sur sa hanche, mais bien sa paume qui était restée tout à fait neutre.
« Est-ce qu’il est en train de… manger les Énergies Vitales ?! » comprit-elle avec dégoût.
Tout à coup, sans qu’aucun geste ne puisse prévoir son action à venir, le Chevalier d’Argent effectua un vif volte-face. Son épée en main, il pointait la lame de cette dernière en direction de Fileya, qui avait reculé d’un pas craintif. Réalisant que son adversaire était parvenu à flairer, elle ne savait comment, sa présence, la jeune fille serra les dents, tandis que ses doigts se refermèrent avec plus de conviction sur le manche de son arme. Le contact avec ce bâton la rassura. Certes, elle ne ressentait pas l’influence de ses Hybrides habituels dans le cristal turquoise, mais une autre créature mystique y était pourtant logée. Fileya allait donc devoir affronter ce singulier personnage sans ses compagnons aux pouvoirs de glace et d’eau, mais avec un tout nouvel Hybride qu’elle n’avait pas encore eu la chance de rencontrer.
― Enfin, nous nous rencontrons… déclara effectivement la voix d’un homme déformée par le casque qu’il portait sur le haut de la tête. Enfant aux Yeux Rouges.
Ce ne fut pas le fait d’avoir été repérée qui fit froncer les sourcils d’incompréhension de la jeune fille. Non. Malgré cette voix déformée par le casque, qui la rendait plus caverneuse, plus illusoire, plus inquiétante, plus cauchemardesque, il lui semblait l’avoir déjà entendue quelque part. Mais son esprit était tellement embrumé par les émanations des brasiers magiques autour d’elle et par le sentiment de colère qui avait envahi totalement son cœur et son âme que la magicienne était incapable de penser correctement.
Malgré le voile brumeux qui flottait dans ses pensées, Fileya se n’en laissa pas démordre pour autant, et refusa de tomber dans le piège que lui avait tendu la Déesse.
― J’ignore ce que vous voulez réellement à l’Enfant aux Yeux Rouges, déclara Fileya, pleine de courage et de volonté, tandis que l’image d’une Astrid pire qu’apeurée apparut dans son esprit, mais sachez que vous faites fausse route. Je ne suis pas celle que vous croyez.
― Et pourtant… tes yeux uniques me prouvent le contraire, annonça le Chevalier d’Argent, une paume tendue dans sa direction comme pour lui montrer une preuve.
Annotations
Versions