Chapitre 8.3 : Fileya
Fileya avait tout compris. Un seul regard dans son reflet, un seul regard sur ses pupilles tant rouges comme le sang, et tous ses espoirs de petite fille lui étaient remontés à l’esprit aussi sauvagement qu’un cours d’eau sorti de son lit après une tempête tropicale.
« La voilà, mon épreuve : oublier mes espoirs d’être l’héroïne d’Onyrik et les jeter au Royaume Cauchemardesque. »
Déterminée, Fileya leva son arme fièrement en direction du Chevalier d’Argent, le dévisageant de ses iris nouvellement rubis. Elle le menaça de l’embout cristallisé de son bâton d’Invoquation.
― Je ne suis pas l’Enfant aux Yeux Rouges, fanfaronna-t-elle, une certaine émotion de fierté dans le fond de sa voix. Je ne suis que son Bouclier. Et en tant que barrière infranchissable, je me ferai un plaisir de vous arracher la vie avant que vous ne preniez la sienne !
― Je me doutais bien qu’une confrontation avec toi serait inévitable, dit le Chevalier d’Argent tout en abaissant lentement sa main, pour venir la poser sur le pommeau de son épée, alors rangée. Soit. Tu n’es qu’un petit être chétif. Je ne vois pas ce que j’ai craindre face à un vulgaire insecte tel que toi. »
Paresseusement, l’inconnu aux plaques d’argent retira sa lame de son fourreau, qui émit un terrible grincement, comme impatiente de donner la mort à un nouvel Invoqueur.
― J’en ai plus qu’assez de ce surnom ridicule ! rugit Fileya, tandis qu’elle se souvenait de la façon dont Shamyso l’avait affublée du même sobriquet, un peu plus tôt.
Furieuse, et sachant que son adversaire ne lui laisserait jamais le loisir de débuter le combat si elle ne prenait pas les devants en première, Fileya balaya l’air circulairement face à elle à l’aide de son bâton d’Invoquation. Aussitôt, le cristal turquoise à son embout se mit à luire d’une puissante lumière, qui aurait pu être aveuglante si la pierre avait été plus imposante. La jeune fille sentit la magie dans son arme mystique bouillonner, tandis que ses avant-bras commencèrent à chauffer. Elle connaissait cette sensation, puisqu’une même chaleur l’envahissait à chaque fois qu’elle avait recours à la magie. Mais ce qui l’étonna le plus fut sans aucun doute la franchise de son mouvement. Son corps s’était presque mû de lui-même, comme s’il savait les gestes qu’elle devait effectuer. Mais cet automatisme ne fut rien face à la surprise de ce qui suivit. Des pics de glace apparurent aussitôt à l’endroit où le bâton mystique avait fouetté l’air, sans que Fileya n’ait eu besoin de conjurer la moindre formule magique.
« Alors, c’est vraiment comme cette fois-là… réalisa-t-elle en son for intérieur, ses yeux écarquillés de stupeur. Je suis capable de lancer des sorts sans avoir recours à l’Ancien Elfique… »
Trop sonnée par ses propres prouesses magiques, Fileya ne remarqua que trop tard que son adversaire était parvenu à esquiver son premier assaut. Il fallait dire que le Chevalier d’Argent restait un ennemi particulièrement véloce, et ce malgré les lourdes plaques de son armure qui auraient normalement dû le gêner.
D’ailleurs, ce dernier ne perdit pas une seule seconde. À peine fut-il de retour sur ses pieds après une roulade d’esquive qu’il fondit aussi rapidement qu’un lion en direction de la jeune Invoqueur, agrippant son épée à deux mains. Ses bottes de métal martelaient le sol à une vitesse phénoménale, émettant à chacun de ses pas une cacophonie désorientatrice.
Fileya n’allait pas encaisser cet assaut sans faire, elle aussi. Sachant pertinemment qu’elle ne possédait pas la dextérité de son adversaire, la jeune fille fit la première chose qui lui vint à l’esprit. Les sourcils froncés de concentration, elle leva son bâton en direction du Chevalier d’Argent comme s’il s’agissait d’une épée. La meilleure amie de Yume avait conscience, en revanche, que si un duel éclatait entre le Chevalier d’Argent et elle, son pauvre bâton de magicienne ne ferait jamais le poids. Aussi, la seule solution qui lui vient pour pallier la puissance destructrice de son ennemi fut de créer une Barrière de protection magique tout autour de son corps.
À peine la balle opaque eut-elle le temps de se former que le Chevalier d’Argent assena une estocade parfaitement maîtrisée, qui visait tout justement la gorge de la jeune fille. Cependant n’ayant pas prévu que son ennemie était capable de produire une Barrière magique pour se défendre face à ses assauts, sa lame ricocha misérablement sur la membrane de la bulle de protection. Complètement sonné par ce coup raté, l’inconnu en armure recula de quelques pas, titubant légèrement de surprise, ses bras radicalement engourdis comme s’ils avaient frappé un mur de toutes ses forces. À la profonde stupéfaction de Fileya, le Chevalier d’Argent lâcha un rire, une main apposée sur son casque, le dos voûté. La jeune fille, toujours méfiante et concentrée, resserra un peu plus son emprise sur son nouveau bâton d’argent, tandis qu’elle imagina sans grand mal son adversaire sourire sarcastiquement derrière son heaume de fer.
― Ha ! De la Magie, hein ? parvint-il à dire une fois sa crise de rires passée. Très bien. Laisse-moi te faire montre de mes talents d’Invoqueur… couplés à une partie de pouvoirs de Mage.
Complètement retournée par de telles paroles, Fileya écarquilla les yeux, avant de se ressaisir. Les histoires et légendes qu’elle avait lues sur la Cité des Invoqueurs lui revinrent subitement en mémoire, plus particulièrement ce qui avait conduit à sa perte… Ou plutôt celui qui avait apporté sa chute. Le fameux Invoqueur qui avait rasé sa propre ville se tenait juste devant elle. Fileya comprenait mieux, désormais, pourquoi la Déesse l’avait mise face à lui. Son rôle, ce soir, était de l’arrêter, lui, l’un des siens, avant qu’il ne commette d’autres atrocités qui mèneraient au déclin de son peuple.
Cependant, quelque chose, dans son discours, l’avait dérangée. Jamais il n’avait été fait mention que cet être qui avait mis la Cité à feu et à sang était en réalité un être hybride entre un Invoqueur et un Mage. Pourquoi y avait-il ce manquement, une fois encore, dans les récits d’aujourd’hui ? Un besoin de cacher la vérité ? Mais pourquoi l’Histoire avait-elle décidé de remettre la faute entière sur un Invoqueur, et non sur un Mage ? L’inverse aurait été plus logique !
Malheureusement, la jeune fille n’eut pas le loisir de tergiverser plus longtemps. Le Chevalier d’Argent se redressait déjà, ses bras écartés en croix. Fileya ne pouvait le confirmer à cause de son casque de fer, mais elle était certaine d’avoir vu dépasser deux lueurs jaunes derrière les fentes de son heaume. Comme si son adversaire lui lançait un regard de défi. Mais cette impression ne dura que quelques secondes. À peine eut-elle remarqué ces deux lueurs qu’un autre phénomène étrange se produisit. Le temps d’un simple battement de cils, son ennemi s’était volatilisé.
Empruntée, Fileya écarquilla les yeux. Le Chevalier d’Argent avait-il réellement quitté le terrain, comme par enchantement ? Non… Quand elle se concentra davantage, la jeune fille perçut l’aura magique que dégageait son adversaire. Il était encore là. Encore tout proche. Mais invisible. Incapable de le discerner à l’œil nu. Et même ses sens magiques n’étaient pas assez puissants pour identifier son emplacement sur la place ruinée avec exactitude.
Fileya serra les dents de rage et d’impuissance, tandis que ses doigts se refermèrent avec crispation sur son arme magique, à s’en faire blanchir les phalanges. Il lui fallait un moyen de l’atteindre. Certes, sa Barrière magique lui permettait de se protéger d’une quelconque attaque, mais celle-ci n’était pas éternelle, et elle finirait par se briser. Et malgré ses nouvelles aptitudes liées aux Ténèbres de son cœur, la jeune fille n’avait pas encore une essence assez puissante pour invoquer des sortilèges à répétition sans s’épuiser. Mais ce qui l’ennuyait au plus haut point était de savoir son adversaire toujours présent, à l’épier, quelque part, un sourire satisfait aux lèvres, à fomenter un plan d’assaut pour lui faire du tort. Il pouvait surgir de partout à la fois, à n’importe quel moment. La meilleure amie de Yume avait l’affreuse impression qu’une cage lévitait juste au-dessus de sa tête, et qu’un misérable coup de la corde qui la retenait dans les airs suffirait pour qu’elle fonde sur elle à la vitesse de l’éclair.
La jeune fille devait, par n’importe quel moyen pendant qu’il était dissimulé, trouver un stratagème efficace pour parvenir à le toucher avant qu’il ne le fasse en premier. Pour lui prouver qu’elle avait, elle aussi, de la ressource, et que l’état physique de son adversaire ne lui importait guère : elle ressortirait victorieuse de ce combat, pour venger son peuple déchu par sa faute ! Mais comment la jeune Invoqueur pouvait-elle ne serait qu’espérer effleurer l’invisible ?
Tout à coup, une pensée tout aussi fugace que cruelle frappa son esprit. S’il était capable d’user de la magie perdue des Mages, cela voulait-il dire qu’il avait accès, contrairement à Iakyndy, à tout leur répertoire de sorts ? Donc, le Chevalier d’Argent était-il en mesure de lui retirer sa Barrière protectrice ?!
Fileya décida qu’il était bien trop dangereux d’attendre pour le découvrir. Elle devait agir dans les plus brefs délais, avant que le pire n’arrivât, quitte à employer une ribambelle de sorts à l’aveuglette, en priant pour parvenir à la toucher. Encore un problème persistait cependant avec cette technique : le Chevalier d’Argent l’avait démontré, il était incroyablement véloce. Lui lancer des sorts de glace et de feu à répétition ne marcherait jamais. Mais qu’en était-il de la Foudre, qui ne sortait pas directement du cristal d’Invoquation, mais des cieux… ?
La seule façon d’en avoir le cœur était de tenter le tout pour le tout, et prier pour que l’attaque fasse mouche.
Tâchant d’agir le plus rapidement possible, Fileya leva son bâton en direction de la voûte céleste complètement noircie de fumée. Comme pour les pics de glace un peu plus tôt, aucun son ne sortit de ses lèvres. Aussitôt, des nuages bien plus sombres que les émanations des brasiers recouvrirent les cieux, menaçants. Puis, une forte détonation retentit, recouvrant l’espace d’un fugace instant les cris de détresse des Invoqueurs qui cherchaient encore à fuir la Cité. Les cumulus noirs se mirent à frétiller, signe d’un éclair éminent. Et celui-ci ne tarda pas à fondre sur le champ de bataille.
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