Chapitre 13.3 : Astrid

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Alors qu’elle mettait presque le doigt sur l’évidence, un hennissement dans le lointain la fit sortir de ses pensées analytiques. Astrid sursauta quand elle fit volte-face. Au loin, elle vit avec horreur le Chevalier d’Argent s’approcher au trot, son armure luisante dans les Ténèbres de la nuit cauchemardesque de la Cité des Invoqueurs. Prise au piège dans sa prison de glace, la jeune fille était désormais incapable de s’enfuir. Elle était cisaillée entre la Mage de Cristal à l’arrière, et le Chevalier d’Argent à l’avant. Si elle ne faisait rien pour sauver Fileya, alors sa mission — et donc son épreuve par extension — était fichue !

Une fois proche de la jeune archère, le Chevalier d’Argent stoppa sa monture d’un geste sec sur la bride qui fit hennir l’équidé de mécontentement. Puis, il descendit de celle-ci d’un bond souple et agile, comme s’il avait effectué ce mouvement des centaines de fois déjà, ce dont Astrid n’en doutait pas. Il s’approcha alors d’Astrid. Cette dernière, les dents serrées d’amertume, eut du mal à ravaler sa salive coincée dans sa gorge étriquée de terreur, épouvantée à l’idée d’avoir échoué.

Une fois à sa hauteur, l’homme retira de force Fileya des bras d’Astrid. Elle avait tenté, tant bien que mal, de résister, mais sa prise se fit moins ferme quand, sans aménagement, le soldat lui avait lancé une gifle pour taire ses protestations. Trop sonnée par ce geste, la brune avait baissé sa garde, et laissé son amie partir aux mains de l’ennemi.

NON ! rugit Astrid une fois ses esprits de nouveau en place, en tirant ses bras vers l’avant pour tenter de récupérer le nourrisson. LAISSEZ-LA TRANQUILLE ! C’EST QU’UN BÉBÉ, BORDEL ! VOUS LUI VOULEZ QUOI, À LA FIN ?!

Sans prendre la peine de répondre, ni même de la dévisager, le Chevalier d’Argent passa à côté de la jeune fille, le nourrisson pleurant de plus belle dans ses bras. Astrid avait l’affreuse impression de ne plus exister. Là, l’homme remit l’offre à la Mage, qui accueillit l’enfant dans ses bras avec ce sourire détraqué d’une fausse mère aimante. Elle baissa les yeux en direction du bébé, dont les pleurs refusaient de s’apaiser. La brune se tordit la colonne vertébrale pour contempler avec dégoût la scène qui se déroulait dans son dos. Constater le rictus maternel qu’adressait la femme à la peau de cristal à l’enfant lui donnait tout simplement envie de vomir.

Enfin… soupira la magicienne, une lueur singulière dans le regard. L’un des quatre Élus des Dieux est entre nos mains. Maintenant…

IL FAUT LA TUER ! la coupa derechef le Chevalier d’Argent, d’une voix curieusement hystérique qui donna des frissons à la jeune archère.

NON ! s’étrangla Astrid, main tendue en direction de Fileya.

La jeune fille sentit la boule de stress dans sa gorge éclater. N’ayant plus assez de force pour la contenir, Astrid laissa ses larmes de détresse couler en abondance sur ses joues rondes. Mais ces cris et lamentations ne firent que renforcer l’état démentiel des deux antagonistes à ses côtés.

Tout à coup, le prétendu Seven leva une paume gantée dans les airs. Aussitôt, quelque chose prit forme dans le creux de sa main. D’abord ridicules, des petites étincelles se rejoignirent dans le centre du membre pour former une spirale jaunâtre, puis orangée, qui vira finalement au rouge flamboyant quand la boule de feu se fut totalement constituée. Astrid écarquilla des yeux rougis par les larmes. Comment avait-il fait pour invoquer ainsi un sort sans avoir recours à une formule en Ancien Elfique, ou encore grâce à une Sphère de Magie ? La jeune fille se souvint alors de la façon dont Iakyndy, elle aussi, avait été capable de manipuler la glace sans avoir besoin de quelconques mots, uniquement de sa volonté. Se pouvait-il que seuls les Invoqueurs aient recourt à une formule magique pour invoquer des sorts ? Ou bien le cas d’Iakyndy et de Seven était-il drastiquement différent ?

Astrid craignit le pire quand le Chevalier d’Argent abattit sa main englobée d’une boule de Brasier en direction du bébé. La jeune fille tenta de pousser un ultime cri, mais son râle resta coincé dans sa gorge.

Un autre cri, plus strident, plus puissant, plus poignant, retentit à sa place.

Astrid sentit les poils de ses avant-bras et de sa nuque se dresser, tandis qu’un frisson d’effroi parcourut l’entier de ses membres. Ce hurlement avait été poussé par Fileya quand Seven avait approché sa paume, comme si elle avait saisi toute la notion du danger, et cherchait par tous les moyens, elle aussi, de s’en éloigner.

La brune avait noté la façon dont le nourrisson n’avait jamais ouvert les paupières une seule fois depuis qu’elle l’avait sauvé de l’église en flammes. Aussi comprit-elle, quand elle vit ces dernières se redresser avec panique, que les choses allaient définitivement prendre un tout nouveau tournant. Les yeux désormais entièrement éveillés, écarquillés à leur paroxysme, Fileya avait cessé de pleurer. Même son cri ne résonnait déjà plus, mais celui-ci, poussé sans crier gare, avait laissé ses deux tortionnaires complètement cois.

Mais ce qui dérangea sans doute le plus Astrid dans ce sinistre tableau fut sans aucun doute la couleur des pupilles de Fileya…

Des iris aussi rouges que le sang frais, identiques aux siens.

Le reste du spectacle sembla se passer en accéléré devant les yeux démunis d’Astrid, qui ne put rien faire d’autre, comme lors de son troisième rêve, que regarder avec effarement la suite des événements.

Le petit corps de l’enfant quitta de lui-même les bras cristallisés de la Mage, pour flotter mystérieusement dans les airs. Les iris rouges grands ouverts, aucun son ne sortait des lèvres du bébé pourtant béantes en un cri inaudible. Puis, tandis que Fileya poursuivait sa montée dans les cieux sous les regards effarés de toute l’assistance, son corps se mit subitement à luire. La lumière qui irradiait de sa minuscule silhouette était si forte qu’elle força Astrid à se recouvrir les yeux de ses deux bras, tout en tournant le dos à la scène divine. Mais, malgré cette précaution pour ne pas subir de cécité, la jeune fille parvenait encore à saisir, à travers ses paupières fermement closes, la lueur en provenance de la version bébé de son amie.

L’irradiance lumineuse ne dura guère plus de quelques secondes. Quand Astrid comprit que la lueur s’était tarie, elle décroisa lentement les bras, terrifiée du prochain spectacle dont elle allait être témoin. Et celui-ci ne manqua pas de la laisser sans voix. Les yeux écarquillés à leur paroxysme d’Astrid lui renvoyaient désormais l’image d’un petit bébé au visage serein, les paupières à nouveau closes, qui flottait toujours dans les airs… Mais enfermé sous une épaisse couche de cristal aux contours triviaux, bruts, étincelants.

Lentement, Fileya commença à entamer sa chute vers la terre ferme. Pour ne pas manquer son butin, le Chevalier d’Argent leva ses bras dans un tintamarre de plaques de métal, et vint y cueillir l’enfant. Elle aussi curieuse par ce phénomène, la Mage s’approcha à son tour, interdite.

Astrid, de son côté, bouillonnait de rage. Cette fois-ci, elle avait définitivement échoué. Comment la Déesse lui ferait-elle payer ce raté, une fois de retour dans sa réalité ? Peut-être venait-elle de lui faire passer un test, pour qu’elle puisse prouver qu’elle était digne d’être une héroïne… Test qu’elle avait lamentablement échoué, malgré ses efforts.

Qu’est-ce que vous lui avez fait ?! s’époumona Astrid, les larmes ruisselant sur ses joues rondes telles des cascades sauvages.

Absolument rien, affirma le Chevalier d’Argent, avec un petit rire sarcastique.

Un sort de défense, sans doute. La fille a dû protéger son corps avec le cristal, intervint à son tour la jeune femme à la peau fragile, qui passa ses doigts sur le cristal qui entourait Fileya, faisant crisser sournoisement ses ongles sur la surface inégale. À moins que… ce ne soit autre chose…

L’homme, qui tenait le précieux bloc d’un bras, enflamma sa paume libre. Il approcha son sort de Brasier en direction de la surface, sous le regard horrifié d’Astrid, qui priait intérieurement pour que Fileya soit réellement en sécurité là-dessous. Elle soupira de soulagement quand elle vit que le cristal n’avait même pas été égratigné par les flammes du Chevalier maléfique.

Même les flammes d’un Hybride sont incapables de contrer la magie des Dieux, dit-il à l’intention de sa partenaire.

Il fallait s’y attendre, déclara celle-ci avec une moue crispée, avant de se tourner vers Astrid. J’ignore qui tu es, ni pourquoi tu souhaites jouer aux héros, mais un conseil, gamine : ne te mêle pas des affaires des Dieux. Ça pourrait très mal finir. Pour toi, pour tes amis… Mais aussi pour le Monde.

Sur ces paroles énigmatiques, la Mage détourna les talons, non sans faire voler ses longs cheveux soyeux dans son sillage. Puis, avec une démarche féline, une main posée sur sa hanche, la jeune femme disparut à travers les bâtiments en flammes, dans la direction opposée. Le Chevalier d’Argent ne tarda pas à en faire de même, malgré les supplications d’Astrid qui pleurait encore à chaudes larmes qu’on lui rende son amie. Mais l’homme sous le casque n’avait cure de ses plaintes et lamentations. La jeune fille était même persuadée qu’il lui avait lancé un sourire triomphant derrière son heaume, ce qui ne manqua pas de faire grandir la colère dans son cœur, déjà fortement puissante.

Ne souhaitant aucunement rester sur cet échec, et décidée à montrer à la Déesse qu’elle se battrait jusqu’au bout pour réussir son épreuve, Astrid tenta, une fois encore, de se dégager. Elle agrippa l’une de ses cuisses et, à l’aide de ses bras et de son pied qu’elle ne sentait pourtant plus, elle essaya de s’extirper de la glace. Mais cette dernière refusait de céder. Paniquée, la brune commença à cogner la surface de toutes ses forces, hurlant de rage contre la Mage de Cristal, le Chevalier d’Argent et elle-même. Mais rien n’y faisait. Le sort de la magicienne inconnue était bien trop puissant. Dans un geste de désespoir, la jeune fille fourra les mains dans ses poches, espérant y dénicher des Sphères de Magie. Mais celles-ci demeuraient tragiquement vides.

Si elle l’avait pu, Astrid se serait jetée au sol pour pleurer et frapper du poing. Mais tout ce qu’elle pouvait faire, en cet instant, était de marteler, faiblement, la surface gelée de son entrave magique.

Elle avait échoué.

Cette simple pensée résonnait sournoisement en elle. Et jamais Astrid n’avait connu de peine aussi grande. Jamais elle ne s’était sentie aussi perdue, aussi seule, aussi insignifiante. Autant en besoin d’aide.

Elle se sentait inutile. Rejetée, même par ce Monde onirique en qui elle avait pourtant trouvé un refuge.

Il n’y avait définitivement aucune place pour elle.

Tout à coup, Astrid sortit de ses noires pensées quand une gargantuesque explosion retentit. La détonation avait semblé résonner de tous les côtés en même temps, impossible d’en déterminer l’origine ni même la source. Paniquée, la jeune fille effectua plusieurs volte-face sur place, pour tâcher de trouver la provenance du bruit. Rien.

L’explosion fut très rapidement suivie par un tremblement de terre. Perturbée par ce sol qui ne tenait plus en place, Astrid écarta les bras en croix, de sorte à garder un semblant d’équilibre, ce qui était loin d’être tâche aisée quand nos pieds étaient entravés dans de la glace !

Ensuite, Astrid eut l’horrible sentiment de se retrouver tout à coup dans un manège à sensation. De ceux qui vous lâchent subitement dans le vide quand on se trouvait à des hauteurs impensables, tellement hauts que même sans craindre le vertige, il n’était pas recommandé de lancer un regard vers la terre ferme. La jeune fille avait l’impression que son cœur venait de quitter son corps !

Astrid ignorait pourquoi elle ressentait toutes ses impressions. Elle ne se trouvait pourtant pas en hauteur, mais dans la Cité des Invoqueurs ! Alors, pourquoi avait-elle l’horrible impression de chuter tout à coup dans le vide ?!

Une pensée fugace s’imposa alors comme étant la plus probable. Et si, depuis le début, la Cité des Invoqueurs… Flottait dans les cieux ?!

Astrid ne sut jamais si ce phénomène était dû aux secousses ou bien au fait que sa propriétaire se trouvait désormais trop loin pour garder un contrôle magique décent, mais la glace qui retenait ses pieds prisonniers avait fini par disparaître. La magie s’estompait joliment dans les airs, fondant à la manière de lucioles prenant leur envol en pleine nuit. Mais la jeune fille ne se permit pas d’observer ce magnifique spectacle. À peine comprit-elle qu’elle était de nouveau libre de tout mouvement, la brune effectua un pas déterminé en avant, dans l’espoir d’aller récupérer Fileya. Tout n’était peut-être pas perdu ! Peut-être avait-elle encore une chance de réussir son épreuve, et ainsi prouver à tous qu’elle était bel et bien l’Enfant aux Yeux Rouges !

Astrid posa un premier pied à terre. Mais jamais elle ne parvint à mettre le suivant. Les secousses qui ébranlaient la Cité des Invoqueurs étaient si puissantes, et ses jambes si engourdies par le froid, que la jeune fille s’écroula de tout son long au sol. Pendant sa chute, elle ne prit pas garde, dans la précipitation, à protéger sa tête de ses bras. Son front heurta les pavés ruinés avec violence.

Et le noir fut la seule chose qui lui tendit les bras.

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