Chapitre 14.2 : Astrid
Quand Astrid put se redresser sur ses coudes pour elle aussi dévisager ses trois autres compagnons en âge de comprendre la scène honteuse dont elle venait de se donner en spectacle, elle vit avec une netteté perturbante le large sourire en réalité dessiné sur les lèvres de Fileya.
Dépitée, et désormais que ses amis devaient se faire de mauvaises idées sur sa relation avec Yume, Astrid enfouit son visage entre ses mains pour marmonner des paroles incompréhensibles. Quelque chose comme quoi ils faisaient fausse route, qu’il ne s’agissait que d’un malentendu, qu’ils devaient arrêter de se faire des films. Puis, ses excuses se transformèrent rapidement en insultes inaudibles à l’encontre de Yume, notamment, qui devait signifier qu’il n’était rien d’autre qu’un idiot pour avoir agi aussi passionnément, pour rester le plus sobre possible.
Il fallut espérer quelques minutes pour que les rougeurs sur le visage d’Astrid commencent à disparaître. Quand elle se sentit enfin la force d’affronter les regards joueurs de ses trois autres compagnons ― enfin, plutôt deux, il était toujours difficile d’interpréter les expressions faciales inexistantes de Léterno ―, la jeune fille redressa la tête. Mais elle refusa de porter ses yeux sur Yume, pourtant à ses côtés. Elle préféra reporter son attention sur Fileya, à quelques pas face à elle, dont l’humeur joyeuse ne l’avait pas quittée.
Mais, malheureusement pour la jeune Invoqueur, Astrid n’était pas d’humeur à plaisanter. Déjà que cette situation l’embarrassait, voilà maintenant que son cerveau, pour lui faire oublier sa honte, lui repassait avec une précision déroutante les images de l’épreuve qu’elle venait plus de subir que de réellement participer. Ses pensées se tournèrent en premier lieu en direction du nourrisson et de ses pleurs incessants qui déchiraient le cœur, impossibles à calmer. Puis, ce furent les cris douloureux et paniqués des Invoqueurs, personnages invisibles dans le tableau des affres auquel elle avait été confrontée. Enfin, ses souvenirs la portèrent subitement en direction des deux curieuses personnes qui avaient tenté de lui enlever l’enfant… Pour finalement y parvenir, sous ses yeux impuissants.
Une nouvelle vague de culpabilité submergea son cœur.
Astrid leva les yeux en direction de Fileya. Son instinct prit instantanément le dessus. Avant qu’elle ne réalisât ce qu’elle était en train de faire, la jeune fille était déjà propulsée sur ses jambes et, à la vitesse de l’éclair, elle vint se jeter dans les bras de la jeune Invoqueur, l’emprisonnant dans une emprise de soulagement et de pardon. Cette dernière, confuse, ne sut comment interpréter cette subite marque d’affection de la part de son amie venue d’un autre Monde, elle qui avait toujours été jusque-là réservée et pas très tactile. Mais, une fois la confusion passée, Fileya referma à son tour ses bras dans le dos de l’Enfant aux Yeux Rouges, tout en fermant les yeux. Enfin, elle enfouit sa tête dans le creux formé par les épaules de sa camarade.
― Ça va aller… rassura Fileya timidement, mais d’une voix transpirant de tendresse. Peu importe ce que tu as bien pu vivre là-bas, c’est terminé, maintenant…
Yume s’approcha gravement de ses deux amies enlacées. Astrid ne put pas voir l’expression de son visage car le sien étant encore coincé dans les bras de Fileya, mais elle sentit cependant l’un de ses bras musclés se refermer lui aussi sur ses épaules. Le jeune homme plaça ensuite son front, dans un geste rassurant, sur les deux déjà collé de ses compagnons féminins.
― Quelle Déesse de malheur, vociféra Yume entre ses dents serrées de colère. Son but était clairement de nous en faire baver. Peu importe ce qui vous est arrivé, c’est terminé, je vous le jure.
Un léger silence s’installa après les paroles lourdes de sens de l’ancien Épéiste, avant qu’il ne reprenne, sur le ton de la plaisanterie :
― On peut toujours faire demi-tour.
― Je croyais que t’étais contre, releva Astrid avec un sourire de travers.
Elle défit la première le contact avec ses deux amis pour venir essuyer ses larmes d’un revers de bras viril. Puis, la jeune fille prit une grande inspiration tandis que Fileya, face à elle, séchait à son tour le coin de ses yeux humides du plat de sa main délicate. Astrid serra les poings sur ses cuisses, avant de lancer un regard grave en direction de ses deux compagnons qui avaient déjà passé les épreuves.
― Je dois vous parler, dit-elle, pesant chacun de ses mots.
Astrid fixa chacun de ses amis un à un, même Léterno et Thandon qui avaient assisté à la scène de réunion d’un œil gêné. Puis, la jeune fille se redressa sur ses pieds pour trouver une position plus confortable. Ses genoux commençaient à la faire souffrir, à force d’être ainsi assise !
― Ce que j’ai vu là-bas… dévoila-t-elle, tandis qu’elle sentait sa voix défaillir à chaque nouvel assaut de mot. Je crois pas que ce soient de simples épreuves.
― Tu veux dire… réagit Fileya la première, tout en se levant à son tour, les sourcils froncés de concentration. Qu’il y aurait une part de vérité dans tout ce qui nous est arrivé ? C’est aussi le sentiment que j’avais.
Astrid jeta un regard en direction de Yume, qui n’avait pas encore ouvert la bouche pour exprimer son avis. Quand elle vit le pli sur son front, elle comprit qu’il était également arrivé à une conclusion, bien qu’il ne semblât pas avoir la volonté de la partager avec ses compagnons de voyage, pour quelque raison que cela fût. Au contraire, le jeune homme s’enfonça de lui-même dans son mutisme, tandis qu’il avait tourné la tête, devenu subitement morne, comme s’il ne souhaitait pas être analysé par ses amis. Astrid comprenait, cependant, combien il était dur de dévoiler les pensées qui pouvaient nous hanter, aussi décida-t-elle, sagement, de ne pas le pousser à la confession s’il ne s’en sentait pas encore le courage.
Au lieu de quoi, Astrid tourna le chef en direction de Fileya, pour lui adresser un grave hochement de tête affirmatif.
― À vrai dire, débuta la jeune Invoqueur, le regard pensif, tandis qu’elle faisait tourner la chevalière de River autour de son index, je refusais de trop me laisser emporter par des spéculations hâtives. Mais si tu le penses toi aussi…
― Je dois vous parler de mon illusion, décida Astrid, les poings serrés gravement le long de son corps. Parce que tu étais le sujet de mon épreuve, Fileya.
Empruntée, cette dernière lâcha un petit hoquet de surprise qui se répercuta en de nombreux échos, qui achevèrent de rendre l’ambiance dans la salle encore plus lourde qu’elle ne l’était déjà. Une main près de sa bouche et les yeux écarquillés de stupeur, la jeune fille accorda l’entier de son attention à Astrid, qui était assez courageuse ― contrairement à Yume et elle-même ― de dévoiler l’objet de son illusion. Fileya n’était pas la seule suspendue ainsi aux lèvres de son amie. En vérité, tous ses compagnons attendaient ardemment la suite des révélations avec impatience.
― En réalité, je suis pas certaine d’avoir tout saisi à cent pour cent non plus… se défendit subitement la jeune fille face à tant d’importance accordée à sa personne. Je sais juste que… J’ai vécu encore une fois mon second rêve.
― Tu veux dire celui que t’as fait avant de venir dans notre Monde ? vérifia Yume, qui reprenait part à la conversation.
― Intéressant, fit Léterno, resté mué jusqu’à présent, ses bras croisés sur son torse. Tu peux développer ?
― Oui, oui, j’y viens… approuva la jeune fille avec un hochement de tête assertif.
Décidément, Léterno avait le don de la mettre mal à l’aise. Elle qui s’était trouvé des points communs avec le grand homme, notamment sur le côté analytique et discret, se pouvait-il que certains ressentissent également cette impression de gêne en sa présence, autrefois ?
Astrid passa outre ses questionnements intérieurs pour se lancer dans un long monologue, restituant avec le plus de détails possible l’épreuve qu’elle venait de subir, espérant ne rien omettre d’important. Ainsi, elle leur parla de la ville en flammes et de la frappante réalité de chaleur, puis du sauvetage de l’enfant, et comment elle avait reconnu Fileya grâce à sa gourmette d’argent au poignet, avant de terminer sur le Chevalier d’Argent. La jeune fille aurait aimé enchaîner sur la suite, mais le froncement de sourcils de Fileya lui fit comprendre qu’elle devait attendre encore un peu avant la fin de ses révélations.
― Attends… l’interrompit la jeune Invoqueur, alors que tous, jusqu’à présent, avaient écouté ses paroles dans un silence religieux. Tu as bien dit qu’il portait une armure ?
― C’est bien ce que j’ai dit, confirma Astrid avec un signe de tête affirmatif.
― Il était là aussi, déclara-t-elle, dans un murmure.
Fileya fixa tour à tour ses amis, dont les expressions faciales extériorisaient clairement le désir d’en savoir davantage. La jeune fille soupira doucement, plus pour se donner du courage que par réelle oisiveté, avant de poursuivre :
― Puisque Astrid est partie sur sa lancée, je peux bien la suivre un petit peu… Le Chevalier d’Argent aussi faisait partie de mon épreuve.
La jeune Invoqueur marqua une pause volontaire dans sa tirade, pour dresser le regard en direction de Yume.
― Je suis certaine à cent pour cent qu’il s’agissait de Seven. Il avait son visage, en tout cas.
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