Chapitre 49 : Leçons du passé, vision du futur
Pierre d’Ambroise
Samedi 13 du mois de Juin de l’an de grâce 1205 AE.
Domaine de Villeurves ; durant la nuit
Royaume du Corvin
Quand Pierre ouvrit les yeux, ce n’était pas la douce lumière du soleil levant qui se dévoila à lui comme il l’aurait escompté, mais bien la pénombre et le calme de la nuit. Sa chambre était éclairée par la lune, haute et pleine au loin, qui laissait sa lumière pure traverser les épais carreaux des fenêtres pour dévoiler au jeune homme la pièce et le mobilier qui l’entourait.
Ce qui l’avait tiré de son sommeil était la blessure encore douloureuse du griffon qui zébrait son flanc. Il la sentit de suite quand il bougea dans son lit pour trouver une position plus confortable, en vain. Le jeune homme avait déjà bataillé pour s’endormir la veille. Refrénant sa douleur comme il le pouvait et se forçant à dormir dans l’espoir d’une nuit réparatrice et d’un réveil paisible le lendemain.
Mais Pierre était, là, bien loin de ce but et désir. Après s’être tourné et retourné sur sa couche, il comprit que le sommeil serait difficile à retrouver. Soufflant de dépit, il se redressa tant bien que mal, tirant le drap du lit et s’assit sur la bordure de ce dernier. Bien que les derniers jours furent assez calmes en comparaison des derniers mois mouvementés et ce malgré l’histoire du griffon.
Cela faisait déjà bien quatre jours que le seigneur d’Ambroise avait dû batailler contre le « grand-duc », mais les blessures récoltées pesaient encore sur lui et son corps. Mais aussi contraignantes que soient ses blessures, il savait qu’il ne pouvait se plaindre. Certains des hommes qu’il avait réunis pour la chasse y avaient laissé la vie. Ils étaient morts pour l’avoir suivi et cela laissait un goût amer au jeune homme.
Étais-ce là le prix du commandement, l’honneur et la lourde tâche d’un seigneur ? Se dit-il en fixant son épée qui trônait en bonne place sur la table principale de la chambre.
Se levant, aidé par la colonne boisée du cadre de lit, il s’approcha lentement de la fenêtre. Il ne devait pas être loin des Matines, car les seules lumières à l’extérieur étaient celles des deux gardes en patrouille sur les murailles du manoir. Ces deux seuls halos de lumière orangée dansaient ainsi au loin, sur l’enceinte de la demeure de Pierre.
Portant son regard plus loin, le seigneur d’Ambroise observait Villeurves. Le village que son manoir surplombait n’était qu’un rassemblement de formes sombres au loin. Un lieu de vie assoupi et encore en pleine torpeur quant à l’heure.
Malgré l’été déjà bien engagé, le froid se rappela alors au jeune homme qui était vêtu simplement de sa longue chemise blanche. Son corps encore engourdi ressentit bientôt le froid par ses pieds nus sur le sol et, comme témoignage supplémentaire de la chose, le puissant vent qui balayait la vallée vint faire craquer les poutres au-dessus du jeune homme. Les poutres et plus généralement le toit en son entièreté.
Quittant la fenêtre et le tableau sombre de l’extérieur, Pierre se dirigea vers la porte de ses appartements. Enfilant ses chaussures, il fit glisser le loquet de la porte pour quitter l’endroit. Le couloir était légèrement éclairé par les quelques lampes à suif réparties sur les murs.
Après avoir décroché l’une d’elles, il parcourut le couloir pour emprunter le long escalier en colimaçon. Dévalant les marches de pierre les unes après les autres, le jeune seigneur parcourt les différents étages pour se rendre au rez-de-chaussée. Plus exactement, la salle commune où la cheminée devait encore accueillir un feu chaud et apaisant.
Faisant irruption dans ladite salle par les premières marches de l’escalier le jeune homme vit tout d’abord un jeu de lumière devant lui. Les hautes fenêtres bordant la pièce laissaient la lumière blanche de la lune s’immiscer dans les lieux. Au bout de la salle, se tenait toutefois la cheminée et depuis son foyer se présentait cette fois une lumière orangée. Un cercle d’éclairage aux couleurs vives au bout des nombreux rayons blancs de la salle.
Posant sa lampe à suif sur la longue table qui parcourait une bonne partie de la pièce en son centre, il s avança pour rejoindre la cheminée. Le grand lustre à bougies avait sa corde détendue et trônait sur la table, les bougies éteintes. Avançant toujours plus dans l’espace qui le séparait encore du feu, il fit glisser sa main sur les quelques chaises bordant la table pour l’aider.
Proche du feu se tenaient cette fois deux chaises à haut dossier de bois. Toutes deux incrustées de motifs et travaillé. En arrivant devant ces deux sièges qui encadraient en quelque sorte le foyer, le jeune homme vit que l'une d'elles était déjà occupée.
S’arrêtant contre le dossier de la chaise libre à droite du feu, il vit le visage de l’occupant de la seconde qui se dévoila, petit à petit, à lui par la lumière orangée qui couvrait son visage de l’ombre.
— Tu ne dors pas !? fit Lise, surprise de voir un arrivant aussi inattendu en pleine nuit.
— Non, le cadeau du griffon m’en empêche…
— Tu sais que je pourrais faire un baume ou quelque chose d’autre pour dormir ou calmer la douleur.
— Je préfère me remettre « naturellement », dit-il en essayant de garder un ton amical malgré les enseignements qu’il avait reçus envers la magie ou tout autre tour que l’Ecclésiarchie de Sauveurs désapprouvait.
— C’est toi qui vois après tout.
— Et toi, pourquoi tu ne dors pas ?
—La pleine lune...
Pierre avait alors pris place sur le siège à droite de Lise. Ainsi assis, la blessure lui faisait un peu moins mal. La grande cheminée face à Lise et Pierre était encore bien active. Les bûches encore en bon nombre brûlaient et émettaient parfois des petites braises. Des petits points lumineux dansant hors du brasier qui créaient un petit spectacle hypnotisant pour le jeune homme encore somnolent.
Quittant cette vision Pierre récupéra une des coupes qui siégeaient sur la petite table ronde à sa droite et saisit par la même occasion une petite cruche pour remplir son verre. Le liquide rougeâtre du vin emplit bientôt la coupe et tandis qu’il reposait le petit contenant en terre cuite pour boire, il vit une main se tendre sur sa gauche.
— Ne me dis pas qu’un noble de ta stature ne propose pas à boire à une dame !?
Comme pour ajouter quelque force à ses propos, elle fit bouger sa main pour faire signe de lui donner la coupe.
S’exécutant en soufflant plus amusé que couroucé, Pierre se servit alors dans un des verres que comprenait la petite table.
— Alors, tu as réfléchi à ce que tu vas faire ? demanda Lise en buvant une gorgée de sa coupe.
— Tu veux parler de la lettre de la reine ?
— Oui, celle-là même où elle invoqua ta promesse de soutien.
— Je vais faire ce qui m’est demandé, je n’ai pas vraiment le choix, si ?
— On a toujours le choix pourtant.
— C’est vrai, mais être chevalier demande d’agir en conséquence. Je lui ai fait une promesse.
— Si tu le dis, en tout cas, je ne sais pas comment tu comptes t’y prendre, mais je te souhaite bonne chance.
Comme si je savais comment y arriver…
— On n’a pas beaucoup parlé depuis notre arrivée, tu te fais au lieu ?
— Avec de nouvelles terres et une chasse au monstre, c'est normal d’avoir été occupé, dit-elle en rigolant. Mais ne t’en fais pas, tout vas bien, ça fait plaisir d’avoir un endroit solide et chaud ou dormir.
— Et avec Pilgrym ?
— Tout va bien… Tout ira très bien si tu ne cries pas sur tous les toits que je suis une sorcière. Le prêtre croit que je suis une guérisseuse des plus normales et les résultats plutôt bons font que je suis appréciée.
— Tu as de quoi t’occuper donc…
— Entre les coupures, foulures et autres bobos du quotidien ? Oui !
— Alors tout va bien dans le meilleur des mondes !
— Tant qu’un jeune nigaud ne décide pas de charger un monstre sur son cheval en se croyant invincible . Ou partir en guerre sur la demande d’une « reine » tout ira bien, en effet.
— Le respect envers son seigneur se perd de nos jours, fit Pierre en buvant dans sa coupe.
— Je n’ai pas de seigneur et je crois que j’en ai fait assez le jour où je t’ai sauvé, non ?
— Oui, d’ailleurs, qui t’a appris à faire tous ces soins, c’est aussi ta tante ?
— Comme je l’ai déjà dit, c’est-elle qui m’a majoritairement éduquée. Elle était connue pour être une grande guérisseuse, ce que vous autres appelez une sorcière « blanche ». J’ai profité de ses connaissances et on peut dire que c'est utile, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire, fit Pierre en frottant son côté blessé de sa main libre.
— Et toi, c'est le vieux prêtre qu’on a croisé à Périssier qui a fait ton éducation, c'est ça ?
— Oui, enfin, entre deux cours avec le maître d’armes de la maisonnée bien sûr.
— Et je suppose qu’il t’a instruit selon les principes de son… Ecclésiarchie…
— Comme tout noble, pourquoi réprouves-tu cela à ce point ?
— C’est que ces religieux sont tous les mêmes, c'est qu’ils racontent les choses selon leur point de vue et cachent bien des détails. S’il y a une chose que tes malheurs ont dû t’apprendre, c'est que chaque homme en utilise un autre, non ?
— Et tu as peur que je sois sot au point d’être utilisé, quelle touchante attention. Que trouves-tu de mauvais dans l’enseignement de la foi des Sauveurs ? Tu crois aux légendes et au conte farfelu qu’on entend ci et là ?
— Peur n’est pas le terme, mais plutôt dégoût pour leur obscurantisme qui a dû déteindre sur toi.
— On aura tout entendu, dit Pierre en manquant de s’étouffer avec son verre. Quoi, tu vas me sortir des légendes sur les petits êtres forgeant sous les volcans, des géants parcourant les étendues de glace du nord ?
— Tu sais, dans tout mythe ou légende se trouve un soupçon de vérité. Comme il y a dans tout mensonge, une part de vérité pour rendre le tout réel. Maintenant, dis-moi selon ton éducation, comment t’a été apprise l’histoire du Créateur ?
— En me racontant l'histoire selon les livres saints. Le conte de l'entité à l'origine de tout ce qui est connu. Celui que l’on nomme le Créateur qui façonna notre monde par son art. Il le construit rempli de beauté, mais aussi de dangers, fidèle à son image. Et ce fut après avoir accompli ses desseins que lui vint une idée qui changea tout : créer des formes de vie pour peupler son monde encore vierge de toute existence. Mais les humains à qui il donna la vie n’étaient pas à la hauteur de ses attentes. Ces êtres étaient doués de bonté, d'espoir et de gentillesse ; toutefois, ils étaient aussi remplis de désirs, de haine et de jalousie. Jugeant sa création ratée, il façonna de nouveaux êtres à l'apparence humaine. Mais dont la ressemblance s’arrêtait là de par leur puissance. Ses enfants au nombre de trois répondaient aux noms de Dalia, Beorth et Magrim. Puis bien sûr vint la première ère, les prémisses de notre monde. L’époque des abus du Créateur sur les humains et la rébellion de ceux-ci aidé par les enfants de l’entité créatrice. Les Sauveurs.
Observant la réaction de Lise ou pour ne pas dire la non réaction de cette dernière, Pierre continua.
— Quoi tu penses que je dis n’importe quoi ? Alors, vas-y, dis-moi ce que la « terrible » Ecclésiarchie me cache…
— Qu’elle est à l’origine de la disparition de l’Empire pour commencer.
La simple phrase avait suffi pour enlever au jeune seigneur toute facétie ou signe de gaieté. La vérité énoncée par Lise semblait l’avoir atteint plus qu’il ne l’aurait crue, ou qu’elle ne l’aurait crue.
— Le calendrier commence après la chute de l’Empire pour cette raison ?
— En effet, mais si tu veux comprendre le tout, il faut remonter encore plus loin. Il faut revenir au temps même du Créateur que tu viens d’expliquer.
— Tu vas me dire que les Sauveurs n’existaient pas, c’est ça !
— Heu, non. Ils existaient, enfin pas au nombre de trois comme la foi des Sauveurs le dit. Et ils n’étaient pas tous de forme humaine bien évidemment. Les hommes n’étaient pas sa première création et ses dernières comme tout le monde le sait sont les monstres qu’il façonna avec toute sa colère et sa malveillance. Avant les hommes, diverses races virent le jour, il créa divers enfants, mais au final son œuvre principale fut l’homme et ces derniers se gardèrent bien de le dire des siècles plus tard.
— La version de l’Ecclésiarchie n’est donc pas si fausse, ils ont juste caché ce qui nous a précédés…
— Si ce n’était que ça, après la chute du Créateur les enfants non humains qui s'étaient joints à la lutte furent eux aussi sur terre avec les représentants de leur espèce respective. Quelles qu’elles soient.
— Et ils vécurent ainsi ?
— Jusqu’à l’Empire, ils l’aidèrent et c’est grâce à eux qu’il fut si florissant, si puissant. Mais différentes fois virent le jour et si un culte du Créateur apparut, ce fut le cas pour les Sauveurs. Et ce dernier prit le pas sur tous les autres. Mais étant uniquement humaine, cette foi, cette Ecclésiarchie propagea ses idées nauséabondes sur la perversion des autres races.
— La différence fait peur bien sûr.
— Et cette peur mena à la haine et la haine au massacre des races non humaines. Des non-humains et utilisateurs de la magie en général. Bien sûr, ces différentes factions répondirent à cette haine et lâchèrent sur le monde un fléau comme on en avait rarement vu. La grande peste. Une partie des sorcières aidèrent à créer ce mal et en furent les principales artisanes. Leur sort ravagea le monde, tuant sans distinctions les créatures vivantes. Les quelques utilisateurs de magie qui étaient restés à l’écart ne purent demeurer neutres plus longtemps. Ils furent obligés de prendre parti, mais cette fois du côté des hommes tandis que le monde s'enfonçait dans le chaos… Et ils eurent raison, car ce sort monstrueux renforça l’humanité dans sa vision et ils massacrèrent sans distinctions le moindre non-humain encore vivant et en peu de temps, ils arrivèrent à la fin de leur triste besogne. Ils y arrivèrent lorsqu’ils tuèrent la meneuse des non-humains, la reine des sorcières qui dirigeait ce qui restait des races encore vivantes et de ses covens fidèles.
— Une... Reine, fit Pierre souriant.
— Oui, enfin plus une matriarche puissante de par son sang.
— Et tous moururent après cette grande guerre ?
— Tous, non… Comme je te l’ai dit, les sorcières et autres utilisateurs de magies qui avaient sauvé leur peau en combattant avec les humains le firent au détriment des races anciennes qu’ils combattirent. Ils furent ainsi épargnés… Tous ces gens furent autorisés à vivre après la signature d’une trêve. Un pacte ancien maintenant largement oublié qui leur accordait la vie malgré leur différence. Le document avait une clause bien importante, celle de ne jamais s’attaquer aux humains et de rester invisible aux simples gens. Ces utilisateurs de magie, affaiblis et à moitié oubliés restèrent dangereux bien évidemment. Tapis dans l’ombre, et ce jusqu’à aujourd’hui. Mais cette fragile trêve comme tu peux le voir est de moins en moins respectée surtout par ceux voulant un retour à l’ancien temps et aux pratiques révolues du passé. Pour en revenir à ce que je t'ai dit, la guerre qui opposa les humains au non humains mena l'empire à sa destruction.
— Prions pour qu’il n'y ait jamais de telles guerres et massacres.
— Les sorcières sont à présent trop faibles ou trop lâches pour cela. Les humains sont quant à eux bien assez occupés à s'entre-tuer pour des terres ou titres. Je doute qu’un tel âge de conflit revienne un jour.
Tandis que Pierre semblait réfléchir à l’histoire de Lise, cette dernière changea de sujet pour ne pas plus troubler le jeune homme et avoir des réponses.
— Quand pars-tu ?
— Le plus tôt possible, Cothyard et Pilgrym ont passé la nuit à écrire des missives destinées à tous les Praviens d’importance. Nous les avons convoqués à la Pierre de La Roque, leur lieu de rassemblement ancestral.
— Que comptes-tu vraiment faire en demandant l’aide de ces hommes ?
— Ce n’est pas une aide que je cherche, mais leur allégeance.
— Pour la reine ?
— Pour moi.
— Tu comptes donc partir en guerre par avidité si tu cherches l’allégeance d’autres nobles. Le vieux religieux t’a-t-il susurré de mauvaises idées ? Un domaine n’est donc pas suffisant pour toi ?
Mais nulle réponse ne vint à Lise. Pierre se contentait de fixer le feu, pris dans ses pensées.
Annotations