Chapitre 53 : L’heure du départ
Pierre d’Ambroise
25e jour du mois de juin de l’an de grâce 1205 AE.
Domaine de Villeurves, manoir seigneurial ; peu après la prière de Laudes.
Royaume du Corvin
Pour finir, que Dalia veille sur moi et mes hommes. Que ma volonté soit indéfectible comme celle de Beorth. Et que ma lame soit aussi aiguisée que les meilleures œuvres de Magrim. Car leurs pensées nous guident sur cette terre et bien au-delà. À l’abri du Créateur et de ses nombreux séides, pour des siècles et des siècles…
Pierre qui chuchotait les Saintes Écritures qu’il avait maintes et maintes fois apprises était agenouillé pour prier. Il resta ainsi un petit moment. Immobile et en paix avec lui-même. Le jeune homme était presque à même le sol dans l’un des couloirs du manoir, là où l’on trouvait l’unique lieu intérieur porté sur les trois saints.
Chacune de leurs formes était ainsi représentée par des petites statuettes reposant dans une alcôve aménagée à même le mur du bâtiment.
Ces icônes au nombre de trois étaient détaillées, taillées par une main de maître sur le bois qui étaient d’ailleurs baignées par quelques rayons du soleil extérieur. Ce dernier, tout juste levé, éclairait de sa lumière l’endroit en traversant un petit vitrail situé sur le mur opposé. Donnant ainsi l’image de rayons venant comme des divinités auxquelles l’endroit était dédié.
Des petites bougies étaient quant à elles réparties entre les figures saintes pour être sûres de rendre lisibles les écritures imposées juste derrière sur la surface de l’alcôve. Parties que le soleil peinait toutefois à faire ressortir malgré son intensité.
Et ce, notamment dû au fait que l’alcôve, de taille modeste, avait été aménagée dans l’une des parties la moins fréquentée par les habitants des lieux. L'une des moins éclairées, mais pourtant loin d’être la moins importante, car elle donnait ici un petit lieu de recueillement aux personnes ne voulant pas sortir jusqu’à l’église présente dans la cour pour prier.
Pierre n’était pas le plus fervent des croyants, mais pour ce qu’il s’apprêtait à entreprendre toute aide était la bienvenue. Surtout celle des Sauveurs, si tant est qu’ils l’aient remarqué ou bien seulement aperçu et ce petit hôtel de prière était juste ce qui lui fallait avant son départ pour quitter Villeurves l’esprit tranquille.
Une fois la chose faite et son esprit reposé, le jeune homme souffla sur les bougies pour ne pas les gaspiller. Puis après les avoir toutes éteintes, il se releva du petit siège sur lequel il s’était agenouillé.
Se tournant, il observa la vitre et son faisceau de lumière, souriant, il savait que l’heure était venue. Il se mit alors en marche, passant les couloirs et dévalant les escaliers, il finit de nouer les lanières de son veston en cuir sans s’arrêter.
Croisant des servants dans la salle commune, il les salua avant de saisir le ceinturon et l’épée qui pendait vers le pas de la porte d’entrée. Serrant ce dernier à sa taille, il passa enfin la porte et fit son apparition dans la cour du manoir.
L’endroit était en pleine effervescence, de nombreux chevaux étaient déjà sortis et réunis tandis qu’une foule de personnes les apprêtaient pour le voyage.
Même le forgeron, bien matinal en ce jour spécial, mettait la main à la patte. Son marteau s’abattait à intervalle régulier en un presque chant. De manière puissante et appliquée ce qui faisait plier le fer sous chacun de ses coups.
Cothyard fidèle à lui-même était quant à lui assis calmement sur des caisses non loin, occupé à se nettoyer les ongles avec l’une de ses lames tandis que les jumeaux, eux, semblaient pris dans un débat qui avait l’air aussi passionnant que houleux.
Toute cette agitation de si bon matin donnait à Pierre de l’énergie. Il y avait ce quelque chose de spécial à partir à cheval pour un rassemblement qui allait être d’une importance bien capitale. Pour lui et le royaume.
Cothyard, qui relevait alors le regard, vit le jeune seigneur. Se relevant de ce siège de fortune. Il rangea son couteau en crachotant au sol avant de rejoindre le seigneur de Villeurves.
— Bon, l’heure est venue, commença-t-il d’un ton bien morne.
— Et bien, quel enthousiasme Cothyard. Et moi qui pensais que ce voyage allait te plaire.
— Voyager une semaine entière pour seulement parler à des nobles, tu le vois où le plaisir là-dedans ?
— Au moins, tu ne penses pas à la semaine supplémentaire pour le retour, c'est déjà ça.
— Haaa, par les trois, fit-il en montant sur son cheval. Au lieu de me tourmenter, regarde plutôt derrière toi. Voilà le début des problèmes si tu veux mon avis.
Se retournant vers la porte d’entrée du manoir, Pierre put voir Lise s’approcher d’eux et son sourire s’évanouit bien vite. Dans son visage, il n’y avait point de colère ou de tristesse et c'est cela qui faisait le plus peur au jeune homme.
Il n’avait pas voulu la réveiller pour lui dire qu’ils partaient. Lise avait depuis leur rencontre tendance à s’en faire rapidement et le jeune homme voulant lui éviter cela s’était gardé pour lui la date du départ. Mais par un mauvais coup du sort ou un jeu bien cruel des trois la voilà à présent en face de lui.
— Rien à me dire, je suppose ? fit Lise face à Pierre encore à côté de sa monture.
— Au revoir ?
— Irrécupérable, tu sais, tu n’as pas besoin de chercher à me protéger. De nous deux, je suis celle qui finit la moins blessée… Tu aurais au moins pu me dire au revoir de ton propre chef.
— Je lui avais pourtant bien dit de le faire, lança Cothyard du haut de sa monture.
— Pas un mot ! lui répondirent en cœur Pierre et Lise alors que les jumeaux allaient silencieusement se mettre en selle juste derrière.
Les deux hommes qui ne manquaient pas une occasion pour rigoler s’étaient déjà fait rabrouer plusieurs fois sèchement par Lise durant la semaine. Et il semblait qu’ils avaient compris qu’il valait mieux pour eux de se tenir à distance.
— Essaye juste de ne pas te faire manipuler, hein ?
— Quoi tu parles de la reine, ce n’est pas prévu, je te rassure.
— Et ne me laisse plus sur le côté.
— Promis.
Et Lise à cette réponse continua à regarder Pierre avec insistance.
— Je ne le ferais plus, promis, dit-il en montant sur sa selle. Tu sais, entre toi et Cothyard, tu es celle qui me fait le plus peur.
— J’espère bien…
— On sera de retour dans à peu près deux semaines, reprit cette fois Cothyard.
— On va te croire, lui dit Lise. Après tout, on est sur ton terrain.
Acquiesçant à ces mots, Pierre continua.
— Je te confie Villeurves, à toi et au prêtre, dit Pierre quant le religieux en question venait à son tour dans le lieu. Tâchez juste de ne pas vous entretuer ou de brûler mon nouveau fief.
— Faites quand même attention vous aussi… répondit Lise en souriant.
— Pas de soucis concernant ça. Je surveillerai notre jeune seigneur jusqu’à La Roque.
— Je n’en doute pas, mais qui te surveillera toi, hein ?
— Ha ça, seuls les Sauveurs le savent, fit Cothyard alors que les personnes présentes rigolèrent.
Tandis que les derniers hommes qui allaient accompagner Pierre montèrent sur leurs chevaux, ce fut le père Pilgrym qui prit une dernière fois la parole.
— HA, oui ! Avant que vous ne partiez mon seigneur, vous devriez prendre ça. Pour un rassemblement de nobles, c'est une « arme » plus qu’obligatoire.
Saisissant le sceau du seigneur de Villeurves que lui tendait le religieux, Pierre le remercia. Rangeant le précieux objet dans l’une des sacoches de son ceinturon, il tira ensuite les rênes de sa monture bientôt imitée par Cothyard.
Ce dernier, se relevant sur sa selle, lança alors :
— On est partis tout le monde !
Et à ces mots, la colonne de cavalier quitta la cour du manoir au petit trop, laissant Lise et Pilgrym qui suivirent les cavaliers jusqu’à la porte de la petite muraille en les regardant partir.
⁂
La colonne de cavaliers avait déjà parcouru de nombreuses lieues lorsque le soleil commençait à s’effacer. Pierre qui ouvrait la voie était précédé par neuf cavaliers, dont Cothyard et les jumeaux. Ils avaient avancé ainsi sans même une halte durant la journée et avec la fatigue accumulée les montures commencèrent à faiblir au niveau du rythme. Les chevaux, ainsi que les hommes qui les montaient.
Cothyard, juste derrière son seigneur, pressa alors ses éperons sur les flancs de son cheval et accéléra quelque peu pour se porter au niveau de Pierre.
— Au bout de cette colline, commença-t-il. Il y a un petit village et une auberge, je propose de nous y arrêter.
— Je crois que nous n’avons pas trop le choix, dit Pierre en observant la hauteur qui prenait place au loin. On a assez avancé en un jour ?
— Pour sûr, mais nous sommes dans une des parties les moins montagneuses des Marches. On risque de progresser bien plus lentement quand nous devrons faire face à la chaîne de montagnes des Aldisses.
— Pas de village ou d’auberge sur ces chemins, je suppose ?
— Très peu en tout cas, raison de plus pour profiter de cette halte !
Voyant un antique pont en pierre, continuer la route au-dessus d’un profond cours d’eau qui devait provenir des montagnes avoisinantes. Cothyard fit ralentir sa monture en enjoignant Pierre de faire de même.
— Un problème ?
— Tu ne connais vraiment pas les mœurs locales toi, lui dit alors Cothyard avec un regard bien médisant.
Stoppant son cheval au début du pont, il farfouilla dans une des sacoches de sa ceinture. Ressortant une pièce, il la propulsa sous le pont d’un coup de pouce et l’écu disparut sous l’eau de la construction de pierre.
— Une attention pour les trolls des lieux, pour un voyage sûr.
— Je ne savais pas que tu te fiais aux contes d’antan, lui dit Pierre.
— Haha, très drôle. Après ta rencontre avec un griffon, tu devrais peut-être reconsidérer les choses qui existent ou non ?
— Si tu le dis…
Et Cothyard fit avancer sa monture bientôt imité par toute la colonne de cavaliers.
— En tout cas, je t’avais bien dit de prévenir la jeune de notre départ.
— Oui, tu avais raison. En tout cas, vous aimez parler ces derniers temps.
— C’est ce qui s’appelle échanger avec les autres comme toute personne normale, dit-il en rigolant. D’ailleurs je me demandais as-tu déjà été avec une femme.
La question aussi abrupte que soudaine avait étonné Pierre.
— Bien sûr…
— Ça serait dommage de mourir durant les combats si ce n’était pas le cas. Et la jeune Lise, ne t’accroche pas trop à elle, vous n’êtes pas du même monde si tu me suis.
— Quoi tu penses que ça risque de causer des problèmes ?
— À toi de me le dire.
— Hum, je ne pense pas. Ça ne finira pas comme dans le conte de Mathildis, je te l’assure.
— Pour passer sur quelque chose de plus sérieux. J’espère que tu sais où tu t’apprêtes à mettre les pieds.
— Ça tourne à la politique, fit l’un des deux jumeaux.
— Très mauvais ça, très mauvais finit l’autre avant que Pierre ne réponde.
— Dans un coin rempli de nobles qui n’ont en tête que leurs intérêts.
— Oui… dans un sens. Mais si tu veux qu’ils se joignent à toi, tu devras faire des concessions. Et tu prêt à cela ?
— Oui.
— Et tu le fais pour la reine ou pour toi ?
— Je crois avoir déjà entendu cette question, vous vous êtes accordés avec Lise ou quoi ? Je pensais que le fait d’être un homme « bon » te suffisait.
— Jusqu’à maintenant, oui. Mais je crois que tu t’y rends en ne sachant pas toi-même pourquoi tu le fais vraiment.
— Crois-moi, je sais ce que je fais. Pour l’instant les choix de la reine vont dans mon sens, alors je la suis.
— Hum...
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