Chapitre 62 : Ungoïs et Gardiens
Raffaello Petiti
29e jour du mois d’aout de l’an de grâce 1205 AE.
Périssier ; après la prière des Complies
Royaume du Corvin
La fine lame se retira de l’armure du guerrier en un sinistre et triste chuintement. Observant le soldat de l’ordre tomber en glissant contre l’antique mur de pierre, Raffaello essuya le sang qui tachait à présent son arme avec sa manche.
Les hommes des Veilleurs étaient d’habiles combattants à n’en point douter, mais les hommes de Petiti les avaient pris au dépourvue. Le mercenaire des duchés se tenait dans un couloir des vieux égouts de la ville. Un endroit sombre dont les entrailles accueillaient un ordre tout aussi vénérable que les vestiges impériaux qui y résidaient.
Observant ses hommes qui mettaient fin aux souffrances de leur adversaire, Raffaello fit signe à ses nombreux soldats de continuer éclairés dans ces obscures allées par la lumière orangée de leurs nombreuses torches.
Ils étaient là pour apporter la lumière en ce lieu. Pour mettre fin aux manigances de cet ordre qui jouait avec les puissants depuis la protectrice obscurité.
Mais l’avancé des hommes des duchés ne se fit non sans difficulté. Les gardes des lieux étaient nombreux et à chaque croisement attendaient pièges ou habiles combattants.
Les guerriers de la compagnie Écarlate entouraient leur leader qui lui-même avançait aux côtés de l’inquisiteur Kreisth, un allié et un employeur tout trouvé pour leur office.
— Leur repère est encore loin ? fit Raffaello qui avançait les armes à la main et les sens en alerte.
— Nous y sommes presque, enfin, je crois.
— Vous avez plutôt intérêt à être sûr de votre affaire inquisiteur. Ils ont dû nous entendre arriver avec les combats.
— Hum, ne vous en faites pas. Vous aurez votre Ghesïl*.
— Ho ! Je ne m’en fais pas, bien au contraire. S’ils auront une cible après tout ça, ce sera vous. Vous devriez vous en faire, enfin vous plus que moi, dit Raffaello en un sourire qui cette fois était plus que macabre.
Et l’échange se stoppa net lorsque les hommes en tête de troupe s’arrêtèrent au signe de main du premier d’entre eux. Progressant dans les rangs de ses combattants, Raffaello rallia son éclaireur.
Ce dernier semblait arrêté face à un marquage discret mais non moins visible sur les vieilles pierres de l’égout
— Un de tes signes ?
— Oui, Seniore.
— Toi, fit alors Raffaello à l’un des soldats proches de lui. Amène l’inquisiteur.
Et lorsque son homme revint épauler du grisonnant Kreisth, l’homme des duchés se mit à le questionner.
— Il semblerait qu’on se rapproche de l’endroit repéré par mes hommes. Vous reconnaissez les lieux ?
— Difficile à dire, répondit Kreisth face à l’apparente déception de Raffaello. Ils nous déplaçaient les yeux bandés.
— Mais ne me dites pas que cela arrête un homme comme vous.
— Non. Bien sûr que non. Les bateaux dans lesquels on nous déplaçait devaient parcourir ce canal, fit l’inquisiteur en montrant la tranchée d’eau qui occupait la plupart de l’égout à côté d’eux. Selon mes souvenirs, il faut continuer sur notre gauche.
— Bien, on dirait que mes éclaireurs et vous soyez du même avis. Alors continuons, il ne faudrait pas être en retard par rapport aux autres groupes.
Et la troupe de Raffaello et Kreisth reprit son avancée dans ces vestiges de l’air impérial. Les nombreux hommes de la compagnie, secondés des survivants de Kreisth, s’étaient répartis dans les différentes entrées. À présent, de nombreux groupes armés convergeaient vers le domaine de l’ordre tout en obstruant leur possible chemin de fuite.
Le piège se refermait sur les Veilleurs et Raffaello allait s’assurer de faire les choses jusqu’au bout en ne laissant aucun survivant. Parmi les Ungoïs qui allaient leur faire face, c’étaient leurs anciens qui intéressait l’homme des duchés, leurs grands décideurs.
Les Ghesïl étaient sa cible et ses raisons étaient aussi personnelles que, professionnel. Il avait des comptes à régler avec ces créatures.
Mais pour les atteindre la foule de gardes qu’ils avaient comme protecteurs allaient devoir être vaincus. Les quelques groupes rencontrés sur leur chemin avaient été petits, mais leurs talents aux combats n’étaient pas simple affabulation.
Et Raffaello en connaissait la cause, ses hommes affrontaient des guerriers corrompus. Les Ungoïs étaient des êtres pernicieux qui accordait beaucoup de crédit à leurs protections. Au garde-fou de leur si précieux ordre.
Ainsi les humains, ou plutôt ces reliquats corrompus d’hommes qui composaient leurs troupes, étaient des guerriers dévoués corps et âme à leur maître par des cérémonies occultes.
Ils avaient échangé leur bien le plus précieux, leur libre-pensée pour devenir les sbires d’être reniés même par le Créateur.
Ainsi, leurs forces, leurs déterminations était plus grandes que le plus zélote des membres de l’inquisition. La tâche de Raffaello allait être ardue et l’affrontement plus que disputé.
Mais la surprise et la rapidité étaient ses deux grandes alliées.
Se déplaçant dans les sombres canaux sous-jacents à l’importante Périssier, l’homme des duchés restait aux aguets. La présence de l’inquisiteur atténuait ses craintes, mais ce lieu. Ces ruines d’un temps oublié étaient le terrain de ses adversaires et non le sien.
Si on lui avait donné plus de temps, Raffaello aurait agi par embuscade. Par assassinat, pour miner les forces de cet ordre. Mais à présent, pressé par le temps, il devait nettoyer ce nid de monstres en une nuit.
Au détour d’un embranchement, la troupe importante de mercenaire et d’homme de main de l’inquisition fut face à une lourde porte. Plusieurs chemins y convergeaient et bientôt du bruit fut perceptible de ces nombreuses allées.
Tendant l'oreille, Raffaello comprit qu’il n’y avait nul danger. Et contrairement à ses hommes, il ne serait pas ses armes face à la peur de l’inconnue.
Tour à tour des groupes de combattant comparable au leur firent leurs apparitions. Reconnaissant les principaux capitaines des groupes, l’homme des duchés leur fit signe de se diriger vers la porte et sans plus de cérémoniel les guerriers poussèrent les lourds battants qui grincèrent en un sinistre bruit annonciateur de malheurs.
Il n’y avait eu nul garde à l’entrée même du repaire et c’était ce point qui fit tiquer le Seniore Petiti.
Lorsque ses hommes s’engagèrent dans l’allée qui succédait à la porte, Raffaello s’arrêta net. Un bruit d’acier frappant le sol fut audible. Certains combattants qui ouvraient la marche l’avaient entendue eux aussi et tandis que leur chef échangea un regard avec Kreisth, une unique voix forte retentit en Vläsciens*. Une langue oubliée, mais non moins honnie.
— Slivhän Kar’ta ! * Garde du temple
— Ahn’ Aghol ! * En avant
— Ils ont enfin arrêté les faux-semblants, dit Kreisth d’une voix basse. La langue des Trois se voit remplacer par leur triste dialecte.
Un bruit de pas cadencé résonna dans le couloir et bientôt, les torches des hommes les plus avancés dévoilèrent les gardes qui s’approchaient. Les soldats des Veilleurs étaient munis de leurs armures de plates frappées du sceau de l’œil. Leur rang serré formait un mur de bouclier imperméable et dans cet impressionnant spectacle nul trace d’humanité n’était visible sous ces guerriers de fer.
— Tsähik *Stoppe, fit un homme derrière leur formation et la troupe s’arrêta net.
Et sans plus attendre. En un battement de cils Raffaello reconnut le bruit des arbalètes libérant leur meurtrier projectile.
Les carreaux volèrent sur les intrus fauchant de nombreuses vies dans le large corridor.
Alors qu’il tirait Kreisth pour le mettre à couvert derrière un des solides piliers bordant le couloir, Raffaello donna à son tour ses ordres.
— BOUCLIER EN TETE DE COLONNE !
Ses hommes, entraînés et professionnels, ne cédèrent pas à la panique. Même quand une seconde salve fut libérée sur eux emportant à nouveau son lot de morts.
Alors que les cris des blessés retentissaient, les mercenaires de la compagnie Écarlate formèrent à leur tour un mur de bouclier protégeant enfin leur groupe des projectiles ennemis.
Serrant les rangs derrière cette protectrice première ligne, Raffaello tenta de donner un semblant d’ordre à son camp lorsqu’il entendit à nouveau la langue des Ungoïs résonner.
— Slivhän Kar’ta ! * Garde du temple
— Aghol ! * Avancez
Et les gardes avancèrent à nouveau de quelques pas avant de s’arrêter pour libérer une nouvelle volée de projectiles.
Les boucliers arrêtaient certes la plupart des traits, mais certains continuaient à clairsemer les rangs des intrus. La situation devait changer et vite. Si l’ennemi voulait faire pleuvoir la mort de leur protectrice distance. Raffaello allait faire l’exact opposé, il allait porter le combat à eux.
— SOLDAT ! fit-il. Pour les Sauveurs !
Et à son ordre, les rangs des mercenaires se mouvirent comme d’un seul homme pour aller à la rencontre de l’ennemie en une charge tonitruante.
Le contact qui s’en suivit fut alors d’une rare violence.
L’acier rencontra l’acier et les corps rebondirent contre les boucliers.
Les coups pleuvaient de toute part et quand Raffaello fut lui-même au contact des gardes des Veilleurs, il attaqua. Son adversaire, coller avec son bouclier contre son camarade, arrêta la plupart des attaques. Maniant son épée de sa seule main libre pour harceler l’homme des duchés.
Les guerriers de l’ordre accordaient une préférence aux lignes disciplinées pour triompher en encaissant les coups avec un stoïcisme déterminé. Leur rang se refermait à chaque fois que l’un d’eux mourrait.
Mais pour combien de temps encore ?
Le combat rapproché devait se jouer selon ses termes et non pas les leurs ou Raffaello courrait à la catastrophe, car les soldats des Veilleurs étaient aussi dangereux au corps-à-corps qu’à distance. Il se devait d’agir pour inverser la tendance, de faire voler en éclats leur formation.
Un jeu malsain avait pris entre Raffaello et son adversaire. Il tentait de déceler la moindre faille. Incitant par ses folles attaques, la moindre ouverture, mais son adversaire restait fermement campé sur sa position ne faisant à présent que le strict minimum pour tenir à distance Raffaello.
Il devait faire plier le garde. Son cœur s’était emballé et ses battements résonnaient dans son casque par ses tempes, ses oreilles. Mais tout repos lui était impossible et ainsi, il intensifia ses attaques et le garde lui resta sur la défensive.
Il pouvait se le permettre, car le véritable danger venait de la seconde ligne de gardes. Des lanciers, protégés par les porteurs de bouclier, attaquaient à distance et les pointes de leurs lances furent bientôt rouges du sang de leurs adversaires.
Raffaello sentit d’ailleurs l’une d’elles siffler contre son casque, mais ne se laissant pas déstabiliser plus que ça, il continua d’attaquer et bientôt acheva son objectif.
Son épée trouva son chemin dans la défense adverse pour s’enfoncer dans le corps du porteur de bouclier. Les combattants des Veilleurs commençaient à manquer et Raffaello ne leur laissa pas le temps de combler la brèche qu’il venait de créer dans leur ligne.
Il plongea comme un damné dans la formation ennemi à grand coup d’épaule bientôt suivis par ses hommes les plus proches et l’apparent combat de ligne vira à la mêlée générale lorsque la ligne des Veilleurs rompit sous l’avancée de la compagnie Écarlate.
À présent chez les Veilleurs, chacun combattait pour sa vie et toute forme de finesse ou d’art avait disparu pour laisser place à la sauvagerie du corps-à-corps.
L’affrontement se prolongea un certain temps et lorsque le dernier garde tomba au sol une légère clameur parcourut les rangs.
Pas un cri de victoire, car tous savaient le chemin encore long pour celle-ci. Mais un réconfort face à l’abdication de cette première grande défense.
Les hommes de Kreisth et Raffaello avait eu de nombreuses pertes dans l’assaut, mais toujours plus de combattants arrivaient par l’entrée et lorsque les troupes furent prêtes l’ordre d’avancer fut donné. Aucun repos ne pouvait être pris. Seule la mission importait à présent. Seule la victoire devait prévaloir.
Lorsqu’un certain nombre de combattants l’eut dépassé, Raffaello se tourna vers l’inquisiteur qui s’approchait. Ce dernier s'était tenu éloigné des combats des première lignes mais il avait dû tout de même prêter main forte. En témoignait sa lame qui était elle aussi tachée, mais ce qui attira le plus la vision de Raffaello fut la marque toute aussi rouge que Kreisth arborait sur ses habits.
— Quelle obtus entêté vous faites inquisiteur, j’ai dit que vous n’étiez pas obligé de venir. Regardez-vous, fit Raffaello en montrant le sang de Kreisth avec un ton presque paternaliste en oubliant le statut d’employeur de l’inquisiteur. Vos blessures se sont déjà rouvertes.
Chassant l’un de ses hommes qui venait à son aide, Kreisth reprit.
— Certaines choses se doivent d’être faites personnellement. La douleur physique n’est que passagère. On continue, dit l’inquisiteur avec un signe de mains pour faire avancer Raffaello sans lui laisser le temps d’exprimer son refus plus que visible.
— Bon, conclut ce dernier soufflant de dépits. En avant...
L’homme des duchés ne dit guère plus de mots et avança dans le repère. Après tout, si l’inquisiteur avait envie de mourir, c’était son problème. Pas le sien.
*
Un Ghesïl : Un Ungoï particullièrement ancien qui a su s’élever dans la société des ombres. Dans les anciennes familles gérant le monde et les sociétés bien secrètes qu'ils ont formés au fil des ages.
Vläsciens : Aussi appellé langue noir. C'est le dialecte propre aux Ungoïs et a leurs esclaves ou dévoués serviteurs.
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