13 - Douceur et perspicacité
Des bruits sourds, irréguliers. Des ahanements d’effort les précédant. Ils la découvrirent pieds nus, en débardeur sous le soleil de début d’après-midi, en nage, son bâton de combat dans les mains. Position verticale, tenu à deux mains, les yeux clos. Puis position de combat, élan, retour, éclats de bois volant entre des gouttes de sueur.
— Mon dieu, depuis quand vous agitez-vous ainsi ? Ce n’est pas bon, il fait trop chaud pour cela. Revenez vous mettre à l’ombre, au moins.
— J’avais besoin de bouger, répondit-elle au prince.
— Vous allez le tuer…
Inès s’était approché de l’arbre servant de cible-mannequin, regardant le tronc et les ramures. Tara sembla se figer, elle recula, abaissa son bâton. Elle revint tout près de l’arbre, passa sa main sur les balafres et écorchures qu’elle avait faite dans son écorce.
— Mon pauvre, je t’ai fait subir la colère des démons.
Elle rangea son bâton dans son harnais dorsal, remit son étole par-dessus.
— Venez au frais. Je voulais justement vous inviter à boire le thé dans votre chambre, juste nous deux, entre femmes.
Tara la suivit. Inès l’incita à aller prendre une douche, surtout pour se rafraîchir. Juste avant que Tara s’installe sur le petit canapé du coin salon de sa chambre, suivant le signe d’invitation de son hôtesse, elle secoua ses cheveux humides, appréciant, reconnaissant le bien-être apporté.
— Cela ne vous dérange pas si je continue mon ouvrage pendant que nous sommes ensemble ?
— Non. Je trouve cela apaisant. Vous m’impressionnez, la vitesse et la précision de vos gestes, alors que vous parlez en même temps. C’est de la broderie, en fait ?
— Oui. Je fais cela tellement machinalement que je ne réfléchis plus quand je le fais. La force de l’habitude.
Silence.
— Mmh, ce n’est pas le même, constata Tara en buvant une première gorgée du breuvage. Il ressemble à celui que j’ai trouvé sur ma table de nuit, hier soir, sauf qu’il y a une petite subtilité, un goût plus prononcé.
— Vous avez bien dormi, au fait ?
— Comme un bébé. J’ai même bien prolongé mon séjour au lit, ce matin.
La jeune femme sembla satisfaite de la réponse.
— Regardez, dit-elle un peu plus tard. Cela vous plaît ?
— C’est mignon. C’est pour un enfant ?
— C’est plutôt un message… Pour mon époux.
— Ah ! Je vois ! C’est une très bonne nouvelle.
Le rouge monta aux joues de la jeune femme. Le rouge du bonheur.
— Je voulais vous demander, vous auriez des conseils pour… m’amuser avec mon époux lorsque je serais plus… expliqua-t-elle en gonflant les joues… Vous voyez ?
Tara gloussa un tout petit peu.
— Oui, je vois.
— Je suis désolée si ma question vous gêne…
— Il ne faut pas. Pour que vous me demandiez ce genre de choses, très intime, il a dû tout vous raconter, apparemment. C’est moi qui devrais être gênée.
— Ne le soyez pas. C’est normal.
— Hélas, je ne vous serais pas d’un grand secours. Je n’ai pas connu ce genre de situation. Mon destin est autre.
— Ma vie me semble facile, comparée à la vôtre.
— C’est mon choix.
Tara la fixa, impénétrable, sirota son breuvage.
Silence. Long silence.
— Cela ne va pas ? demanda Inès, voyant sa tête partir en arrière.
— Je me sens lasse… Vertige.
— N’ayez pas peur, allongez-vous.
Alors qu’elle essayait de se redresser, Inès se retrouva juste devant elle, lui prit délicatement la tasse des mains. Un oreiller rejoignit sa tête.
— Je vous l’avais dit. Un tel effort par cette chaleur, vous n’en avez pas l’habitude.
La jeune femme testa son front, son cou, du dos de la main, s’éloigna, revenant rapidement pour passer un linge humide sur le visage de Tara.
— Enlevez cela, dit-elle en l’aidant sans la laisser discuter, l’obligeant en réalité à se défaire de l’étole qu’elle avait remise sur son débardeur. Nous sommes entre femme, vous ne craignez rien.
Elle put ainsi lui passer le linge sur son cou et le haut de son corps.
— Vous serez une bonne mère… Pardon, vous vouliez discuter, et voilà que…
— Ne vous formaliser pas, restez allonger. Nous nous tenons compagnie, c’est déjà beaucoup. Mais si le sommeil vous gagne, ne luttez pas.… Mon mari ne tarissait pas d’éloge sur vous. J’ai pu en voir un aperçu. Vous vous êtes littéralement acharnée sur cet arbre, ma parole. Normal que vous soyez dans cet état.… Je me demande…
Inès parlait doucement, de nouveau installée en face avec son ouvrage.
— Vos amis aussi me semblent passablement… énervés. Venir jusqu’ici pour démanteler ce fameux réseau, sacrée persévérance. Je ne peux pas leur en vouloir. Je leur en saurais peut-être même personnellement gré un jour. Ma cousine a disparu il y a quelques mois. Je crains d’avoir une idée de ce qui a pu lui arriver…
Tara ne savait comment épargner la douce Inès. Le scénario comportait de fortes probabilités de malheur.
— Ne vous posez pas trop de question, vous risquez de vous faire du mal.
— Mmh… Vous avez tous un tel courage pour faire cela. Oui, votre vie n’est pas facile. Mon époux trouve cela formidable, moi j’y vois un tableau un peu différent de celui qu’il m’a décrit avant votre arrivée… Je le perçois plus comme un fardeau.
Tara garda le silence.
— Un fardeau bien lourd… continua Inès. Je me demande comment vous pouvez porter tout cela en permanence. Vous devez avoir de l’aide.
— Nous nous soutenons tous dans nos missions.
— C’est vrai, j’ai pu voir comme vos amis sont si protecteurs envers vous. Mais n’avez-vous pas des moments où c’est plus dur ?
Les jambes de Tara bougèrent, remontèrent un peu, serrées l’une contre l’autre, rejoignirent un poing fermé.
— Cette vie, à la longue, cela doit laisser des traces, des cicatrices…
Silence.
— Si je peux vous aider, vous assister pour porter ce fardeau, d’une manière ou d’une autre… Si vous avez besoin… besoin de quoi que ce soit… N’importe quoi, ne serait-ce qu’une oreille, je suis là… En attendant, reposez-vous.
Elle continua à parler doucement, détournant sur d’autres sujets plus anodins, sans forcément attendre de réponse, même si elle laissait parfois de longs temps morts.
Mahdi, tu as de la concurrence… Cette petite est très douée.
Un long moment plus tard, Inès ne parlait plus. C’était devenu inutile.
Les dragons et la milice du prince rentrèrent en fin d’après-midi. Ce fut un tourbillon, un fatras de sacs et d’affaires tombant en vrac, jetées au sol, soupirs de soulagement et d’agacement mêlés à une envolée de poussière et de vociférations.
— Pas mécontent.
— Ça n’arrêtera jamais !
— Monde de merde ! Quand est-ce qu’ils vont nous laisser rentrer ?
Dans l’affolement général, on leur proposa de se poser autour d’une table, réconfort gustatif à la clé. Une fois les esprits calmés fut transmis le résultat de la traque et étudiée la suite à donner avec leurs hôtes.
— Au fait, où est-elle ? Je m’attendais à ce qu’elle nous saute dessus, demanda Yahel, revenue avec la troupe.
— Votre protégée ? Ne vous inquiétez pas, elle doit encore dormir à cet instant. Disons que…
Inès les avait rejoints il y a peu. Elle affichait un petit air gêné.
— Vous la trouverez dans sa chambre, ajouta le prince. Vous savez où c’est.
— Je vais voir.
— Je vous y accompagne, l’enjoignit Inès.
Yahel fonça à travers la maison, trouva Tara sur le canapé, ramassée sur elle-même, profondément endormie. Elle s’accroupit, colla son visage près du sien, sembla écouter sa respiration.
— Un véritable lion en cage, expliqua Inès. Aujourd’hui, nous l’avons trouvée dans le jardin à s’entraîner avec son bâton de combat, d’après elle. En pleine chaleur. De mon point de vue, elle essayait plutôt de massacrer ce pauvre arbre. Alors je lui ai offert un thé… amélioré. Pour la détendre.
— Je vois… Vous savez, elle ne se serait jamais enivrée ni… se serait permise tout cela dans un lieu qu’elle estime indigne de confiance, quoiqu’elle en dise.
— Il lui est arrivé quelque chose, n’est-ce pas ? osa Inès.
Yahel resta silencieuse, lèvres serrées, les yeux rivés sur Tara. Puis elle retourna dans la salle à manger, plus détendue, hocha la tête à destination de ses compagnons.
— Elle va bien.
Elle attrapa un sac.
— Je vais m’installer dans sa chambre, si cela ne vous dérange pas.
— Non, pas de problème. Nous allions justement tous vous guider vers vos quartiers.
— C’est juste pour cette nuit.
Le prince montra qu’il avait capté le message.
Tara fut surprise de se retrouver sur le canapé. On avait posé l’étole sur le haut de son corps pour la protéger de la fraîcheur relative de la nuit entrant par la fenêtre ouverte. Elle se redressa, regarda autour d’elle, discerna une silhouette dans le lit, reconnut Yahel à la lumière de la lune. Elle se leva, s’étira, bailla, s’installa à côté d’elle en essayant de ne pas la déranger. Peine perdu, ses yeux étaient ouverts.
— Tu as l’air crevé, lui signifia Tara. Ne fais pas attention à moi, et dors.
Yahel se redressa sur un coude.
— Contente de te retrouver, moi aussi, ironisa-t-elle. Ça va toi ?
— Pourquoi ça n’irait pas ? J’ai glandé sérieux pendant que vous faisiez le boulot… Alors ? Qu’est-ce que j’ai loupé ? ne put-elle s’empêcher de demander, malgré tout.
— C’est pas fini.
Tara se laissa tomber à plat sur le lit, les yeux vers le plafond, soupira.
— On a discuté, ici, entre nous, avec eux, et on l’a appelé, on a discuté avec lui de la situation.
— Et ?
— On prend le chemin du retour. Une équipe vient prendre notre relève. Ils s’occuperont de la suite. Il est temps, plus que temps… Cela te déplaît ?
— Je ne sais pas…
— Mais on risque de ne pas tarder à repartir. On a besoin de nous ailleurs.
— Bon sang, qu’est-ce qu’ils ont tous en ce moment ?
— Je m’excuse encore auprès de vous, je crois que je me fais remarquer à chacune de mes visites chez vous.
— La troisième sera la bonne, dit le prince en riant. Quoi que vous en disiez, c’est toujours un plaisir de vous avoir. Et nous aurons du monde en plus, la prochaine fois. Au moins un !
Tara sourit.
— Je sais, avoua-t-elle. Je vois que le message est passé. Votre femme est délicieusement charmante. Et perspicace sur certains aspects. Vous avez de la chance de l’avoir. Continuez de lui servir le thé, surtout, ajouta-t-elle en souvenir d’une conversation qu’ils avaient eu des années de cela. D’ailleurs, je ne serais pas surprise que ce soit elle qui vous ait trouvé…
À la réaction du prince, elle comprit avoir visé juste. Ils en rirent.
— C’est vrai ? Vous allez avoir un bébé ? On reviendra, alors ! J’adore les bébés. Ces petites boules d’innocence, avec leurs petites mains, leurs tous petits doigts, si fragiles, et qui pourtant vous agrippent en toute confiance !
— Ben alors Erwan ! Voilà qu’il est tout chose, notre grand gaillard, constata Tara. Je ne peux pas lui donner tort. Les enfants sont notre espoir… Donnez-nous des nouvelles.
Inès arriva à ce moment-là. Elle prit les mains de Tara entre les siennes, avec une telle délicatesse, les traitant tels des objets des plus précieux.
— Revenez dès que vous le voulez, même sans raison particulière. Et si vous avez besoin, vous pouvez même m’appeler, je serais là. Pensez-y.
Oui, bien perspicace.
— Vous n’auriez pas par hasard glissé dans mes bagages une bouteille d’un breuvage particulièrement sucré, par hasard…
Inès éclata de rire.
— J’y ai bien pensé, mais… Pour des raisons diplomatiques, j’ai préféré ne pas le faire. Peut-être plus tard, je vous en ferais parvenir. Là, je m’en suis tenue à du sucré, mais qui se mange.
Tara lui sourit franchement, serra ses mains avec chaleur avant de les lâcher. Erwan passa son bras autour de ses épaules, l’entraîna à sa suite, entouré de Yahel, Simon, et des autres compagnons.
— Toi, viens là. Il est temps que tu remontes avec moi. Sans toi derrière, ça ne va vraiment pas ! En plus, je me suis fait engueuler par ta faute.
— Je ne demande pas par qui…
Mon ami, je comprends ce que tu ressens. J’ai déjà perdu un binôme, et je ferais tout pour ne pas en perdre un autre.
Il la libéra, monta sur leur moto. Elle grimpa derrière lui. Toute la troupe démarra.
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