Premier réveil
Je rêve.
Je laisse glisser cette pensée. Je ne veux pas me réveiller.
Je redescends.
Des couleurs, des formes, des visages.
Des flashs de séquences passées me traversent. Des scènes absurdes, méchantes… Une dispute avec mon père pour des raisons débiles, les funérailles de mon frère, une épreuve du baccalauréat que j'aurais foirée il y a plus de vingt ans… Je tente de naviguer à l’intuition dans le kaléidoscope de mon inconscient, mais je ne maîtrise rien. J’espère une scène érotique, quelque chose d'excitant…
Non. Je reste ce spectateur incapable de fermer les yeux, même devant les visions les plus horribles… Quelque part très loin, je sais que rien de tout cela n’est réel, mais ces images collent parfois aux rétines avec une telle force qu’il m’arrive de me réveiller en sanglots, le cœur qui bat la chamade, trempé de sueur.
Je réfléchis trop. J’oublie. Je me laisse aller.
Il y a du monde autour de moi. Qu’est-ce que je fais ici ? J’ai quelque chose à montrer… non, à prouver. Je ne sais plus. J’ai le sentiment de devoir accomplir une mission. On dirait un institut religieux, comme un grand monastère. Tout le monde porte une soutane noire. L’atmosphère semble affable. Un guide me conduit à travers les couloirs et les étages. Puis il me laisse vaquer à mes occupations ou mes recherches, je ne saurais dire. Je me retrouve ensuite à suivre un jeune moine mystérieux. Nous empruntons un escalier dérobé qui débouche sur un dortoir. Notre arrivée déclenche une effervescence de murmures parmi des jeunes femmes qui se préparent en silence. Je regarde autour de moi. Lorsque je me retourne, le moine a disparu. J’avance malgré moi pour traverser la pièce mansardée. J’essaye de ne pas attirer l’attention. Toutes les filles semblent faire de même pour m’éviter, mais je croise le regard de l’une d’elles. Mon cœur se met à battre plus vite sans que je ne sache pourquoi. Je crois qu’elle me plaît, mais ce n’est pas Nelly. Et il y a quelque chose dans son regard, comme une supplique.
Je ne m’arrête pas. Pour le rêve érotique c'est foutu…
Maintenant je suis allongé sur le dos dans une autre pièce. Un homme en soutane s’apprête à « travailler » sur mon pied avec un bistouri ou une sorte de lame crochue. Je me relève sur mes coudes et j’assiste à cette opération. Je sais que ça va faire mal, mais je dois l’accepter. J’ai l’intuition qu’il s’agit d’un examen, d’un test ou d’un rite de purification. Je vais saigner. La lame plonge dans mon gros orteil, je serre les dents. L’homme triture son entaille pour en faire sortir un petit rectangle de peau qu’il relève sur le dessus, sans le détacher complètement. Je saigne. J’ai mal, mais je résiste sans rien dire.
Je n’aime pas ce rêve, mais il ne s’arrête pas.
Nouvelle entaille à côté de la précédente. L’homme soulève un autre bout de peau. Combien de temps cela va-t-il durer, bordel ? Je ne dois rien dire, mais je veux crier. Je me retiens. Puis l’homme se met à lacérer mon pied avec sa lame de plus en plus vite. Je panique, je ne tiens plus.
Cette fois, je hurle.
Je sens que je me réveille, non pas sur un cri, mais sur un gargouillis étouffé. Bon Dieu, j’ai la gorge sèche et le nez pris. Une angine ? Il faudra penser à baisser le chauffage. J’ai dû réveiller Nelly, c’est sûr. Quelle heure est-il ? Putain de rêve à la con. Bip, bip. Le réveil. Mes pensées désordonnées se chevauchent dans un brouillard mental des plus épais. J’ai encore l’impression de sentir la douleur irradier mon pied droit. Je n’ai toujours pas ouvert mes yeux collés du sommeil. Je peine à respirer. Par réflexe, je me tourne sur mon côté gauche pour atteindre la télécommande de la radio qui continue à émettre ses bip, bip. Une douleur traverse mes côtes et m’arrache un nouveau râle.
Qu’est-ce qu’il m’arrive ce matin ? Mon bras droit s’avance à tâtons vers ma table de chevet. J’ai du mal à bouger. Je ne trouve rien que du vide au bout de mes doigts. Je sens comme une barre en métal sous mon avant-bras. Bip, bip. Je ne comprends rien.
– Désolé, bébé…, articulé-je avec des lames de rasoir dans la gorge, j’arrive pas à éteindre le réveil… T’y vas ?
Je retombe sur le dos en étouffant un nouveau gémissement. Je lutte pour ouvrir mes yeux, tandis que j’avance mon bras vers la droite pour trouver Nelly à côté de moi.
– Bébé ?
Elle s’est peut-être déjà levée. Mes doigts se referment sur une autre barre en métal... Quelque chose ne va pas. Quelque chose de grave. Bip, bip. Au prix d’un nouvel effort, je parviens à entrouvir les yeux. C’est la pénombre, je distingue, un mur, une faible lumière… Je ne comprends rien. Ce brouillard dans ma tête...
Quelle heure est-il ? Où est Nelly ? La lumière…
Mais c’est pas chez nous, ici. Qu’est-ce que… Une onde de panique me submerge. Je ne veux pas comprendre. Je tente de me dresser sur mes coudes, je grimace, je gémis, je force mes paupières à s’ouvrir, j’ai peur, j’ai mal, je sens des larmes monter… Non, non, c’est pas possible ! Cette chambre, ces tuyaux, ces appareils…
Qu’est-ce que je fous sur un lit d’hôpital ? Où est Nelly ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Je tremble de tous mes membres, des douleurs sourdes m’assaillent. Je prends conscience d’une raideur dans ma jambe droite, je sens des bandages sur mon torse. Putain c’que j’ai mal ! Mais je me fous de la douleur, je chiale… Où est Nelly ?
– Hé ! Oh ! essayé-je de hurler à m’en déchirer la gorge. Y’a quelqu’un ?
Je tape sur les barreaux de mon lit. J’halète, je gémis, je nage en pleine folie. Je lance des tentatives désespérées sur ma mémoire, des missiles qui m’explosent le crâne et lacèrent ma conscience. Je sombre. J’étouffe.
– À l’aide !
Je tire sur le fil à côté de moi. La sonnette d’alarme ! Je me crispe sur le bouton comme si ma vie en dépendait. Je sens mes forces me lâcher. Je retombe sur l’oreiller en suffoquant. Ma raison s’empale sur des pensées abominables et incompréhensibles. C’est un autre cauchemar, il faut que je me réveille, je n’en peux plus.
– Monsieur Blanchard ? Vous êtes réveillé ? Mon Dieu…
Une voix transperce mon agonie. Je lève la tête. Les yeux me piquent. Une silhouette dans la pénombre, une forme rouge. Monsieur "Blanchard" ? Quoi ? Rémi aussi ? Des dizaines de questions veulent sortir en même temps. Un braillement inarticulé me laboure la gorge. Une main saisit la mienne. Je m’y accroche comme un naufragé à sa bouée.
– Calmez-vous, monsieur Blanchard, je suis là… Respirez… Vous avez subi un traumatisme.
– Ma… Ma femme ? finis-je par expirer dans un nouveau râle.
– Votre femme va bien. Ne vous inquiétez pas, nous allons la prévenir immédiatement de votre réveil.
Une tension se relâche dans ce maelström émotionnel qui a remplacé ma conscience. Nelly va bien. Nelly va bien, me répété-je, alors que je sens l’épuisement me gagner sur le matelas de ma douleur.
– Là, c’est bien, monsieur Blanchard… Continuez de respirer… Je vais vous laisser un tout petit moment pour prévenir mes collègues et votre famille. Mais je reviens tout de suite avec quelque chose pour vous soulager, ne vous inquiétez pas.
La voix se lève et s’éloigne de mon lit. Pourquoi continue-t-elle de m’appeler monsieur Blanchard ?
– C’est formidable ! Et ce sont vos enfants qui vont être contents aussi, dit-elle avant de disparaître.
La signification de cette dernière phrase ne traverse pas tout de suite le chaos de mes pensées. Je veux juste me rendormir ou me réveiller et sortir de ce mauvais film… Mes enfants ? Quels enfants ? J’ai dû mal comprendre. Mais putain, qu’est-ce qu’il m’arrive ? On a eu un accident ? Mais où ? Quand ça ? Avec Rémi ? Je ne comprends rien.
J’essaye à nouveau d’établir des ponts avec ma mémoire, que ma douleur balaye instantanément. Je persiste. Je sombre. Je panique. Combien de temps ?
Une porte s’ouvre.
– Monsieur Blanchard ? Vous m’entendez ? C’est encore moi, Sylvie.
L’infirmière aux cheveux rouges. Je la distingue un peu mieux à présent.
– Nous avons prévenu votre famille. Si tout va bien, votre femme et vos enfants pourront venir vous voir cet après-midi et…
– …Mes enfants ?… lui demandé-je dans un râle.
– Oui, oui, vos enfants seront là….
Je veux comprendre, je veux savoir. Nelly ? Les enfants de Rémi ? De qui parle-t-elle ? Et ces tuyaux… J’ai mal… Je veux tout arracher.
– Non, ne vous agitez pas, monsieur Blanchard, vous êtes encore très faible, vous savez. Vous devez certainement être désorienté, c’est normal lorsqu’on se réveille dans votre état.
– Combien de temps ? réussis-je à souffler.
– Je comprends, vous avez beaucoup de questions, mais il ne faut pas précipiter les choses, le médecin vous expliquera la situation. Il faut vous reposer maintenant…
– Combien de temps ? lancé-je plus fort dans un râle rauque.
Dans mon brouillard mental, je la sens hésiter.
– … Vous êtes resté absent pendant cinq semaines, Monsieur Blanchard. mais vous êtes réveillé à présent, c’est une très bonne nouvelle… Je viens d’ajouter un antidouleur à votre perfusion, ça va vous soulager et vous aider à vous reposer. Je vais aussi vous donner un peu d’eau, vous devez avoir la gorge sèche après tout ce temps.
Cinq semaines ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Je sens une main dernière ma nuque qui me relève la tête. Quelques gouttes sur ma langue. Le liquide ruissèle sur mes muqueuses. J’accueille ces premières gorgées comme un désert assèche la pluie. Je sens que Sylvie se retire. Je veux la retenir. Je proteste.
– Il faut vraiment vous reposer, monsieur Blanchard. Ça ira mieux après, je vous le promets. Là, respirez, laissez-vous aller.
L’antidouleur se répand à travers mes veines. Le sommeil me gagne. Les lancements s’assourdissent. J’ai juste envie de pleurer et je ne sais même pas pourquoi. Je fais un dernier effort avant de sombrer à nouveau.
– Mon nom, c’est Rousseau… murmuré-je, sans savoir si ces paroles ont traversé la bordure de mes lèvres.
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