À quoi tu joues ?
La porte se referme. Je sens une boule enfler dans ma gorge. Le gras du bœuf dans sa sauce fume à côté de la purée. Le téléphone est posé à côté du plateau. Je ne bouge pas. Je ne sais plus comment. Je ne sais plus pourquoi. C’est le vide. C’est la tempête. Je suis épuisé. Je suis soulagé. Je suis seul. Je suis triste. Je suis qui ? Je suis quoi ? Je suis Stan. Je suis…
Qu’est-ce que t’as fait, Stan ? À quoi tu joues ?
Je vois le dernier regard de Clarisse, je vois Jules et Zoé me faire « au revoir » de la main, je vois les étoiles dans leurs yeux d’enfants, je sens leurs petits bras faire un câlin à leur père, je sens les baisers de remords et d’espoir de leur mère… Je vois Viviane et Raymond, une maman éplorée qui retrouve son fils, un père taiseux, mais fier de son ainé, j’entends la voix d’une sœur qui s’en veut de ne pas être là. Les flashs de ce cocon familial me transpercent, la réalité de leur amour de parents, de femme, d’enfants écrabouille ma conscience, fait exploser ma honte...
Je suis désolé... Rémi, je ne voulais pas…
Et vous, vous êtes où ? Papa, Maman, Max ? Et toi, Nelly ? Putain, Nelly… Excuse-moi, bébé… Pardon… Ça y est, je chiale, d’accablement, de détresse, je chiale comme une Madeleine qui tente de laver ses péchés, je chiale de ne pas comprendre pourquoi, de trop comprendre l’après.
Pourquoi t’as rien dit, Stan ?
Pourquoi ? Mais qu’est-ce que j’allais dire, putain ? Que leur vrai fils est mort ou a disparu ? Que leur papounet n’est pas vraiment leur papa ? Qu’il est devenu fou ? Qu’il raconte n’importe quoi ? Que son chéri n’est pas vraiment celui qu’elle aime ? T’as vu comment ils en ont pleuré, t’as vu leur bonheur ! Ça les aurait détruits, ils n’auraient pas compris… Je peux pas leur faire ça, merde, c’est la famille de Rémi !
Et tu crois qu’ils ne verront rien, Stan ? Combien de temps ?
Je sais pas, je vais chercher… L’angoisse me crucifie dans toutes les dimensions… La famille de Rémi, les amis de Rémi, le boulot de Rémi… Je ne pourrais jamais faire face… Et Remi, qu’est-ce qu’il dira ? Mais Rémi, il est où ? J’ai jamais demandé à être dans son corps, moi !
Et tu vas câliner ses gosses et baiser sa femme en attendant ?
Non, Je vais chercher et je vais trouver ! Ma famille, ma femme, ma vie, parce qu’ils sont forcément quelque part. Même si ça ne répond pas au téléphone ? Mais si, je vais chercher, ils sont là et ils ne savent pas non plus où je suis, c’est sûr…
Mon regard se pose sur le téléphone de Rémi. Je ferme les yeux. Du fin fond de ma folie, j’ai l’impression d’apercevoir enfin une lumière… Mon sésame, mon salut, ma caution, ma porte de sortie de ce monde de dingue. Je reprends tant bien que mal le contrôle de ma respiration. Je sèche mes yeux. Je me trouve ridicule, pitoyable, tout à coup. Il fallait juste faire semblant quelques heures, en attendant ce portable, et moi, je m’y suis cru pour de vrai, c’est pathétique. Mais c’est bientôt fini. On va tirer ça au clair, on va les retrouver, Rémi, Nelly, tout le monde et on leur expliquera. Tout va rentrer dans l’ordre… Et même qu’on n’aura peut-être pas besoin de leur dire quoi que ce soit, ils n’y verront que du feu quand on aura échangé de corps avec Rémi…
Ouais, et on pourra dire qu’on s’est fait une belle frayeur. Dire que j’ai embrassé Clarisse… Pour un peu, c’était même pas désagréable. Et Rémi, lui, il a fait quoi avec Nelly ? Oh, oh, du calme, c’est dangereux, là, Stan. Cinq semaines, quand même… Arrête ! On en sait rien. Si ça se trouve… Si ça se trouve, quoi ? On a le portable de Rémi, maintenant. On va savoir… Ah, ouais, alors pourquoi tu le prends pas dans tes mains pour regarder, Stan ?
J’ai la gorge sèche. Je regarde l’IPhone je-sais-pas-combien posé sur le plateau roulant, avec son unique bouton et son écran noir qui reflète le plafonnier. Je me sens faible tout à coup. Je suis étourdi. La pièce vacille.
Stan, réveille-toi ! Il faut que tu manges !
Oui, c’est vrai… Je contracte ce qu’il me reste encore de muscles et de volonté pour m’accrocher à la réalité. Il faut manger. Il ne faut pas laisser tomber Rémi, il faut reprendre des forces… Je suis de nouveau en contrôle. Il faut que j’en profite, ça ne va pas durer des heures. Le téléphone ne va pas s’envoler de toute façon.
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