Nervosité
– Bonsoir, monsieur, c’est pour votre diner, annonce timidement Claire, en déposant le plateau sur la tablette roulante.
– Bonsoir. Merci…
L’aide-soignante approche la tablette de mon lit et quitte la chambre aussi discrètement qu’elle est arrivée, en soufflant un « bon appétit » à peine audible. À nouveau je suis traversé par la sensation d’avoir déjà rencontré cette femme quelque part…. Je fouille ma mémoire. Je fais défiler des visages. Je ne trouve pas. À moins qu’il s’agisse d’un souvenir de St…
NON ! Je suis Rémi. Je suis Rémi et je rentre demain chez moi, retrouver ma femme et mes enfants. Parce que c’est ma vie, non ?
– Je suis Rémi, répété-je à haute voix pour repousser la vague d’anxiété qui menace de déferler.
Je suis Rémi et j’ai dois manger pour retrouver mon corps… Je concentre mon attention sur le plateau devant moi. L’odeur qui s’en dégage n’invite pas à l’allégresse et réveille en moi de très lointains souvenirs de cantine. Je soulève le couvercle avec appréhension… Roastbeef froid chou-fleur. Pour célébrer mon dernier dîner à l’hôpital, le chef s’est vraiment surpassé, ce soir. J’en viens presque à regretter le bœuf-purée d’hier. Tant pis. Est-ce que Rémi s’avouerait vaincu par un plat de chou-fleur ? Non, je ne vais pas me laisser impressionner.
Je saisis les couverts et commence à battre le fer contre les nerfs qui zèbrent la tranche de viande. Je parviens à en arracher un morceau que je dépose dans ma bouche. J’engage les premières contractions de mastication. Sans surprise je réalise que le travail sera long, très long. Peut-être trop long. Je pique une branche de chou-fleur. À mi-chemin de mes lèvres, elle se sépare en deux lambeaux qui retombent mollement sur l’assiette et sur le plateau. Je ne perds pas mon sang-froid d’animal affamé. Je ramasse les morceaux spongieux avec les doigts pour les inviter à rejoindre le bain de salive qui s’entête à vouloir dissoudre les tendons. Rémi n’aime pas le chou-fleur. Mais Rémi s’obstine. Je déchire un morceau de pain. J’accueille la saveur croustillante avec émotion. Je parviens enfin à avaler une première bouchée que j’oublie le plus vite possible avec de grosses gorgées d’eau. Je me concentre pour répéter l’opération sans quitter le yaourt des yeux. Tous les efforts méritent une récompense.
Dans un espace-temps que ne traverse aucune pensée, je mets à mort une demi-tranche de bœuf, j’avale quatre branches de chou-fleur, je casse la croute d’un morceau de pain dont je ne perds aucune une miette et j’absorbe sept cuillerées de laitage sucré. Mon dîner.
Je repousse la tablette roulante devant moi. Plus que deux repas à prendre ici, dont le petit-déjeuner. Je soupire. Est-ce que Clarisse sait bien cuisiner ? Est-ce que je sais cuisiner ? Est-ce que nos amis se régalent lorsque nous les recevons ? Je veux penser que c’est le cas. Je veux me réjouir de manger de bons petits plats, tous les quatre avec les enfants, je veux me réjouir de déjeuner chez mes parents dimanche, parce que Viviane, ma maman, sait forcément bien cuisiner, n’est-ce pas ?
Quelle heure est-il ? Je vérifie le portable. 19 h 30. Encore une demi-heure avant que Clarisse n’arrive. La femme de Rémi. Ma femme ? Je sens une angoisse mêlée d’excitation et de confusion se répandre lentement dans mes veines à cette idée. Ma femme avec qui j’ai eu deux beaux enfants et qui s’est occupé d’eux toute seule pendant cinq semaines. Ma femme qui me trompait peut-être avant l’accident ou me disait qu’elle n’éprouvait plus rien pour moi ou voulait qu’on se sépare ou peut-être rien de tout cela et je ne m’en souviens même pas. Ma femme à qui j’ai manqué et qui voudrait qu’on se retrouve… Je veux y croire.
Ces réflexions n’apaisent pas ma nervosité. Je réalise que j’ai besoin de me soulager. Cette fois, l’opération suscite plus l’agacement que l’enthousiasme de mon premier succès. Je fixe l’attelle, j’attrape les béquilles, je bascule sur le côté et j’avance pas à pas vers la salle de bain en faisant suivre le goutte à goutte. J’ouvre la porte, je me dirige vers les toilettes. Je m’appuie de nouveau contre le mur pour éviter de me tenir debout sans les béquilles. Et j’urine sans m’extasier jusqu’à la dernière goutte. Je reprends les cannes. Je tire la chasse d’eau. Je me retourne, j’avance et je me cale contre le lavabo.
Je savonne mes mains. Je lève les yeux. Rémi. Je suis Rémi. Mon reflet me fixe avec un mélange de méfiance et de fascination. Je sens mon pouls s’accélérer. Mes yeux verts. Mes sourcils. Mes cheveux roux. Mes oreilles discrètes. Mon nez affirmé. Mon menton légèrement proéminent. Je me rince et me sèche les mains. Je touche ma peau, parsemée de grains de beauté très clairs, je sens les poils de ma barbe qui ont commencé à repousser depuis ce matin. Mon visage. Est-ce que j’arrêterai un jour de me méfier de ce visage et de ce qu’il pourrait dissimuler ?
Toujours calé contre l’émail du lavabo, je saisis ma brosse à dents et j’étale le dentifrice sur les poils blancs. Sans quitter mon reflet des yeux, je brosse, de haut en bas et de bas en haut, de la gencive vers la dent. Mes gestes sont gauches. Est-ce que je me brossais les dents comme ça, avant ? Quel genre de dentifrice j’utilisais ? Ces questions ne calment pas mon anxiété. J’ai l’impression que des réponses existent ou devraient exister au fond de moi, mais j’ai peur de me tromper…
Je termine de me brosser les dents et je rejoins le lit, lentement, mais sûrement. J’ai les doigts moites. Qu’est-ce que je vais dire à Clarisse ?
La porte. C’est elle ? Mon cœur s’emballe.
Non, fausse alerte, c’est Claire, l’aide-soignante qui vient reprendre le plateau repas. Merci. Bonne soirée… Je regarde le téléphone. 19 h 50. J’hésite à prendre le portable pour vérifier les nouvelles sur Friendzone. Après tout il va bientôt falloir que je m’y remette si je veux reprendre une vie « normale » de Rémi. Mes « nouveaux » anciens amis, que je vais devoir réapprendre à connaître, à moins que mes souvenirs ne me reviennent en bloc tout d’un coup… Et si Clarisse m’avait trompé avec l’un deux ? Cette pensée m’emplit d’effroi. Comment le savoir ? Ai-je envie de le savoir ? À quoi cela servirait-il alors qu’il s’agit de se « retrouver » ?
Annotations
Versions