Quand une après-midi de ménage se révèle pleine de découvertes...
Le parc des Prébendes a toujours figuré pour moi un lieu singulier. L’exemple même de l’avant et de l’après. Peut-être voyez-vous à quoi je fais référence... L’air est frais en ce milieu de journée d’automne et les verres de mes lunettes sont déjà embués, la faute à ce foutu masque.
Mon pas est nonchalant alors que je me dirige vers le kiosque. Je prends place sur une petite marche en bois et commence à déballer mon sandwich. Le ciel tourangeau est gris, les allées sont vides, et même les quelques canards qui peuplaient les lieux semblent avoir déserté. Bouchée après bouchée, mon mince déjeuner glisse le long de mon oesophage. J’aurais bien aimé boire quelque chose mais j’ai oublié de prendre une bouteille d’eau en partant. “Votre étourderie vous perdra” scandaient mes professeurs… Mes mains tremblent. La matinée a été dure et cela ne s’arrangera sans doute pas cet après-midi. Mon regard se promène d’un point du parc à un autre. La fontaine, les bancs, les massifs, les longues allées… Un court instant, je visualise ces lieux tels que je les ai connus. Tant baignés par la foule que par le soleil estival. Moi, j’avais 21 ans et je ne me doutais pas que tout cela finirait bientôt. Plus de balades, plus de concerts, plus de séances de yoga, plus de déjeuners sur l’herbe… Plus même la liberté de s’asseoir sur un banc avec un livre...
Bien pliée dans ma poche trône mon attestation. Précieux sésame pour justifier ma présence dans ce cimetière des plaisirs simples. Tout en faisant défiler mon feed instagram, je garde un oeil sur l’heure. Vingt minutes pour déjeuner, c’est bien court, même quand on n’a qu’une demie baguette de pain et trois rondelles de tomates à s’enfiler.
Mes pensées vont vers M. et Madame Germain, et aux langes de leur petit Gabriel qui sèchent dans la cave, proprement étendues sur le fil à linge. Trois heures dix, voilà ce qu’il m’a fallu pour le ménage des deux étages et les lessives de la petite famille. Jeudi, je m’attarderai sur le repassage des chemises de Monsieur. Un bête sourire m’échappe. Cinq ans d’étude supérieures pour finir femme de ménage… Enfin “intervenante” comme le formule M. Germain, sans doute pour ne pas me vexer. Un peu comme ceux qui m’affirment qu’il n’y a pas de sous-métier quand je me présente. Pourquoi en suis-je arrivée là vous demandez-vous ? C’est toute une histoire… Enfin, en guise de résumé, entendez que je suis tant victime d’une étourderie maladive que d’une timidité excessive. Pas vraiment le meilleur combo pour espérer s’intégrer dans une équipe. J’ai essayé pourtant… Et puis j’ai laissé tomber.
Midi quarante, je prends la direction de la rue Jules Charpentier, de l'autre côté du boulevard, le ventre pas tout à fait plein. Dans mon sac se trouve le tablier aux couleurs de YouCare, la société qui m’emploie. Tablier que je suis censée porter lors de mes trajets chez les clients. Donc techniquement, avant d’avoir embauché. Au moment de signer mon contrat de travail, j’avais contenue une remarque à ce sujet, quelques paroles comme “Et la CGT, qu’est-ce qu’elle en pense ?” Nul doute que ces pratiques n’avaient rien de très conventionnel... Mais comme beaucoup gens de ma caste, si je veux payer mes factures, je n’ai pas d’autres choix que de mettre de l’eau dans mon vin et de surtout bien faire ce qu’on attend de moi. Pas de place pour l’originalité chez les smicards. Enfin, peu importe, il serait bien regrettable de croiser ma responsable dans les rues de Tours alors que nous sommes tous de nouveau coincés chez nous !
Me voilà dans la rue Jules Charpentier, prête à découvrir la nouvelle maison confiée à mes bons soins pour les mardis après-midi. Car il faut que je vous dise : la semaine dernière, je me suis faite salement renvoyée par la précédente famille chez qui j’intervenais sur ce créneau. Mon crime avait consisté en une erreur de produits. Et je ne vous apprends rien, les parquets en chêne massifs n’apprécient pas l’eau de javel… Le couple Pantin s’était mis dans une colère noire... Mea culpa, quelle honte. Bon, j’essaie de ne plus y penser maintenant. Ni à ça, ni au fer à repasser oublié sur le polo neuf de M. Langlois, à la véranda des Chapignon laissée ouverte ou encore aux remontrances de Madame Latapie après que j’ai une énième fois omis de sortir ses poubelles en quittant sa maison.
Se moquant allègrement de mes inquiétudes, un sourire se dessine au coin de mes lèvres alors que mes yeux détaillent la façade du numéro 48. J’y reconnais quelques lignes typiques du style Art Déco, notamment ces spirales dans les ferroneries… Cette architecture tape à l'oeil dénote parmi les rangées de belles maisons de tuffeau du Vieux-Tours, encore bien plus vieilles. Par politesse, je frappe à la porte. Nul doute que les propriétaires sont absents, personne ne voudrait se retrouver à discuter avec sa femme de ménage. Toutefois je ne peux pas prendre le risque de commettre une nouvelle bévue. C’est décidé, cette famille-là ne me traitera ni d’étourdie, ni de terreur du logis !
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