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 Alors que je m’apprête à tourner la clé dans la serrure, la poignée sursaute et j’effectue un pas en arrière. Mes clients seraient-ils présents ? La vue du bonhomme planté devant moi me laisse interdite. Il est petit, un mètre cinquante pas plus, cambré sur un déambulateur couvert de rouille. Il possède des yeux si enfoncés dans leurs orbites que j’ai sur l’instant le sentiment de me tenir face à un macchabée. Des relents des plus nauséabonds s’échappent de sa robe de chambre miséreuse… Vite, je remonte mon col pour qu’il ne me voit pas déglutir. Car si je ne peux pas m’empêcher d’être dégoutée, hors de question de manquer de respect ! Je prends une grande inspiration et détaille une nouvelle fois ce curieux client. M. Godot affiche bien 90 hivers. Dans ma tête, le calcul s’opère assez vite. L'Art Déco est un mouvement du début du siècle dernier... Lui et sa maison ont probablement le même âge ! Ma curiosité prend alors le pas sur mon dégoût et une pluie de questions s’abat dans mon esprit. Qui est cet homme, comment puis-je l’aider, serait-il d’accord pour me parler un peu de son époque, de la vie dans le Vieux-Tours, de l’histoire de cette maison qui m’intrigue déjà tant… Est-il né ici, entre ces murs ? Gardant en tête les usages en vigueur, je me présente. Léa, 25 ans, aide-ménagère chez YouCare, ici pour vous servir… Sans me rendre mon salut, le bonhomme me fait signe de le suivre. Alors que je longe le couloir, mes sens deviennent confus. Mon nez me supplie de faire marche arrière et de retrouver le vent frais du parc mais mes yeux pétillent à la vue des splendeurs dissimulées derrière les ordures et les immondices. Les radiateurs en fer forgé semblent de la plus belle facture, les mosaïques au sol me laissent pantoise. Quant à ces moulures édifiées dans le plus pur style Art Déco… Je ravale ma salive. Cette maison est un trésor, voilà ce qu’il y a. Je dépose mon sac et mon manteau dans un petit coin pas trop encombré et continue à détailler la pièce. Ma mission s’avère colossale mais je n’aurais a priori cette fois-ci pas affaire à un maniaque. Peut-être me laissera t-il prendre quelques photos ? Un énième sourire m’échappe. Je dois être la seule idiote à se sentir rayonner de la sorte dans une vieille bicoque puante. Mais l’amour des belles choses est une maladie dont on ne guérit pas !

 — Eh bien je vous écoute Monsieur ! dis-je en consultant ma feuille de route. Que puis-je faire pour vous ?

 Le bonhomme maugrée quelque chose d’incompréhensible et je m’efforce de tendre l’oreille. C’est lui le client, c’est à moi de me mettre à sa hauteur. Et ce, même si je le dépasse d’une bonne tête.

 — À manger… grogne t-il un peu plus fort.

 Je lève un sourcil, perplexe. Moi je suis là pour ranger, dépoussiérer, aspirer, serpiller… Voilà ce qui est noté dans ma fiche de poste. Ça et “faire scintiller la robinetterie”, formule appréciée par Madame Pantin. Alors préparer un repas… Ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que je suis une bien piètre cuisinière, dans le genre incapable de cuire un steak sans le brûler ou d’éplucher des légumes sans m’entailler la main. Ce n’est pas pour rien que j’ai choisi de m’en tenir à l’aspirateur !

 Mais mon hôte est tenace et me guide jusqu’à la cuisine. Là-bas, mon goût pour l’architecture ne parvient pas à se faire plus fort que la répugnance que m’inspire les lieux. Bien dommage car la verrière et les fenêtres à pans coupés sont superbes. Enfin, de ce qu’on voit… Les sacs poubelles s’amassent par dizaines dans un coin de la pièce, à moitié éventrés. À leurs pieds git la gamelle d’un chat, entourée de quelques excréments. Et dire que certaines de mes collègues m’ont affirmé qu’on s’accoutumait des odeurs… Plus loin, un frigo dépourvu de porte recèle des vieux journaux et ce qui ressemble étrangement à des couches XXL. Propres ou sales, c’est à définir. Un étendoir à linge chevauche le tout, encombré de vieux sacs de courses, de cartons et de bouteilles vides. Le seul appareil qui semble encore fonctionner dans ce triste décor est l’énorme congélateur jauni dans lequel je ne manquerai sans doute pas de trouver de quoi sustenter ce client si particulier. Tiens, le voilà d’ailleurs qui soulève la porte de l’engin. Il me remet dans les mains un sachet de purée à réhydrater et quelques saucisses à décongeler. Mon estomac se soulève une nouvelle fois puis je me prends de pitié pour ce bonhomme. Oui, il est crasseux, immonde au possible et pas bien causant, mais à son âge, peut-on vraiment le lui reprocher ? Le coeur vaillant, je m’attelle à la tâche. L’évier est relativement propre, signe que je ne suis sans doute pas la seule intervenante auprès de cette personne. Malgré tout, je ne parviens pas à trouver une seule casserole dans les placards et ne récupère qu’un vieux fait-tout graisseux. J’ouvre le robinet, prépare une éponge et attends patiemment. Dans les vieilles maisons, l’eau est parfois longue à chauffer…

 Face à moi, M. Godot s’est assis devant sa petite table et tourne les pages d’un vieux journal en mouillant la pointe de son index. Je profite qu’il soit concentré pour jouer les curieuses. Aux murs, quelques rares photos de famille et dessins d’enfants, une série d’ordonnances et de numéros à joindre et un calendrier des pompiers de l’année 85. Je me plais alors à imaginer mon client en train de sauver la veuve et l’orphelin. Sans doute avait-il secouru des vies et moi, je lui rendais la pareille. Vu comme cela, mon métier prenait bien davantage de sens. Au coin d’une étagère, une petite broderie attire mon regard. “Gilbert - 1929”. Vite, je calcule… 91 ans ! Et si à l’extrémité de mes doigts l’eau est toujours froide, au fond de mon coeur, quelque chose s’est mis à bouillir. Voilà que la vie m’offre l’occasion de parler avec un homme né pendant les plus belles heures du mouvement Art Déco, un homme qui a connu la guerre, la vraie, puis les colonies, l'avènement du téléphone, de la télévision, les Trente Glorieuses, mai 68… Ma gorge se serre. Mardi prochain, je viendrai avec un carnet et un crayon. Quelle sotte j’ai été de retirer cet essentiel de mon sac pour y foutre ce foutu tablier ! Je dévisage une nouvelle fois mon interlocuteur et remue ma mémoire. 1929, c’est l’année de naissance de Jacques Brel… Allez, faisons vite chauffer cette purée que nous puissions discuter ! Mais au fond de l’évier, l’eau coule toujours froide…

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