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 — Beh alors, tu vas attendre que ça chauffe toute seule, dis ? beugle soudainement Jacques Brel version 2020.

 Sur l’instant, je me contente d’écarquiller les yeux, incapable de quoi que ce soit d’autre.

 — Tu prends une casserole et t’allumes le gaz ! enchaîne le vieux sans sourciller. Mais vous êtes vraiment toutes des assistées mes pauvres filles !

 Je cligne enfin des paupières, stupéfaite. Sur l’instant, j’éprouve seulement l’envie d’adresser tout mon respect à mes consoeurs. Je ne suis donc pas la seule à traîner chez M. Godot… Comment expliquer un tel foutoir alors ?

 À mes côtés, le vieux mime un mouvement d’impatience et je m’active. Un tour d’oeil me suffit pour constater qu’en effet, il n’y a pas de chauffe-eau dans la cuisine. Mince, il y a encore des gens qui vivent comme cela en 2020 ? Je rince une casserole, y fais bouillir de l’eau avec laquelle je nettoie la vaisselle, puis fais chauffer un nouveau litre pour préparer la purée… Mes pensées vont vers toutes les femmes qui m’ont précédée à ces fourneaux. Nul doute que cette cuisine-là a dû en voir défiler quelques-unes…

 Je contiens un haut-le-coeur à la vue des bâtonnets de purée en train de se délayer au fond de mon fait-tout. Pour un homme né à une époque où la bouffe industrielle relevait de la science-fiction, voilà qui devait figurer un bien triste déjeuner. Je le sers et le regarde manger quelques instants, faute de savoir quoi faire de mieux. Je dois avoir l’air bien godiche… Mes yeux virevoltent de nouveau vers les fresques de mosaïques et l’envie me reprend de questionner mon hôte à leur sujet. Mais vu la façon dont je viens de me faire rembarrer, je vais peut-être attendre un peu. D’abord gagner la sympathie du bonhomme, la suite on verra… Pas vraiment motivée, je m’emploie à lui demander ce qu’il attend de moi pour cet après-midi.

 — Les chiottes ! braille-t-il en expulsant une giclée de purée.

 Mon estomac se recroqueville. Courage Léa, ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

 — Et la poubelle à Mamie aussi, tu penses à la poubelle à Mamie ?

 Mamie ? Mes yeux scrutent le salon à travers la grande verrière qui sépare les deux pièces. Nulle trace d’une bonne femme… Il ne doit plus avoir toute sa tête ce vieillard !

 J’abandonne M. Godot à son repas et retourne dans le couloir de l’entrée. Dans un placard, j’attrape un seau, des chiffons, une serpillère… Le matériel est propre et bien rangé. Merci chères consoeurs, vous avez bien fait votre travail ! J’enfile mon tablier et jette un dernier coup d’oeil à mon nécessaire. Est-ce que j’ai bien tout ce dont j’ai besoin ? Une petite voix dans mon crâne me chuchote que non mais sur l’instant je ne vois pas ce qu’il peut me manquer… “Fais-toi un peu confiance Léa” me dis-je en marchant vers l’escalier. C’est moche, mais mes étourderies me font douter de tout.

 Les vieilles marches grincent sous mes pieds et je pousse un soupir de satisfaction. Depuis toute petite, je me délecte de ce son qui résonne pour moi comme un écho des temps anciens. Le dernier vestige de ce qu’étaient autrefois nos maisons, une clé vers un paradis perdu… Arrivée sur le palier, mon souffle se coupe et mes poils se dressent sur ma peau. Je ne croyais pas si bien dire avec mon histoire de clé… C’est simple, j’ai le sentiment d’avoir pénétré dans une bulle où le temps s’est arrêté. Ici l’atmosphère est feutrée, vaporeuse. Aucun son ne se fait entendre, pas même la chanson des roues des voitures sur les pavés de la rue Jules Charpentier.

 Dans la pénombre, je ne distingue pour l’instant que les grandes silhouettes de ce que je devine déjà être un édifiant décor. D’un geste timide, j’entrouve les persiennes de la fenêtre. Un nuage de poussière s’en échappe et volette à la lumière des vitres cannelées. Les rayons du soleil tourangeau révèlent alors une décoration qui ne semble pas avoir bougée depuis des décennies. La gorge sèche, je recoiffe une mèche et pose ma main sur la tapisserie ornées de rayures vert foncé et de motifs floraux satinés. De petits fils s’en échappent pour s’agglomérer au sol, aux pieds d’une armoire normande. Au sommet de cette dernière, un bouquet de fleurs fanées, presque fossilisées. J’effectue quelques pas sur le plancher grinçant et tire les rideaux de la seconde fenêtre. Ils sont secs, rêches, épais, conçus pour tenir des décennies… Mes pensées vont vers les deux lambeaux de coton qui tremblotent devant les fenêtres en double-vitrage de mon studio. Et dire que certains appellent ça le progrès… La pièce maîtresse de cet étrange endroit se révèle alors à mes yeux comme pour me tirer de mes pensées. Un vieux gramophone aux mille fioritures, qui ne semble qu’attendre qu’on pose un bon disque de jazz sur sa platine…

 Grisée par un tel spectacle, je ferme les yeux. L’engin m’apparaît alors à sa belle époque, faisant émaner une musique des plus pures de son rutilant pavillon. Et je vois presque les familles qui vivaient là danser tour à tour sous les fresques de mosaïques… J’humecte mes lèvres, m’approche du trésor et commence à en gratter la couche de crasse. Un jeu de lumière s’entreprend entre les dorures de l’appareil et les rayons du soleil automnal. Quelques minutes plus tard, le gramophone étincelle comme pour me remercier de l’ avoir tiré de son long sommeil. Puis, sans crier gare, le visage de ma responsable surgit dans mon esprit. Je me suis encore laissée déconcentrer ! Mes muscles frémissent à l’idée que M. Godot se montre insatisfait et intime à YouCare de lui assigner une autre femme de ménage. Je vois déjà venir le plan où on me réduira mon contrat au motif qu’on ne me trouve pas assez de clients… Allez Léa, fini les bêtises et au travail !

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