Chapitre 5

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Le cours commence et je suis happée par la grâce des mouvements, la précision des gestes. Marie guide ses élèves avec une patience infinie, corrigeant doucement une posture, encourageant un effort. Sa voix est ferme, mais bienveillante, un phare dans l’incertitude de l’apprentissage.

Elle est dans son élément. Comme Athéna au milieu de ses tisserandes, transmettant son art et sa sagesse. Je me surprends à songer aux nymphes dont j’avais la charge, il y a une éternité. Leur avais-je enseigné avec autant de dévotion, autant d’amour?

Perdue dans mes souvenirs, je sursaute presque quand une petite fille s’approche de Marie à la fin du cours.

— Mademoiselle, demande-t-elle timidement, vous pensez que je pourrais devenir danseuse étoile un jour?

Marie s’accroupit pour être à sa hauteur et lui prend les mains:

— Étoile, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire complice. Mais danseuse, certainement. Si c’est ton rêve et que tu y crois fort, alors tout est possible.

La petite fille s’illumine et rejoint ses camarades en sautillant, son ambition soigneusement serrée contre son cœur. Marie la regarde partir, une tendresse infinie dans les yeux. Témoin silencieux de cette scène, je sens quelque chose remuer en elle.

Est-ce ainsi que les rêves naissent chez les mortels? Dans l’œil confiant d’un enfant et les encouragements d’un professeur?

Je suis songeuse.

J’ai vu naître et mourir tant de héros, tant de dieux, se pourrait-il que j’aie oublié la puissance des rêves humains? La force qui les pousse à se dépasser, à braver les obstacles? Peut-être y a-t-il une leçon à tirer de tout cela…

Le cours terminé, les parents commencent à affluer dans le studio, un joyeux brouhaha de voix et de rires enfantins. J’observe cette farandole de personnages avec un détachement amusé.

Quelle agitation pour si peu. Comme des fourmis qui s’affairent autour de leur reine.

Marie les accueille avec la grâce qu’elle a pour ses élèves. Un mot pour chacun, un sourire, une oreille attentive.

Elle sait y faire avec ces mortels. Mais cela ne rachète pas ses fautes. Une âme dissolue reste dissolue, même sous le masque de la vertu.

Soudain, je ressens un malaise dans le cœur de Marie. Je suis son regard et j’aperçois un père, en retrait, qui nous fixe intensément. Il y a dans ses yeux une lueur trouble, un mélange d’intérêt et de mépris. L’homme finit par tourner la tête, je sais que Marie est agitée. Elle reste figée un instant, ignorant les enfants qui lui adressent la parole. Elle réussit à se reprendre et offre un large sourire à la petite fille qui attire son attention.

La salle se vide peu à peu et Marie se dirige vers la cafétéria de l’école. Ses collègues sont déjà là, attablés devant un café, leur bavardage résonne dans la pièce. Ensemble, ils partagent les anecdotes de la journée, se plaignent gentiment des parents trop exigeants, s’émerveillent des progrès de leurs élèves.

Quelle futilité. Pendant que leur monde brûle, ils papotent de leurs petites vies insignifiantes.

Pourtant, à les voir ainsi, riant et discutant, je ne peux m’empêcher de ressentir un infime pincement. Cette camaraderie, cette chaleur… nous restons tous cloîtrés dans nos palais, nos heures glorieuses sont finies depuis si longtemps.

Bah! Devrait-on faire construire une cafétéria sur l’Olympe? Qu’aurait-on à se raconter qu’on ne sache déjà.

Un bref coup à la porte interrompt mes réflexions. La secrétaire de la directrice passe sa tête dans l’entrebâillement.

— Marie? Madame Leblanc voudrait te voir dans son bureau.

Marie acquiesce et se lève, lissant machinalement sa tunique.

— Tout va bien? s’enquiert une collègue.

— Oui, oui, répond Marie avec un sourire rassurant. Probablement juste une question sur les prochains spectacles de fin d’année.

Nous entrons dans le bureau de Madame Leblanc, la directrice de l’école de danse. L’atmosphère est étrangement froide, bien loin de leurs échanges habituels. Madame Leblanc, une quinquagénaire à la silhouette épaissie par les années, l’accueille d’un regard sévère derrière ses lunettes. Ses cheveux mi-longs, d’un châtain terne, encadrent un visage marqué par le temps. Son tailleur, autrefois à la pointe de la mode, semble aujourd’hui désuet.

— Asseyez-vous, Marie, dit-elle en désignant la chaise face à son bureau.

Marie obtempère, mal à l’aise. Elle ne comprend pas cette soudaine froideur.

Madame Leblanc croise les mains devant elle.

— Marie, vous savez que la réputation de notre école est primordiale. La danse classique n’est pas qu’un simple sport ou un art, c’est un mode de vie, une discipline qui exige une tenue irréprochable. Et cela vaut aussi pour nos enseignants, qui se doivent d’être des modèles.

Marie hoche la tête, de plus en plus perplexe. N’a-t-elle pas toujours été une professeure exemplaire? Les enfants l’adorent, les parents l’apprécient, et elle n’a jamais failli à ses obligations. Où Madame Leblanc veut-elle en venir?

La directrice soupire, comme si les mots lui coûtaient.

— Ce n’est pas votre travail ici qui pose problème, Marie. C’est ce que vous faites en dehors.

— En dehors? répète Marie, incrédule. Mais en quoi...

Mme Leblanc lève la main pour la faire taire. Elle sort son téléphone, tapote l'écran, puis le tourne. Marie se fige. Sur l'image, c'est elle, hier soir au club, à la fin de sa danse. En sous-vêtements, seins nus, le visage crispé par le plaisir, les yeux fermés. A califourchon sur l’homme, la poitrine cambrée. Son cœur s'arrête.

La panique envahit son esprit : Non, non, pas ça.

— Vous vous prostituez, lâche Madame Leblanc, les lèvres pincées de dégoût. Quel exemple donnez-vous à nos élèves? Je ne vous pensais pas si… dépravée.

Marie rougit violemment, submergée par la honte. Je jubile. Enfin, cette mortelle impudique est confrontée aux conséquences de ses actes!

— Je… Ce n’est pas… bredouille Marie. J’en ai besoin pour vivre, mon salaire ici ne suffit pas…

— Il y a des façons plus honnêtes de gagner sa vie! la coupe-t-elle. Et votre famille? Pourquoi ne vous aident-ils pas? À moins que… »

Son regard se fait soudain scrutateur.

— À moins qu’ils ne sachent. Cela expliquerait pourquoi ils ne vous parlent plus! Moi qui ai toujours eu pitié de vous.

Marie se tait, les larmes aux yeux. Je sens sa rage impuissante, sa frustration. Comment leur expliquer ? Elle ne comprend pas son comportement d'hier, ce désir soudain qui s'est emparé d'elle. Son esprit hurle.

Ce n'est pas juste, ce n'est pas moi ! Je danse, je danse seulement...

Mais les mots restent coincés dans sa gorge, impuissants face à cette photo accablante.

Madame Leblanc poursuit, impitoyable.

— Vous salissez la réputation de notre établissement. Que diront les parents quand ils sauront qu’une… péripatéticienne enseigne à leurs enfants? Il ne faudra pas deux jours pour que cette photo soit dans toutes les mains. Quelle indignité!

— Je ne suis pas une prostituée! s’écrie Marie, retrouvant soudain sa voix. Je danse, c’est tout!

— Danser? C’est ainsi que vous appelez ça? ricane la directrice. Vous vous exhibez devant des hommes, à moitié nue. C’est répugnant. Et regardez cette pose, mimer l’acte, quel scandale! Qui sait ce que vous faites de plus avec ces hommes. Dévergondée!

Au début, je me réjouis de voir Marie acculée, forcée de faire face à ses fautes. Je sens la souffrance qui tord le cœur de la jeune femme. Je n’arrive pas à me mettre à l’abri du sentiment d’injustice qui l’envahit. Peu à peu, devant l’obstination et la mauvaise foi de la directrice, un doute s’insinue. Cette vieille sorcière, si prompte à condamner, si aveugle à la détresse de Marie, me devient de plus en plus antipathique.

— Vous êtes virée, assène finalement Madame Leblanc. Je ne peux pas garder une femme de votre… genre au sein de mon personnel. Prenez vos affaires et débarrassez le plancher.

Marie accuse le coup, blême. Je sens monter une indignation qui fait échos à la douleur qui torture son esprit. Soudain, cette punition paraît disproportionnée, injuste même. Oui, Marie a fauté, mais elle ne mérite pas un tel traitement, un tel mépris.

Un souvenir ancien refait surface, celui d’Arachné, une jeune mortelle qui avait osé défier Athéna dans l’art du tissage. Arachné n’avait pas menti sur son talent, ses tapisseries étaient d’une beauté inégalée. Athéna, blessée dans son orgueil, avait détruit son ouvrage et l’avait transformée en araignée, la condamnant à tisser pour l’éternité.

J'avais trouvé cette punition cruelle, même si je n'avais rien dit à l'époque. Le visage d'Arachné me hante encore - son talent, sa fierté, sa vie brisée par notre arrogance divine.

Bien sûr, son comportement libre, cette recherche du plaisir sans contrainte est condamnable et vulgaire. Je suis la première à le penser. Mais en observant Mme Leblanc, sa satisfaction cruelle, son jugement implacable, je revois Athéna détruisant le travail d'Arachné. La jalousie n’est pas la justice !

Ma colère change de cible. Ce n'est plus Marie l'impudique qui l'alimente, mais Mme Leblanc et son verdict sans merci, son cœur de pierre. Ma fureur enfle, incontrôlable. Je dois punir cette arrogance, donner une leçon à cette femme si prompte à juger. Instinctivement, je rassemble mes pouvoirs, cherchant à jeter un sort sur cette créature présomptueuse.

Marie a un écœurement. La nausée la submerge, je comprends qu’elle l’attribue au choc d’être traitée ainsi, au dégoût d’elle-même. Mais je devine, c’est ma fureur qui se manifeste à travers elle.

Et soudain, stupeur: la directrice a un geste incontrôlé, d’un mouvement brusque, elle envoie le contenu de son mug de thé à son visage. Il lui échappe ensuite des mains et se fracasse. Elle pousse un cri, la tête couverte de tisane chaude. Je contemple, incrédule, ce minuscule prodige. Ainsi, même déchue, exilée dans ce corps, une part de ma puissance demeure?

Marie regarde, interloquée, la scène surréaliste qui se passe en face de ses yeux. Partagée entre honte, incompréhension et satisfaction. Madame Leblanc, saisie d’effroi devant ce mystérieux incident, gémit et vocifère. Elle chasse Marie en l’accusant de sorcellerie. De mon côté, je jubile. Cette simple petite victoire me redonne espoir.

Marie, encore sous le choc, se dirige vers le vestiaire comme un automate. Les mots de Madame Leblanc résonnent dans son crâne, impitoyables, la dépouillant de sa dignité, de son identité même. Elle n’est plus Marie la danseuse, Marie la professeure passionnée. Elle n’est plus qu’un paria, une pute. C’est ce mot terrible que je vois tourner dans sa tête.

Les yeux brouillés de larmes, elle rassemble ses maigres possessions — ses chaussons usés, ses livres de danse, ses photos de spectacles. Elle fourre le tout dans son sac, sans même chercher à les ranger.

Soudain, un sanglot déchirant lui échappe. Elle se précipite dans les toilettes, désirant désespérément un peu d’intimité, un endroit où laisser libre cours à son chagrin. Elle s’agrippe au lavabo, les jointures blanchies, le corps secoué de spasmes.

Et c’est là, dans le miroir embué, que je l’aperçois. Hermès, messager des dieux, son visage familier empreint d’une compassion inhabituelle. Il se détache sur le reflet de Marie comme une ombre bienveillante, et je constate qu’elle ne le voit pas.

— Ma reine, murmure-t-il, Zeus se réjouit de tes progrès. Tes talents de danseuse promettent des retrouvailles… intéressantes.

Si la situation n’était pas si tragique, j’aurais presque souri. Presque.

— Mais, continue Hermès le ton grave, il craint que tu n’aies pas encore compris toute la complexité de la nature humaine. Ton voyage n’est pas terminé.

Une terreur me saisit.

— Non, pas encore!

Je veux hurler, ordonner, mais déjà, je sens mon essence se dissoudre, aspirée hors du corps de Marie, happée par un vortex implacable. Les lambeaux de la vie de Marie se détachent de mon âme, comme des pansements que l’on arrache. J’ai l’impression qu’on me prive d’une partie de moi-même.

Des bribes de réalité commencent à percer le néant - un murmure de voix, l'odeur de la moquette. Lentement, la réalité se recompose et avec elle des sensations, des certitudes et une immense colère. Une colère comme un orage qui s'approche et recouvre mon esprit. Non, à nouveau, notre esprit. Le contraste est saisissant entre la détresse de Marie et l'implacable volonté de... Victoria ? Les pensées affluent, les sensations m'assaillent, et un sentiment de pouvoir délicieux résonne avec ma nature.

Une vaste salle moderne. Une table de conférence démesurée. Et autour, des hommes en costume sombre, leurs visages grisonnants tournés vers moi. À travers ses yeux, je découvre des mains soignées, aux ongles parfaitement manucurés. Des mains de femme. Elle relève la tête, croise son reflet dans la vitre. Une femme au tailleur strict, lui rend son regard.

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