Chapitre 2

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Victoria Chen pénètre dans le couloir de la direction, son tailleur gris perle souligne sa silhouette élancée. Elle avance vers l’ascenseur, indifférente aux employés qui s’effacent sur son passage. Décidément, cette femme me plaît.

La porte coulissante s’ouvre sur le parking souterrain réservé aux cadres. La lumière vive éclaire les rangées de voitures de luxe. Elle se laisse tomber dans le siège, l’odeur du cuir emplit l’habitacle. Victoria ferme les yeux un instant. La journée défile: la réunion, la colère, et James…

Elle se perd dans le souvenir de leur baiser, dans la chaleur et la fusion de leurs langues. La scène interrompue tourne en boucle dans sa tête. Sans qu’elle en ait conscience, ses hanches commencent à onduler. Sa main se pose sur sa cuisse, à la limite de sa jupe. Son souffle devient saccadé. Dans un élan presque instinctif, elle remonte le tissu et écarte les jambes. Une flamme impérieuse irradie au creux de son ventre. Ses doigts effleurent son intimité à travers la soie fine.

— Qu’est-ce qu’il me prend ? gémit-elle.

Mais son corps ne répond plus à sa raison. L’image de James s’impose: ses épaules, la courbe de sa nuque, son regard. Ses gestes s’accélèrent, son souffle s’emballe. Le plaisir monte en elle par vagues. Sa main s’agrippe au volant, elle mord sa lèvre pour étouffer un cri. Son bassin se cambre vers l’avant.

Un claquement ! La portière d’une voiture qui se referme la ramène à la réalité. D’un coup d’œil dans le rétroviseur, elle découvre une voiture qui démarre de l’autre côté de l’allée.

Une vague glacée de honte l’envahit. Et si quelqu’un l’avait vue ? L’image la frappe: Victoria Chen, PDG de Chen Industries, se masturbant comme une adolescente, dans le parking du bureau. Tout son corps frémit, tiraillé entre l’humiliation et un plaisir résiduel.

Je m’aperçois que moi aussi, je me suis oubliée, fascinée par l’intensité de l’instant. Le ridicule de la scène m’avait échappé. Mais qu’a-t-elle à craindre, après tout ? N’est-ce pas là le privilège du pouvoir: être libre, au-delà des regards et des jugements ?

— Reprends-toi, se murmure Victoria

Elle rajuste sa jupe d’une main tremblante.

La Bentley de Victoria file vers Tiburon. Sur le Golden Gate, l’air chaud charrie les effluves salés de la baie. Les derniers rayons du soleil dansent sur le capot lustré. Elle monte le son pour couvrir le vent et se met à chanter en martelant le volant. Peu à peu, la tension de la journée se dissipe. Un instant, je l’observe, fascinée: une adolescente surgit derrière son masque habituel, libérée du regard des autres.

La ville s’efface, laissant place aux collines parsemées de verdure et de villas somptueuses. La route serpente. Encore quelques virages, et les grilles de sa propriété apparaissent. Elle s’engage dans l’allée et gare sa voiture devant l’imposante bâtisse blanche qui surplombe la baie.

Un sentier de gravier sinue entre des massifs de fleurs aux senteurs entêtantes. Ce jardin est son refuge, son caprice, son œuvre. Elle grimpe au perron et pousse la porte en ébène.

Une odeur d’encens et de bois précieux l’enveloppe dès l’entrée. Des lanternes balinaises, des ombres mouvantes. Elle laisse tomber ses clés dans un bol de bambou tressé, se déchausse machinalement. Sous ses pieds, le tapis de Sumatra étouffe ses pas. Elle inspire profondément, s’imprégnant des notes épicées qui flottent dans l’air.

— Andy ?

— Dans la cuisine.

Elle traverse le vaste salon. Les canapés en rotin, tournés vers la baie vitrée, embrassent un panorama saisissant: l’océan étincelle sous la lumière du soir. Une paroi végétale dissimule partiellement la cuisine.

Andrew apparaît dans l’encadrement, tablier noué sur sa chemise, manches retroussées. Il lui sourit, ce même sourire qui l'a fait chavirer vingt ans plus tôt. Dans ses mains, deux coupes de champagne.

— Je suis sûr que tu as oublié.

Sa voix est légère, sans reproche. Il s’avance, effleure ses lèvres.

— Bien sûr que tu as oublié. Joyeux anniversaire, Vic.

Un pincement au cœur. Leur anniversaire de mariage. Elle s’en veut un instant d’avoir laissé passer la date. Andrew lui prend la main et l’attire vers la cuisine.

Sur la table en teck, les flammes des bougies vacillent. Une bouteille de champagne repose dans un seau à glace. L’air est saturé de curry et de citronnelle, une chaleur gourmande qui flotte dans la pièce.

— Tu as cuisiné thaï ?

— Comme à Bangkok, quand tu m’as rejoint.

Andrew rit doucement, un éclat complice dans la voix.

— Oui, j’ai cuisiné… et ensuite, j’ai donné sa soirée à Rodrigues.

Il lève sa coupe, boit une gorgée, puis l’attire contre lui et l’embrasse. Victoria se fige. Un instant, la peur la traverse: et si Andrew devinait le goût de James sur ses lèvres ? Elle sourit, s’écarte légèrement et porte son verre à sa bouche. Puis elle l'avale d’une traite. Geste absurde, comme si l’alcool pouvait effacer sa culpabilité.

Andrew sert le curry thaï. Victoria observe ses mains. Mûres, élégantes, précises. Des mains de chirurgien. Rien à voir avec celles de James. L’image du stagiaire s’impose malgré elle, ravivant un frisson de désir, amplifié par le champagne.

— Tu es ailleurs, chérie, constate Andrew.

Victoria maîtrise son expression, elle offre à son mari un sourire parfait.

— Je suis désolée, Andy. C’est le boulot… David. Il nous met en danger.

— Ce petit con qui t’a trahie ? Je suis sûr que tu n’en feras qu’une bouchée.

— Vraiment ? Ce sera le hors-d’œuvre le plus cher de l’histoire… Avec le produit qu’il nous a volé, il est devenu la coqueluche des médias.

Andrew lui tire une chaise, un sourire amusé aux lèvres.

— Et vous passez pour des dinosaures. Allez, laissons les tracas du monde vulgaire à l’extérieur de notre citadelle.

Il prend un air théâtral.

— Forteresse d’amour éternelle.

Victoria esquisse un sourire et trempe ses lèvres dans le vin pour masquer son trouble. Le curry est parfait. Andrew — et Rodrigues — a ce don pour reproduire les saveurs de leurs voyages.

Les souvenirs de Victoria s’immiscent dans mon esprit, fragment par fragment. Son père, André Chen, émigré chinois devenu géant de la Tech. Sa mère, réduite à un simple portrait sur la cheminée: Victoria, deux ans, assise sur ses genoux. Après sa disparition, il ne restait plus que deux choses dans la vie d’André Chen: son héritière et Chen Industries. Victoria avait grandi entre réunions et cours particuliers. Puis, un jour, elle avait rencontré Andrew.

La bibliothèque de Harvard, ses rayonnages sans fin. Il s’était attaché à elle, à la femme derrière le nom. Pour la première fois, elle avait goûté à la liberté, au temps perdu.

Évidemment, André Chen avait détesté Andrew dès la première heure — un choc de deux mondes, les anciens contre les nouveaux riches. Cinq ans plus tard, elle travaillait déjà chez Chen Industries. Son père était mort subitement d’un arrêt cardiaque.

Pensive, elle observe Andrew. Il est toujours beau, son visage a gardé sa douceur. Le gendre parfait.

Le curry caresse ses papilles. Il est délicieux, mais chaque bouchée porte le goût cuisant de la trahison. James. Il s’attarde dans sa mémoire.

Victoria repousse son assiette à moitié pleine. Malgré la perfection du plat, l’amertume lui colle au palais. Je sens son trouble, cette tension diffuse dans son bas-ventre depuis l’après-midi.

Elle se lève, s’approche de la chaîne hi-fi. Ses doigts effleurent les vinyles. The Cure. Les premières notes emplissent la pièce, et les souvenirs affluent — leur chambre d’étudiants à Harvard, le parfum des draps propres, leurs corps enlacés sur un matelas trop étroit.

— Tu n’as plus faim ?

— Désolé, j’ai eu une journée difficile.

Victoria avance dans le dos de son mari. Ses mains glissent sur son torse, elle enfouit son visage dans ses cheveux. Son odeur, familière, rassurante. Pourtant, dans l’ombre de cette étreinte, une autre présence s’impose. James. Son souffle chaud, ses lèvres entrouvertes. Un désir qu’elle croyait éteint, mais qui brûle encore.

Ses doigts glissent lentement le long du ventre d’Andrew avant de s’aventurer plus bas. Un rire surpris lui échappe.

— Qu’est-ce qui te prend ?

Victoria ne répond pas. Elle repousse son assiette du bout des doigts. La porcelaine tinte.

— Je me dis qu’on pourrait passer directement au dessert… Mmmh ?

Ils sont allongés nus sur le canapé. La bouteille de champagne est presque vide. Le corps de Victoria s’est relâché, mais au creux de son esprit, une ombre persiste. James.

Sa main tricote machinalement les poils du torse de son mari. Elle lève les yeux vers lui.

— David veut nous détruire, murmure-t-elle soudain. Je ne comprends pas, il refuse de me parler depuis son départ.

Andrew caresse ses cheveux.

— Ce petit connard… après tout ce que tu as fait pour lui.

— J’aurais dû le voir venir. Il était trop parfait, trop…

Le téléphone vibre sur la table basse. Edward. Victoria tend la main, mais Andrew la saisit.

— Laisse, ce vieux corbeau peut bien nous foutre la paix un soir, non ?

Ils restent figés, leurs regards rivés à l’écran.

Chaque sonnerie pèse un peu plus. Victoria lutte contre la tentation. Andrew le sent. Il lâche prise dans un soupir.

— Vas-y, tu ne vas penser qu’à ça sinon. Tu es infernale avec ton boulot.

— Je suis désolée… Il faut que…

Victoria se lève et s’empare du téléphone. Elle avance, nue, vers la baie vitrée. L’éclairage tamisé sculpte son corps en ombres mouvantes.

La voix d’Edward, nasillarde et sèche, résonne à son oreille:

— Victoria ? Mauvaise nouvelle. Atlantic Venture s’allie avec MOS Tech. Je suis sûr qu’ils mijotent quelque chose.

Un affreux pressentiment l’envahit. Atlantic Venture. Le plus important fonds d’investissement de la côte est. Au loin, une lumière clignote, un bateau ou une antenne.

— Victoria ?

— J’ai entendu… on se voit demain à 7 h au bureau.

Ses mâchoires se serrent. Elle tend son bras gauche vers la commande de la porte-fenêtre. L’immense vitre coulisse et l’air du Pacifique fait frémir sa peau. Les odeurs du jardin fleurissent, mêlant jasmin et gardénia. Sous ses pieds, le dallage froid ranime en moi les souvenirs du marbre antique. Elle ferme les yeux, pleine d’une rage impuissante.

Victoria, ne lâche pas ! Personne ne te saisira ton royaume.

Mais déjà les bras d’Andrew l’enveloppent, son corps chaud se presse contre son dos. Il ne dit rien. Elle s’appuie contre lui, sa respiration s’apaise. Il embrasse son épaule. La profondeur de ce contact m’éblouit.

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