Chapitre 3

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Immobile, allongée dans le lit, le regard fixe, Victoria ne cherche pas le sommeil. Elle s’efforce de démêler une équation à trois inconnues: Andrew, David et James. Sécurité, danger, tentation. Dans la confusion de son esprit, je suis spectatrice de ces forces qui s’entrelacent.

Zeus a raison. Libérés de la mortalité, nous échappons aux assauts du temps. L’urgence du désir, la peur de la trahison, l’angoisse de perdre — tout en elle vibre avec une intensité que je n’ai jamais éprouvée.

Les hommes… Ils ne peuvent s’offrir le luxe d’attendre, d’observer. Chaque choix les marque, chaque instant fuit à jamais. Cette finitude que je méprise tant est-elle le foyer même de leur force et de leurs égarements?

Une volonté nouvelle s’impose, plus instinctive, reléguant l’intellect au second plan. Se battre, tout posséder, ne rien céder au temps. À ses côtés, Andrew dort paisiblement. Elle l’observe, songeuse. Oui, elle garderait tout. Lui, Chen Industries… et plus encore.

Elle s’assoit au bord du lit et saisit son téléphone. L’écran affiche 1 h 45. Sans hésitation, elle ouvre Blade Exclusive et fait glisser ses doigts sur l’interface minimaliste. « Départ de Tiburon, Paradise Beach Park à 6 h 40. Destination: Chen Tower. » Elle enchaîne avec un message à Rodrigues: « Préparez la voiture pour 6 h 30. »

Son regard se perd dans l’horizon sombre. Au-delà de la baie vitrée, la lune esquisse les contours du paysage.

Le lendemain, Rodrigues se gare sur la route qui longe la vaste étendue de gazon du parc. La lumière rasante de l’aurore souligne la fraîcheur silencieuse de la nature: l’air sent l’herbe coupée et le sel marin. Au loin, le Richmond Bridge émerge de la brume qui couvre l'eau.

Le vrombissement de l’hélicoptère enfle et déchire le calme du matin. Rodrigues balaie la zone du regard pour s’assurer qu’elle est dégagée. Il atterrit, projetant des ombres dansantes sur le sol. Victoria ajuste son tailleur et s’avance, retenant ses cheveux noirs d’une main.

Quelques instants plus tard, l’aéronef s’élève au-dessus de la baie. L’appareil s’incline et accélère.

Dans son casque, la voix du pilote résonne, claire et décontractée.

— Bonjour, Madame Chen. Je suis Phillip, heureux de vous piloter. Vous avez de la chance, le trafic est dégagé ce matin, nous arriverons dans dix minutes.

Sa plaisanterie reste sans réponse. Victoria garde le silence, son regard fixé sur l’eau scintillante en contrebas. Le soleil, à peine levé, tapisse les flots de reflets argentés et révèle, à l’ouest, la silhouette du Golden Gate Bridge.

Un spectacle autrefois réservé aux dieux. Pas étonnant que les nouveaux rois n’aient plus besoin de nous.

L’hélicoptère se pose en douceur sur le toit de la tour. Victoria se penche et traverse la plateforme. Edward l’attend à la sortie de la cage d’escalier, son manteau flottant dans le vent.

— Bonjour Victoria. J’espère que vous allez bien. Je suis navré de vous avoir dérangée hier soir.

Victoria plante son regard dans le sien. Il s'adoucit, exprimant de l’affection, presque paternelle.

— Arrêtez ça, Edward. Vous pouvez me réveiller en pleine nuit. Je crois en votre jugement plus qu’au mien.

Un éclat de gratitude brille dans les yeux du vieux directeur. Il incline la tête et l’invite à avancer vers l’ascenseur.

— J’ai un ami à New York, commence Edward. Il travaille chez Atlantic Fund. Un contact discret de mes années à l’université, personne ne sait que nous nous connaissons.

Victoria reste impassible.

— Il y a trois jours, reprend-il en baissant la voix, il a vu David Shailesh sortir du bureau de Robert Allan.

Il s’interrompt pour appuyer sur le bouton qui ouvre les portes du rez-de-chaussée.

— Vous avez déjà rencontré ce type?

Victoria secoue la tête.

— Non, je devrais?

Edward pousse un soupir et ajuste ses lunettes.

— Dieu vous en garde Victoria. Allan est une véritable ordure, un de ces vautours qui prospèrent sur les faiblesses humaines. Bref. Mon ami a essayé d’en savoir plus. Apparemment, David est confiant. Il pense qu’une occasion se présente très bientôt. Il cherche des partenaires avec les poches profondes.

Victoria inspire lentement et fronce les sourcils.

— Je ne comprends pas, Ed. D’accord, MOS Tech fait parler de lui partout, mais leur capitalisation n’atteint pas 20 % de la nôtre, même après nos pertes. Vous estimez vraiment qu’ils peuvent nous faire tomber?

Edward baisse légèrement la tête, hésitant.

— Ce n’est pas MOS Tech seul qui me préoccupe, Victoria. Mais si Allan et Atlantic Fund le croient… alors oui, je suis inquiet.

Il s’arrête devant la porte de la salle du conseil et la pousse. Victoria entre, mais son pas s’interrompt net. Ses yeux se posent sur James, qui dispose une collation sur la grande table.

Le jeune homme redresse la tête, surpris par leur arrivée. Une légère teinte rosée colore ses joues, mais il maintient une posture respectueuse, presque figée. Un sourire nerveux s’esquisse sur ses lèvres.

— Je… je vais finir rapidement, Madame Chen, murmure-t-il en s’inclinant.

Victoria ne répond pas tout de suite. Un flottement s’installe, chargé d’une tension silencieuse. Ses yeux glissent sur lui, détaillant malgré elle la courbe de son dos, la précision de ses gestes alors qu’il ajuste un plateau.

Un frisson court sur sa peau, à peine perceptible, mais impossible à ignorer. Edward, inconscient de cet échange muet, se racle la gorge. Victoria se redresse, son masque de contrôle aussitôt en place.

— Ce sera tout, James. Veuillez nous laisser.

Elle avance dans la pièce, James s’efface et sort.

La salle est immense et s’étend sur toute la façade sud de la tour, cernée sur trois côtés par des parois vitrées. C’est ici que se réunit le conseil d’administration. Edward s’installe sur la première chaise à droite, attrape un croissant et l’agite légèrement.

— David est brillant, personne ne le conteste. Mais ils n’ont pas encore pu lancer leur IA à grande échelle. Je ne vois pas MOS-Tech sortir un nouveau produit révolutionnaire à si court terme.

Victoria s’assoit à ses côtés, sur le fauteuil qui préside la table. Elle réfléchit, frottant machinalement la surface de ses ongles. Quelque chose lui échappe. Elle secoue la tête.

— Je suis d’accord. S’ils ont quelque chose, cela vient de chez nous.

Edward repose son croissant.

— Vous pensez à une fuite?

— Je ne sais pas. Des informations stratégiques, peut-être des ressources… Quel scandale, quelle erreur pourrait nous exposer et nous mettre à sa portée?

Edward sort un carnet de notes et commence à griffonner.

— Nous devons procéder méthodiquement. Analyser chaque département clé, tous les projets en cours. Voir si quelqu’un s’est laissé approcher.

La matinée s’écoule sans révélation. Les dossiers s’accumulent, les noms défilent, mais aucune piste tangible n’émerge. À midi, Victoria ferme son ordinateur d’un geste las. Une migraine pulse dans ses tempes.

— Peut-être que nous dramatisons. David connaît bien la boîte, il a gardé des connexions… Mais on ne peut pas enquêter sur tout le monde.

Sa voix manque de conviction. Elle tente de repousser l’angoisse qui la ronge. Edward redresse ses lunettes.

— Je vais continuer la recherche, en toute discrétion. Le service juridique a peut-être des informations qui nous échappent. Et je contacterai aussi mon ami chez Atlantic, s’il a du nouveau.

Victoria rassemble ses affaires. Ses doigts s’attardent, hésitants, sur le dossier de la chaise. Finalement, elle pose une main sur l’épaule d’Edward.

– Merci. C’est… c’est précieux de pouvoir compter sur vous.

Le vieil homme lève la tête, un éclat de tendresse dans le regard. Il appuie brièvement sa main sur la sienne. Depuis toujours, Edward a été là pour Victoria. Il n’a pas besoin de prononcer un mot.

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