Chapitre 5
Le rendez-vous est fixé au Quince, un temple de la haute gastronomie, connu pour ses salons privés. Le cadre idéal pour une négociation sensible.
Dans l’Escalade, Victoria consulte une dernière fois les rapports financiers. Sa proposition est prête, ajustée au millimètre. Une nouvelle détermination émane d’elle. Notre fusion l’a-t-elle renforcée?
Le garde du corps, impassible à l’avant, demeure une présence massive et rassurante.
À 20 h 30 précises, le Chevrolet aux vitres teintées se gare devant le restaurant. Victoria descend. Son tailleur noir épouse sa silhouette avec une élégance froide et maîtrisée.
David, ce jeune génie qu’elle a repéré, formé, puis qui l’a trahi. Ce soir, il reviendra sous son contrôle.
L'intérieur respire le luxe discret. Un subtil mélange de truffes, d’agrumes et de bois effleure ses sens.
Elle avance d’un pas assuré, ses talons glissant presque silencieusement sur l’épais tapis. Le maître d’hôtel l’accueille d’une légère inclinaison.
— Madame Chen, bienvenue. Monsieur Shailesh vous attend, je vous prie de me suivre.
La porte s’ouvre sur une salle élégante. Une table dressée pour deux occupe le centre, et un bar s’étire le long du mur. Un homme s'y tient, un verre à la main.
David Shailesh. La trentaine, vêtu d’un polo et d’un chino, comme s’il revenait d’une marina. Sa peau dorée et ses traits fins évoquent une ascendance indienne, peut-être moghole. Des cheveux noirs, soigneusement coiffés. Lorsqu’il aperçoit Victoria, un sourire illumine son visage.
— Victoria! Quel plaisir de recevoir ton invitation.
Il s’avance vers elle et, sans hésiter, l’enlace. Victoria se fige une seconde, surprise, avant de répondre à son étreinte. Ses mâchoires se crispent tandis qu’elle serre David, trop fort.
— Moi aussi, David. Je suis heureuse de te revoir. J’avoue que tu nous manques à tous chez Chen.
Il recule légèrement, accrochant son regard.
— Tu es de plus en plus splendide, Victoria.
Son bras reste posé sur son épaule tandis qu’il l’accompagne au bar. Il attrape une bouteille de champagne dans un seau et lui tend une coupe. Il lève la sienne.
— À nos retrouvailles.
David vide son verre d’une traite, tandis que Victoria se contente de l’effleurer de ses lèvres. Je perçois son esprit analyser chacun de ses gestes. Elle sait qu’il essaie de la déstabiliser. Mais il ne l’aura pas. Elle a plus d’expérience à ce jeu que lui.
Il se dirige vers la table et tire une chaise pour Victoria avec une galanterie maîtrisée.
— Tu dois avouer que c’est plus agréable de se voir ici que dans la salle du conseil, dit-il avec un clin d’œil.
Victoria s’assoit, le dos droit, ses gestes mesurés.
— Tu as toujours eu le sens de la mise en scène, David.
Il s’installe face à elle, son sourire figé.
— J’ai appris de la meilleure. Tu m’as tout enseigné, Victoria, y compris l’art de créer le moment parfait.
Un serveur s’approche en silence, présente une bouteille. David acquiesce. Sans un mot, l’homme la dépose sur la table et s’éclipse.
— J’ai déjà commandé pour nous. Le chef va nous préparer quelque chose de spécial. Tu me fais confiance?
Une infime tension raidit ses épaules. Elle sourit doucement, un masque parfait.
— Bien sûr. Tu as toujours eu bon goût.
David sert le vin et, encore une fois, avale presque tout son verre d’une traite. Victoria ne se souvenait pas que David buvait autant.
— Et comment va ce cher Edward, ce vieux hibou? Encore à rôder dans les couloirs? À traquer les coûts?
David éclate de rire.
— Tu sais, Vic
Vic? Le diminutif la fait tiquer, mais elle reste impassible.
— … ton problème chez Chen, c’est qu’il faudrait plus de David et moins d’Edward. C’est un homme du passé. Comment veux-tu innover avec un grippe-sou comme lui?
Il attrape la bouteille et remplit à nouveau son verre. Victoria sourit.
— Edward va très bien, merci. Et je t’avoue que je suis d’accord avec toi. Il manque de David chez Chen. Et c’est précisément pour cela que je souhaitais te voir.
La porte s’ouvre, l’interrompant. Deux serveurs déposent des assiettes devant eux et, dans un geste synchronisé, soulèvent les cloches d’argent.
Dessous, un foie gras délicatement dressé, accompagné de pain brioché et d’une gelée de fruits rouges.
Victoria fixe le plat, son sourire figé. Elle déteste le foie gras. Et il le sait.
— J’ai pensé que ce serait parfait pour débuter la soirée, dit David. Un mets aussi raffiné que cette conversation.
Il porte une bouchée à ses lèvres et savoure ostensiblement.
Victoria prend une profonde inspiration, puis lève sa coupe de vin, masquant son irritation derrière une grimace maîtrisée. Elle ne lui fera pas le plaisir d’en laisser une miette.
— David, j’ai mes sources. Ton produit est génial, mais tu sais bien que MOS Tech n’a pas l’assise financière nécessaire pour le déployer sur le marché.
Une autre bouchée. La texture lui pèse sur la langue. Je ressens son dégoût. Sensation étrange.
— Alors, laisse-moi t’aider, et aide-moi en retour.
Il lève les sourcils.
— Tu offres quoi exactement?
— Un retour chez Chen. Avec ton équipe, ton projet, et des moyens considérables. Un siège au conseil et des stock options.
Les serveurs entrent pour débarrasser les assiettes. David attend qu’ils sortent avant de répondre, un large sourire aux lèvres.
— C’est… intéressant. Je n’anticipais pas une proposition si… généreuse. Je dois vraiment te manquer pour que tu déroules ainsi le tapis rouge. La situation serait-elle tendue chez Chen?
La voix de Victoria se fait plus tranchante.
— David, arrête ton manège. Tu sais très bien que ton produit aurait dû être le nôtre. Tu n’avais pas la place que tu méritais, alors tu es parti. Je le comprends très bien. Chen Industries n’est pas en danger, même si ton départ ne nous a pas fait du bien. En revanche, nous savons tous les deux que MOS Tech est en position de faiblesse.
David l’interrompt.
— Tu m’as mal compris, Victoria. Ton offre est vraiment généreuse, je suis surpris en bien. Reviens la semaine prochaine avec ta proposition écrite, et je suis sûr que nous trouverons un accord.
Victoria reste interdite, étonnée par la facilité de la négociation. Je sens son instinct s’éveiller. David cède trop vite, trop commodément. Il doit être aux abois… ou alors il manque une pièce du puzzle.
David se lève, visiblement réjoui, et va récupérer la bouteille de champagne sur le bar. Il saisit la coupe encore pleine de Victoria, en vide le contenu dans le seau, la remplit à nouveau avant de s’en servir une.
— Ça se fête! Allez, viens trinquer, Vic.
Victoria le rejoint et lui sourit. Elle remarque l’éclat trouble dans ses yeux. Son attitude devient plus relâchée, ses gestes moins précis. Elle n’aime pas ce qu’elle voit. Cela pourrait se transformer en problème.
En lui tendant sa coupe, David s’avance, lève son verre d’un côté et pose sa main libre sur la hanche de Victoria. Son esprit s’alarme. A-t-il perdu la tête?
Tout en gardant un sourire chaleureux, elle recule d’un pas, hors de portée, et trinque à son tour.
De retour à table, Victoria écoute David débiter un long monologue technique dont la précision se dilue dans le vin rouge. Une fois le dessert débarrassé, il la raccompagne jusqu’à l’entrée. Son bras tente une dernière fois d’enlacer son épaule; elle l’évite avec tact. Il vacille un instant.
Un voiturier ouvre la portière de l’Escalade. À peine installée, Victoria sort son téléphone et appelle Edward:
— Alors?
— Il a accepté.
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