Chapitre 6
MOS Tech est installés au cœur du quartier de Dogpatch, dans un ancien entrepôt reconverti. Les bureaux mêlent style industriel et modernité, vibrant de l’agitation propre aux startups en pleine expansion.
Victoria et Edward se présentent le lundi matin à 10 h 30. David ne tarde pas à arriver, vêtu de manière décontractée, un contraste frappant avec le costume impeccable d’Edward et le tailleur strict de Victoria.
— Ah, mes amis, bienvenue chez MOS Tech! Venez, je vais vous faire visiter.
Il serre la main de Victoria, puis d’Edward. Tiens, pas d’embrassade cette fois, note Victoria. Tant mieux.
L’espace est immense, les places de travail semblent disposées sans ordre apparent. David écarte les bras avec enthousiasme.
— J’aime que tout le monde bosse ensemble, ça donne une énergie incroyable! Ici, pas de portes vitrées ni de bureaux dorés. On se voit, on échange. C’est comme ça qu’on avance à une vitesse folle. Pas de bureaucratie, pas de réunions interminables qui ne mènent à rien.
Il lance un regard malicieux à Edward. Celui-ci lui répond par un sourire poli, légèrement crispé.
— Un espace ouvert, c’est bien… Jusqu’à ce que quelqu’un vous pique une idée en passant.
David rit. En traversant l’open space, Victoria remarque quelques visages qui se détournent discrètement. Elle en reconnaît certains: d’anciens collègues de chez Chen, ceux qui ont suivi David lorsqu’il est parti. Une bouffée de colère monte en elle. Ces traîtres. Ces rats.
— Ne perdons pas de temps, passons aux choses sérieuses.
Autour de l’espace central, plusieurs salles de réunion vitrées offrent une vue dégagée sur l’ensemble des bureaux. David ouvre l’une d’elles et les invite à entrer. D’un geste rapide, il presse un bouton: instantanément, les parois transparentes se teintent, plongeant la pièce dans un cocon feutré.
Il s’assied en face de Victoria et Edward. Moi, la Reine des Dieux, je dois avouer que je ne comprends pas grand-chose au jargon financier et technique d’Edward. Je choisis donc de me focaliser sur David. Victoria aussi l’observe attentivement. Il sourit, hoche la tête avec enthousiasme, apparemment captivé par l’exposé d’Edward.
Mais quelque chose cloche. Cette réaction est trop… fluide. Trop facile. Un mauvais pressentiment germe en elle, discret, mais insistant.
Edward termine, visiblement intrigué par l’attitude de son interlocuteur.
— Merci, Edward, pour ces explications très enrichissantes. Je vois que votre offre est particulièrement généreuse.
Il se tourne vers Victoria, un sourire indéchiffrable aux lèvres.
— Victoria, tu as tenu parole, merci. Toutefois…
David attrape son iPad, le déverrouille d’un geste précis et active le projecteur. L’écran reste vierge.
— Cependant, je suis sûr que vous pouvez être encore plus généreux.
Son regard se fixe sur Victoria, son sourire se tord en un rictus carnassier.
— Mais avant cela, permettez-moi de vous offrir une autre perspective sur cette affaire.
Il ne nous quitte pas des yeux, scrutant nos réactions comme un prédateur.
Sur le mur blanc de deux mètres, une image surgit.
Victoria se fige. Son cœur manque un battement. Un vertige la saisit.
Sur l’écran, Victoria, en pleine fellation. Un bruit obscène envahit la pièce, succion humide, gémissements lascifs. Le monde vacille. Victoria suffoque. Un voile laiteux trouble sa vision.
Elle se retourne, paniquée. Edward est livide. Il baisse la tête, sa main pressée contre son front, il ne regarde pas. Mais il ne peut pas échapper aux sons crasseux qui jaillissent des enceintes.
David, lui, alterne entre l’écran et Victoria, ses yeux brillants d’une excitation malsaine.
Victoria hurle:
— Arrête ça, David! Pourquoi tu fais ça?! Arrête.
D’un geste nonchalant, David met la vidéo en pause. L’image figée est pire encore. Victoria, capturée dans un instant indécent, vulgaire. Une pose digne d’un mauvais magazine porno. David l’observe, la moue appréciatrice.
— Eh bien, Victoria, tu nous cachais des talents!
— Arrête, David! Tu n’as pas le droit! Qu’est-ce que tu veux?!
David sourit.
— Ah, enfin.
L’écran s’éteint.
— Ce que je désire? Mais tout, bien sûr.
Il se penche en avant, son regard planté dans celui de Victoria, savourant chaque mot.
— MOS Tech va fusionner avec Chen Industries. Ou plutôt…
Il marque une pause, laissant la tension s’étirer.
— Chen Industries va s’endetter pour financer son propre rachat par MOS Tech. C’est simple. Et toi, Victoria? Tu disparais.
Il s’appuie contre le dossier de son siège, faussement détendu.
— Ne t’en fais pas, tu seras encore riche… Juste plus aux commandes.
Il éclate de rire.
— Tu pourras toujours te recycler dans le cinéma.
Son œil brille d’une lueur cruelle.
— Ou alors, tu refuses… et c’est moi qui lance ta carrière.
Victoria est sans voix. Son esprit vacille, incapable d’absorber l’onde de choc qui vient de fracasser sa vie. Elle secoue la tête, perdue, et cherche Edward du regard. Il est livide. Ses mains tremblent, il reste figé.
Puis, soudain, il se lève. Il ne dit rien. La tête basse, les épaules voûtées, il quitte la pièce sans un mot. La porte se referme lentement derrière lui. Victoria est pétrifiée. Son monde s’effondre.
Edward fuit. David jubile. Elle voudrait hurler. Frapper. Mais son corps refuse de bouger. La honte. L’humiliation. La trahison. Tout s’écrase sur elle, un étau implacable qui l’étrangle.
— Tu as 48 heures pour accepter mon offre. Après, la vidéo devient virale.
David se lève, récupère son iPad et se dirige vers la porte. Avant de sortir, il se retourne une dernière fois, un sourire au coin des lèvres.
— Ne t’inquiète pas pour Edward. Je suis sûr qu’il comprend. Les affaires sont les affaires, après tout. Et lui aussi, il a été jeune… il y a longtemps.
Victoria reste seule. L’air semble s’épaissir autour d’elle. Son corps est engourdi, son esprit vidé. Une sueur glacée lui perle sur le cuir chevelu. Elle finit par se lever, mécaniquement, et avance vers la porte.
Dès qu’elle quitte la salle, elle sent tous les regards. Une rafale invisible, infamante. Ils savent. Ou ils devinent. Ont-ils entendu?
Son souffle se bloque. Elle titube à travers l’open space. Une éternité plus tard, elle atteint la sortie.
La voiture l’attend.
— Monsieur Morton? demande le chauffeur.
— Il ne vient pas, répond-elle après un silence.
Edward est parti. Elle est seule.
Aller où? Le bureau? La maison? Non. Elle ne peut pas rentrer. Pas comme ça. Pas maintenant.
Victoria me remémore Œdipe, roi de Thèbes, quittant son palais, les yeux crevés, sa couronne abandonnée. Lui aussi avait tout perdu en un instant: sa dignité, son pouvoir, jusqu’à son identité. Comme elle aujourd’hui. Il ne lui restait que la fuite et la honte.
— Au Ritz-Carlton, s’il vous plaît.
Elle s’adresse au garde du corps assis à côté du chauffeur.
— Appelez l’hôtel et réservez une suite. Tout doit être prêt quand nous y arriverons. Je ne veux voir ni parler à personne jusqu’à ma chambre. Personne ne doit savoir où je suis. Compris?
Sa voix n’a pas tremblé. Ou presque pas. Un dernier sursaut de dignité avant que tout s’effondre. L’homme se retourne brièvement vers elle, mais en apercevant la mine défaite de sa patronne, il se ravise et fixe la route.
— C’est entendu, Madame Chen.
Je sens Victoria vider son esprit. Elle se laisse happer par le défilement des rues, s’accroche à ce mouvement hypnotique. Elle attend.
Être seule. C’est tout ce qu’elle veut. Elle ne peut pas encore s’effondrer. Pas en public.
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