Chapitre 7
La porte de la chambre se referme et le silence s’installe. D’un geste sec, elle se débarrasse de ses escarpins et les envoie valser au milieu du couloir. Elle traverse le salon. Elle évite de réfléchir, la situation est trop désespérée.
Elle se jette sur le lit et enfouit son visage dans le coussin pour étouffer un cri. Un hurlement mêlé de rage et de détresse.
Elle finit par s’asseoir au bord du matelas. Sur la table de nuit, un petit pot en verre et trois fleurs blanches. D’un geste brusque, elle le projette contre le mur. Le vase se fracasse, laissant une longue traînée d’eau sur le papier peint chiné.
Ses yeux se posent sur les éclats éparpillés sur la moquette. Je lis sa pensée et me révolte. Tu n’oserais pas!
— Non, je n’oserais pas…
Après quelques secondes, je comprends qu’elle m’a répondu. Non. Elle s’est répondu à elle-même. Elle m’a prise pour elle. Zeus n’avait pas prévu ça… Il croyait vraiment qu’on pouvait s’inviter dans l’esprit des gens sans se faire remarquer?
En face d’elle, la fenêtre ouvre sur la Coit Tower, perchée sur sa colline. Plus au nord, à gauche, l’île d’Alcatraz se découpe sur les flots. Le ciel bleu est strié de fins nuages.
Comment tout avait-il pu basculer si vite? Qui avait fourni la vidéo à David? Je comprends qu’elle le sait, mais qu’elle refuse de l'envisager. Elle s’était offerte sans retenue, juste pour qu’on lui arrache le cœur. Devant elle, la ville se brouille, noyée dans les larmes qui jaillissent.
Cela ne pouvait pas être un piège!
Je crois bien que si, Victoria.
— Non! Il a dit qu’il m’aimait.
Le chagrin l’engloutit, une déferlante. Le temps s’efface, et Victoria se laisse tomber sur le lit. Dans un réflexe de fuite, ses pleurs l’emportent jusqu’au sommeil.
Un frisson, une gêne diffuse. Victoria s’éveille, engourdie. Elle est allongée, tailleur froissé, transie de froid. Le soleil se couche. Elle jette un œil à sa montre. 19 h 15. Sa tête est lourde, une confusion lancinante pulse dans ses tempes.
Elle se lève, traverse la pièce vers son sac. Soudain, une douleur fulgurante lui transperce le pied gauche. Elle tressaille, aperçoit des éclats de verre qui scintillent dans la pénombre.
— Merde.
Elle sautille jusqu’à la table et s’effondre sur une chaise. Un filet de sang glisse le long de sa plante de pied. Elle soupire, puis le repose au sol sans se soucier de la moquette. D’un geste rageur, elle vide son sac et saisit son téléphone.
Six appels manqués. Edward, Edward, Andrew, inconnu, deux fois le secrétariat. Elle hésite. Elle l'éteint et le pose, écran face cachée.
Elle se lève en boitillant, traverse la pièce jusqu’au minibar. Elle attrape une mignonnette de gin, une de vodka et une bouteille de tonic. Elle décapsule la vodka d'abord et la boit au goulot. Puis elle mélange le reste dans un verre avant de s’installer dans le salon.
Assez pleuré. Spectatrice invisible, j’essaie de secouer son esprit. Tu as perdu une bataille. Ça fait mal. Mais maintenant, c'est le moment de rendre les coups.
Comment lui faire comprendre ce que signifie être une déesse ? J’ai exercé des vengeances terribles pour des offenses bien moindres. Nous sommes des Reines. Le monde se soumet à nous.
Je sens mon influence grandir en elle. J’attise la fureur qui couve dans son cœur, impitoyable.
Je me souviens de Sémélé, cette mortelle qui avait osé séduire Zeus. Je l’ai poussée à exiger qu’il se montre dans toute sa gloire divine. La foudre l’a consumée. Une punition éclatante, absolue.
Cette même rage coule à présent dans les veines de Victoria. Une image surgit dans son esprit: David et James, ensemble. Un piège parfait… Je vois son plan se dessiner, implacable.
Mais elle n’aura pas besoin de la puissance de Zeus. L’orgueil et les vices de David suffiront à le détruire.
Victoria se lève brusquement, galvanisée par une énergie nouvelle. Elle avale d’un trait son verre, puis attrape son téléphone. Elle ouvre Signal et saisit un nom: Gideon Stern.
Chef de la sécurité de Chen Industries. Responsable des affaires sensibles. Ancien du Mossad. Vétéran de l’unité Kidon, spécialisée dans les actions directes. Plus de dix ans passés à traquer, éliminer, disparaître.
Gideon avait rencontré André Chen vingt ans auparavant et lui était resté loyal jusqu’à sa mort. Victoria s'est toujours demandé comment son père avait réussi à le recruter. Le montant astronomique de son salaire offrait une partie de la réponse.
— Gideon? J’ai besoin de vous.
— Patronne? Bon sang, tout le monde vous cherche! J’allais finir par faire parler votre chauffeur de force.
— Ritz-Carlton, chambre 613. Venez dès que possible.
— J’arrive.
Je découvre ce Gideon dans la pensée de Victoria. Inattendu. Les rois d’aujourd’hui ont donc encore leurs champions. Parfait. Il ne reste plus qu’à peaufiner notre vengeance. Après des siècles d’endormissement, je ressens à nouveau l’intensité de mon ancienne vie. Une excitation malsaine m’envahit… et déferle en Victoria. Dans son esprit, des idées de châtiments, sombres et implacables, prennent forme.
Deux coups secs à la porte. Victoria ouvre.
Un homme d’une cinquantaine d’années lui fait face. Visage carré, yeux bleu délavé. Un chewing-gum entre ses dents. Malgré son costume, il n’a rien d’élégant. Efficacité. Brutalité. Pas le genre de type qu’on aborde dans la rue.
Son regard accroche immédiatement Victoria: tailleur froissé, coiffure en désordre, maquillage bavé. Il fronce les sourcils.
— Merde, Patronne. Qu’est-ce qui vous est arrivé?
D’un réflexe bien ancré, il balaie visuellement la chambre. Il s’arrête sur les taches de sang sur la moquette. Il avance brusquement et s’interpose entre Victoria et la pièce.
— Vous n’êtes pas seule?
— Calmez-vous, Gideon. Tout va bien, je suis en sécurité.
Il hoche la tête, mâchonne son chewing-gum avant de le fourrer dans sa joue.
— OK. J’ai posté deux gars dans le couloir.
Il se retourne vers elle, la scrute.
— Vous me briefez? On dirait que vous vous êtes mis dans de sales draps.
Victoria lui désigne un canapé et se laisse tomber sur l’autre. Elle cherche ses mots. Gideon l’observe, perplexe. Il attend. Pourquoi hésite-t-elle?
— Bon, Gideon… Ce que je vais vous dire ne doit jamais sortir de cette pièce.
Elle inspire profondément.
— J’ai appris à vous connaître Gideon. Malgré vos abords un peu… rugueux, j’ai toute confiance en vous.
— Vous pouvez, Patronne. C’est vous qui payez. Et puis, j’avais une dette envers votre paternel. Abraham m’est témoin, je tiens toujours mes serments.
Victoria hoche la tête, pèse encore ses mots.
— Je me suis mise dans une situation très délicate. J’ai commis une erreur… grossière. Impardonnable. Inimaginable. Mais je l’ai faite. Et les conséquences sont désastreuses.
Elle inspire profondément.
— David Shailesh possède une vidéo capable de détruire ma réputation, mon mariage et ma carrière.
Gideon hausse un sourcil.
— Une vidéo? Quel genre de vidéo pourrait vous compromettre?
Il accentue le vous, sceptique. Victoria sent le rouge lui monter aux joues. Son regard se durcit.
— Vous imaginez très bien quel genre de vidéo.
Gideon écarquille les yeux, pause sa mastication, puis crache enfin:
— Et David? Ce trou du cul de traître, il l’a en sa possession? Mais par quel miracle?
— Il m’a piégée…
La voix de Victoria se brise. Les larmes jaillissent, incontrôlables. Elle serre les dents, inspire lentement. Se reprendre.
— Il m’a piégée et je suis tombée dedans comme une idiote.
Sa mâchoire se contracte.
— J’ai 48 heures pour lui vendre — non, lui donner — Chen Industries. Sinon, la vidéo devient publique.
Un regard à sa montre.
— Non. 36 heures exactement.
Elle relève les yeux vers Gideon.
— Vous comprenez bien que je ne peux accepter aucune de ces deux issues.
Un silence. Gideon hoche la tête, son chewing-gum immobilisé dans sa joue.
— C’est pigé, Patronne. Ça pue.
Un instant de réflexion, puis il lâche, pragmatique:
— Alors, qu’est-ce qu’on fait? On récupère la vidéo?
Je sens l’hésitation poindre dans le cœur de Victoria. Imaginer l’extrême, c’est facile. Mais maintenant, face à la réalité, sa volonté vacille. La peur l’étreint. Est-elle capable de ça?
De toute ma force, je pèse sur son esprit, lutte contre ses doutes, ravive sa rage. Elle finit par hocher lentement la tête.
— Oui. On va récupérer cette vidéo. Mais ce n’est pas tout. On va aussi frapper très fort.
Gideon l’observe, silencieux. Plus elle expose son plan, plus son regard se plisse. La surprise se mêle à l’inquiétude.
— Vous êtes sûre, Patronne? Une fois qu’on est là-dedans, c’est la guerre. Si on se fait prendre, ce sera autrement plus grave qu’une vidéo de vos fesses.
Il marque une pause, son expression s’assombrit.
— C’est perpète pour tout le monde. Vous êtes prête à tout perdre pour lui?
Victoria soutient son regard. Son ton est sans appel.
— Gideon, écoute-moi bien. Je veux que David devienne une leçon. Une leçon qu’aucun homme n'oubliera jamais.
Un silence. Puis Gideon soupire, passe sa langue sur ses dents, mâchonne son chewing-gum.
— OK. C’est vous la Patronne. Mais ce sera moche.
Il la fixe, grave.
— Ce genre d’actions, ce n’est pas romantique.
Gideon se lève, contourne la table et se place face à nous, bras appuyés sur la surface. Posture de briefing.
— Premièrement, il faut des gars sûrs. Des pros. Ça va coûter une blinde, mais on puisera dans les fonds spéciaux. Il y a largement de quoi faire.
Il se redresse, songe déjà à la suite.
— Deux équipes. Une pour la mise en scène, l’autre pour l’implantation.
Il réfléchit.
— Pour le matos, je connais un type qui adore ce genre de merde. Une vraie ordure. Lui, il ne touchera pas un centime. Juste mon poing dans sa gueule de pervers.
Il mâche son chewing-gum plus nerveusement, l’air pensif.
— Pour la mise en scène, il nous faut le jeune. On ira le récupérer. J’irai fouiller son dossier dans le système.
Il marque une pause, puis relève les yeux vers Victoria.
— Vous savez où habite David ?
— Il a une villa à Mill Valley.
— Parfait. Le mieux, c’est que vous le voyez demain soir. La nuit, ce sera plus simple. Plus crédible. Ça vous semble faisable?
Victoria esquisse un sourire froid.
— Oh, il sera ravi d'apprendre que je me couche.
Elle croise les bras, pensive.
— J’essaierai de négocier. Peut-être qu’on peut lui laisser une chance.
Gideon hoche la tête, mais son regard se durcit.
— 100 % d’accord. Récupérez cette putain de vidéo. Si on peut éviter les extrémités.
Son doigt désigne sa propre tempe.
— Parce que ce genre de merde, ça peut foutre en l’air ce qu’il y a là-dedans. Y a des gars qui dorment plus après ça.
Un silence pesant s’installe. Puis Gideon se redresse.
— Bien. On n’a pas le temps de bavarder. Je vous contacte à minuit pour un point de situation. Vu?
— Compris, Gideon.
Il la scrute un instant, hésite, puis ajoute plus bas:
— Et remettez-vous en ordre. J’aime pas vous voir comme ça, Patronne. C’est pas vous.
Victoria se lève, ajuste sa veste approximativement.
— Merci, Gideon. C’est entendu.
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