Chapitre 1

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J’essaie de rassembler mes esprits après ce nouveau voyage. Arrachée à Victoria, disparue en laissant un grand vide, je suis toujours habité par la culpabilité. Mon âme est blessée, amputée d'une parcelle restée accrochée à elle. Cette perte me déchire, mais je ne peux m'empêcher d'y voir une forme de justice : cette étincelle de divinité, elle l'a méritée par son courage. Le monde a besoin de héros, et Victoria pourrait être la nouvelle Ulysse. J’espère qu’elle retrouvera son royaume.

Le silence retombe, la situation s’apaise. Son esprit est silencieux, calme. Mon hôte est concentrée, entièrement absorbée par la forme qui naît sous l’aiguille. Qui est-elle ? Je ne sais pas. Je ne perçois qu’une silhouette abstraite, son dessin.

Je teste les limites de ma présence. L’exercice est délicat : trop de contrôle et je perds l’accès à ses pensées ; trop peu et je risque de me dissoudre en elle. Sa concentration intense me donne un peu de répit, une chance d'apprendre à naviguer entre nos deux êtres. C'est si différent de l’architecture mentale de Victoria, de ses pensées ordonnées. Ici, l’esprit s’étend sans forme précise, plus sauvage et plus libre.

— Ça commence à prendre forme ! Tu as vraiment un grain de peau superbe.

Allongée sur la chaise en face, une femme en sous-vêtements, la trentaine avancée. Notre main effleure son ventre ; elle esquisse un sourire teinté d’une légère gêne. Quand nous la retirons, le dessin apparaît : une figure féminine, commençant sur le côté, à hauteur du nombril. La partie inférieure n’est qu’à moitié terminée, se muant peu à peu en serpent. Échidna… Zeus se moque de moi. Une créature hybride, mi-femme mi-serpent, symbole de fertilité et de pouvoir féminin. Une pâle imitation de ma propre puissance.

— Encore une ou deux séances, peut-être plus. Je préfère prendre mon temps. Le tatouage doit être parfait. Tu veux un café ?

Je grappille des fragments de son esprit. Rien à voir avec Victoria. Ici, pas de structure, juste des pensées qui virevoltent librement. Son espace mental est plus vaste, moins organisé, moins limité. Elle s’appelle Altyna. Elle est l’oiseau doré. Je ne comprends pas, mais c’est ainsi qu’elle se voit.

Elle ôte ses gants et croise son reflet dans le miroir. Ses cheveux noirs, coupés courts, accentuent la fierté de ses traits. Tout en elle me rappelle les nomades des steppes, leur beauté sauvage qui défiait nos temples. Son cou est recouvert de tatouages.

Derrière elle, la cliente constate:

— Tu es vraiment méticuleuse.

— J’aime bien faire les choses et j’ai pas envie de te rater, Margarethe.

Altyna rigole, se retourne et lui lance un clin d'œil. Elle saisit une capsule de café.

— Appelle-moi Greta. Margarethe, c'est pour le boulot.

— D’accord, un café pour Greta alors.

Greta reprend:

— Donc, tu es du genre perfectionniste ?

— Absolument pas ! … Enfin, peut-être un peu. Mais seulement quand j’ai une aiguille à la main.

— Et sinon ?

— Je suis… souple.

Elle se rassoit sur le tabouret, tend le café à Greta. Elle attrape une paire de gants neufs et se penche à nouveau sur le tatouage.

— Mais ça me semble très bien…

Altyna essuie délicatement l’encre excédentaire, désinfecte et applique un pansement transparent. Le ventre de Greta est encore légèrement rouge autour du dessin.

— Garde ça pendant au moins 24 heures, ça va protéger le tatouage. Tu sais, d’habitude, les gens me racontent leur vie quand ils sont sur cette table. Toi, pas un mot.

— Je… Je voulais pas te déranger.

Elle esquisse un petit rire nerveux et baisse les yeux.

— Et si… si, pour une fois, c'était toi qui racontais quelque chose sur ta vie ?

Notre main repose en haut de la cuisse de Greta. Je ressens la chaleur de sa peau. Altyna aussi. Elle se redresse amusée.

— Pourquoi pas. Vas-y, pose une question.

— Ok… Si tu ne pouvais plus tatouer, du jour au lendemain, tu ferais quoi ?

— Je danserai, je pense.

— Vraiment ?

— Oui. L’envie de créer, ça ne disparaît pas. Ça change juste de forme. La danse, c’est comme du dessin, sauf que c’est ton corps qui trace les lignes. Enfin, pour moi, c’est ça. Tu danses ?

Greta secoue la tête.

— Euh... Non. Enfin... pas vraiment. Je crois que j’ai jamais essayé, en fait.

Altyna penche légèrement la tête, intriguée. Mais au lieu de répondre, elle effleure doucement la cuisse de Greta et se lève.

— Bon on se voit vendredi ?

Greta acquiesce en silence, se rhabille et cherche sa carte dans son sac. Altyna finit par lâcher

— Tu sais, si ça t'intéresse, la danse. Je pourrais te montrer quelques trucs. Un soir, peut-être ?

Les joues de Greta s'empourprent. Elle range maladroitement sa carte.

— Je... Je sais pas. Je suis pas sûre de savoir faire ça. Vraiment.

— D’accord, à jeudi alors. Greta.

Altyna reste seule dans le salon. Un instant, elle fixe la porte par où Greta est partie. Cette fille l’intrigue. Pas le genre à se faire tatouer ici. Trop soignée, trop polie. Un peu coincée, on dirait qu’elle cherche à s’encanailler, la coquine.

Un regard à sa montre. 17 h 30. Elle attrape un balai, nettoie rapidement le sol, désinfecte le siège, range le matériel dans le stérilisateur. Elle connaît la routine. Derrière la porte, dans un placard, elle récupère un blouson en cuir fin et un sac de sport.

Son salon est planqué au premier étage d’un café, au fond d’une cour sur la Simon-Dach Straße. Elle aime cette rue. Bordée d’arbres, vivante sans être oppressante. Un Berlin à taille humaine. Elle enfile sa veste et sort, marchant d’un pas rapide. À droite sur Grünberger Straße. Deux cents mètres plus loin, elle pousse une vieille porte sous un panneau « Bunker Berlin ».

L’air change. L’escalier descend vers un sous-sol brut. Béton apparent, ventilation industrielle, photos jaunies de compétitions de fitness. L’odeur est un mélange de déodorant et de javel.

Dans le vestiaire, Altyna se déshabille et s’observe face au miroir. Un corps ciselé, des muscles secs et précis. Ses seins sont petits, prolongés par les pectoraux. Ses tétons sombres tranchent avec le doré de sa peau. Ses cuisses sont dessinées à la serpe, puissantes. Son pubis est épilé en une forme symétrique, niché dans un tatouage en forme d’oiseau, un ibis. Sa signature. Un dernier regard, puis elle enfile sa tenue et sort.

Dans la salle, elle s’approche de deux hommes qui discutent à côté de la presse. Leur carrure est impressionnante. Mais beaucoup trop imposante pour être utile. Quelle agilité peut-on avoir en déplaçant une masse pareille? Un guerrier spartiate ou un héros argonaute n’en ferait qu’une bouchée.

Ils l’accueillent avec des exclamations. Tobias et Thomas.

— Ah, Titi! On se demandait si t’allais sécher aujourd’hui.

— Tais-toi. Tu sais bien que vous faites de la merde quand je suis pas là.

Le corps d’Altyna est une machine parfaitement réglée. Je retrouve en partie les sensations de mon enveloppe divine, lorsque le physique n’est jamais un frein. Elle commence une série d’échauffements, bouge avec une grâce féline. Elle est en contrôle de son corps, complètement ancrée à l’intérieur. Avec Victoria, c’était différent. Son esprit restait dans sa tête, toujours projeté vers l’avenir. Altyna, elle, est ici. Juste là. Je ressens la tension de ses muscles, l’ampleur de sa respiration, son simple bonheur d’exister dans l’instant.

— Bon les gars, assez jouer.

Elle roule des épaules.

— Celui qui fait le moins de tractions aujourd’hui paie l’apéro.

Un nuage de talc s’élève quand elle frappe ses mains. D’un bond, elle agrippe la barre froide. Zeus, quel cadeau que ce corps! Les séries s’enchaînent, Altyna irradie d’énergie pure. Mon esprit se fond dans le sien, ma conscience se dilue. Je savoure.

— Putain Altyna, c’est quoi ton secret?

Elle retombe au sol et essuie son front. Essoufflée, mais rayonnante.

— Franchement? J’ai tellement besoin de baiser que je pourrais me soulever à un doigt.

Tobias s’incline.

— Titi, ce serait un honneur de t’apporter mon aide. Même un devoir.

— Je mets une perruque si tu veux.

— C’est gentil les gars, vous savez que j’aime bien vos gros lolos.

Elle pince un pectoral de Thomas, l’homme à la perruque.

— Mais vous allez m’irriter les cuisses avec vos barbes… et franchement, je n’ai pas le courage de vous épiler avant.

— Au moins, tu peux mater dans les vestiaires. C’est pratique ça. Avoue que t’as des idées parfois?

Elle balance un coup de poing sur son épaule.

— Bravo, magnifique réflexion de mec. Vous êtes vraiment des gros lourds.

Sa bonne humeur est contagieuse, je ricane. Je la connais déjà assez pour savoir qu’elle en profite. En esthète.

— Pas nous, Altyna. Viens dans le vestiaire des hommes et tu constateras que tu te trompes.

Elle caresse ses fesses.

— Vous n’êtes pas prêt à ça les gars, mais d’accord. On verra bien si la mousse réussira à camoufler votre gros « mensonge ».

— T’es sérieuse?

Elle lui adresse un clin d’œil.

— Je n’ai rien à cacher et franchement, tout est bien à sa place. Allez, je te montrerai mon tatoo. C’est un oiseau d’eau, il adore l’humidité.

Elle éclate de rire devant leurs mines interloquées.

La séance dure encore 30 minutes avant qu’ils ne se séparent pour rejoindre les vestiaires. Quand Altyna s’éloigne, Thomas lance.

— Alors, Titi, tu te dégonfles?

Elle se tourne et répond à moitié sérieuse

— T’inquiète, laisse-moi prendre mes affaires et je vous rejoins mes choux.

— Ouais, c’est ça, on t’attend.

Dans le vestiaire des hommes, Thomas et Tobias commencent à se déshabiller. Un autre type, un habitué qu’elle connaît de vue, sort des douches, une serviette autour des hanches. Il s’arrête, surpris en apercevant Altyna à la porte.

— Tu cherches quelque chose?

— Non, c’est mes potes qui m’ont invité, ça te dérange?

Il échange un regard interrogatif avec ses collègues qui haussent les épaules, exaspérés. L’homme se retourne et plante ses yeux dans ceux d’Altyna. Sa serviette tombe. Dans le silence qui suit, Altyna ne bronche pas. Il lâche.

— Si ça ne te gêne pas, ça me va.

— T’inquiètes, je n’ai pas peur des serpents.

En trois mouvements fluides, elle se débarrasse de ses vêtements. Elle claque la fesse de Tobias qui lui tourne le dos, figé entre embarras et amusement.

— On y va les poules?

La salle de douche est un espace carré et ouvert, trois pommeaux de chaque côté. Altyna choisit celui du milieu, encadrée par ses deux camarades.

— Vous voulez voir mon tatouage?

Je perçois son jeu dans ses pensées: qui craquera en premier, érection ou fuite? L’âme de cette fille est si propre que je n’arrive pas à m’offusquer de ce comportement scandaleux.

Elle s’avance devant eux et dévoile l’ibis qui orne son pubis. Les ailes de l’oiseau se déplient de chaque côté tandis que sa tête et son long bec remontent vers le nombril. La composition prend vie à travers l’épilation précise et les courbes de son intimité. Sur l’intérieur des cuisses, des plumes et une patte prolongent le dessin. Elle cambre les hanches et écarte les jambes pour exposer le volatile.

— Venez observer les détails de plus près.

Ses doigts se faufilent le long de ses lèvres, étirent la peau pour révéler la continuité du motif dans l’aine. Tobias répond, le rouge aux joues.

— Non, ça va. On voit bien… C’est très joli.

— Tu es sûr? Tu sais, en Égypte, l’ibis était l’animal sacré de Thot, dieu de la connaissance et des mystères. Il plongeait son bec dans l’eau trouble pour en ressortir la vérité…

Elle fait glisser son majeur depuis son clitoris et longe la fine fente.

— Et parfois, la vérité se dissimule juste sous la surface…

Puis elle l’enfonce délicatement en elle, sans jamais quitter Tobias des yeux.

— Un jour, j’ai caché un love egg ici. J’ai pondu et on a bien rigolé.

Elle se redresse, innocente et hilare, puis retourne sous le jet d’eau. À côté d’elle, Tobias est à moitié tourné vers le mur.

— Tobi, t’avais raison, qu’est-ce qu’on se sent à l’aise avec vous.

— Tu fais chier Altyna, tu es vraiment cinglée.

Tobias se rue hors de la douche, la serviette plaquée sur son ventre. Thomas s’esclaffe.

— T’es dure avec lui, Titi.

— Pas autant que lui.

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