Chapitre 2

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En sortant du Bunker, je suis frappée par la chaleur de l’air, chargé d’odeurs urbaines. Altyna marche d’un pas léger. Son corps est pleinement réveillé par l’effort et la douche. Une fois de plus, je suis troublée par sa capacité à vivre dans l’instant. Elle ne pense ni à la journée, ni au lendemain. Elle se contente de savourer la tiédeur de l’été sur sa peau, le parfum de son gel douche encore présent.

Nous remontons la rue, bordée d’arbres et de commerces. Son appartement, qu’elle partage en colocation, se trouve à 300 mètres, dans un immeuble couvert de graffitis donnant sur la Boxhagener Platz. Dans le hall de l’immeuble, des affiches emplissent les murs et une odeur de friture, provenant du bistrot accolé accroche aux vêtements. Au premier étage, elle pousse la porte et nous entrons dans un petit couloir. Elle retire ses sandales, laisse tomber son sac au sol et file vers le salon, une grande pièce.

La décoration est typique d’une colocation : un mélange de meubles récupérés, un papier peint défraîchi. Un canapé deux places en cuir brun, craquelé, fait face à une télévision, accompagné d’une banquette en tissu. D’un côté, un comptoir sépare la pièce de la cuisine ouverte, de l’autre, deux portes donnent sur les chambres.

La télé est allumée à plein volume. Un garçon est affalé sur le canapé, absorbé par un reportage. Altyna passe derrière lui et se laisse tomber à l’autre bout du canapé.

— Berni, me dis pas que t’as pas bougé d’ici de la journée.

Son colocataire se tourne vers elle, les yeux rouges.

— Déjà là ? Putain, j’ai pas vu le temps passer.

Sa voix est pâteuse. Sur la table, des miettes de tabac, des bouts de feuilles à rouler, un paquet de weed.

— Et pourquoi tu mets le son à fond ? Tu vas finir sourd !

Bernard lui désigne la porte fermée d’un geste de la tête.

— Tania. Avec son nouveau mec. Ils sont... en forme, aujourd’hui.

Comme pour confirmer ses paroles, des gémissements s’échappent de la chambre. De plus en plus forts. Des ordres soufflés, pressants, exigeants.

— Putain, c’est pas juste, râle Altyna. Faut vraiment que je me trouve quelqu’un. J’en peux plus de me masturber toute seule. Comment tu fais, toi?

Bernard détourne le regard, mal à l’aise.

— Mais non, j’ai pas de problème…

— Ouais, ouais. Je suis sûre que l’historique de ton ordi ne dit pas la même chose. Franchement, arrête un peu la fumette et sors de chez toi. Histoire de nous ramener une étudiante… avec des copines, pour ta coloc préférée ?

Elle s’allonge, pose ses pieds sur les jambes de Bernard et s’étire. Son regard tombe sur un joint à moitié fumé dans le cendrier. Elle adresse un sourire enjôleur à Berni qui, après un soupir, se penche pour l’attraper, l’allume et le lui tend.

Un gémissement éclate derrière la porte, suivi d’un martèlement frénétique du lit contre le mur.

— Donne-moi tout, Manu, t’arrête pas. Oui, oui, oui !

Des oh et des ah fusent dans un crescendo incontrôlé. Altyna expire une longue volute de fumée.

Une vague monte en elle, lente et puissante. Son corps s’abandonne, son esprit se détache, comme suspendu. Et moi… moi aussi, je décroche. Une étrange pression m’envahit, un mélange troublant d’oppression et d’extase. L’être d’Altyna se fond dans le mien, et plus nous nous confondons, plus les sensations s’intensifient.

Altyna cligne des yeux, un peu sonnée.

— Putain, c’est quoi ton truc, Berni ? Ça arrache !

Elle tend le joint à son colocataire, qui se met à zapper distraitement. À côté, le silence s’est installé, brisé seulement par un dernier râle extatique.

Sur l’écran, Euronews apparaît.

"Tremblement de terre dans le milieu de la tech. David Shailesh, patron de la startup MOS Tech, retrouvé mort dans un accident de voiture."

Le nom me percute de plein fouet. Une vague de souvenirs douloureux liés à Victoria refait surface.

Zap. Altyna lève un bras d’un geste vif.

— Attends, remets la chaîne. Les news, vite.

"... positif à la cocaïne et à l’alcool, le jeune prodige était vraisemblablement engagé dans des activités sexuelles lors de son accident. Le scandale a pris une nouvelle ampleur après la découverte, par la police, d’images pédopornographiques dans l’ordinateur de M. Shailesh."

— Tu suis les nouvelles de la tech, maintenant ? demande Bernard en haussant un sourcil.

— Arrête. C’est pas un accident, c’est des conneries. Elle l’a tué.

Un vertige me prend. Altyna fouille mon esprit, absorbe mes pensées sans même s’en rendre compte. J’essaie de me refermer, de résister, mais je suis trop confuse pour y parvenir.

— Mais de quoi tu parles ? Qui l’a tué ?

"Le cours de MOS Tech a été suspendu suite à ces révélations. La société a été sauvée par l’intervention du géant Chen Industries. En direct, l’annonce de Victoria Chen."

À l’écran, une femme métisse d’une quarantaine d’années, habillée d’un tailleur strict, prend la parole.

— C’est elle ! C’est elle qui l’a tué. Je ne sais pas pourquoi, mais j’en suis sûre !

"Nous sommes très heureux chez Chen Industries d'accueillir toute l’équipe de MOS Tech. Je suis certaine qu’ensemble, nous continuerons à rendre le monde meilleur…"

— Altyna, t’es défoncée, t’es complètement parano.

— Non mais… attends… Sérieusement, Bernie. T’as vu ses yeux ? Genre, vraiment vu. Comme… un lézard. Un putain de lézard glacial.

Le brouillard mental continue à s’épaissir. Bernie tourne lentement la tête vers elle, le joint suspendu entre ses doigts, les yeux écarquillés.

— Titi, c’est... c’est chaud. Un lézard ? Ah ouais… Un lézard… peut-être plus un iguane. Les iguanes, c’est un peu… tu vois, genre, plus chill.

— Arrête Berni. Je te dis que c’est elle… Elle a tout combiné. Il l’a forcée à le sucer, c’est pour ça. Elle devait le tuer. Tu comprends ?

Trois secondes. Bernie cligne des yeux, digère la phrase. Puis il explose de rire, un rire rauque qui se transforme en une quinte de toux incontrôlable.

— PUTAIN, Titi ! Il l’a forcée à le sucer ?! C’est trop… évident.

Altyna se fige. Réalise ce qu’elle vient de dire. Elle tente de répondre, mais un fou rire la prend de court.

— Mais c’est vrai… c’est vrai…

Impossible de se contrôler. Elle roule sur le côté et s’écroule sur le tapis. Bernie tente de la relever, perd l’équilibre et s’effondre sur elle.

Moi-même, je ne sais plus ce que je veux. Mais je suis sûr d’une chose : c’est mal. Oui, le comportement d’Altyna est inadmissible ! Pourquoi ? Je ne sais plus. Et, au fond, cela n’a plus vraiment d’importance.

Une silhouette apparaît au coin du canapé. T-shirt d’homme trop grand, jambes nues.

— Qu’est-ce que vous foutez, tous les deux ?

Bernie entrouvre les yeux, aperçoit la nouvelle venue, allongé, la tête sous ses deux jambes.

— Oooh, Tania… T’as fini ? Et… t’as pas de culotte non plus…

Tania appuie son pied nu contre sa joue et lui tourne la tête sur le côté.

— Arrête, tu te fais du mal, Berni. Et franchement, je resterais pas là-dessous trop longtemps, à ta place. Va savoir ce qu’il peut te couler dessus.

Altyna attrape le poignet de Bernie, et ils se laissent retomber sur le canapé, encore secoués par leur fou rire. Leurs yeux rouges brillent de larmes.

Tania attrape la télécommande et éteint la télé. Elle prend une cigarette dans le paquet sur la table et sort fumer sur le petit balcon.

Derrière, la porte de la chambre s’ouvre, et un homme nu traverse le salon pour disparaître dans la salle de bain. Il lâche juste un petit "Hallo".

Bernard le suit des yeux, sidéré mais déjà résigné, avant de se tourner vers Altyna. Il rallume le joint et le lui tend, mais elle refuse d’un geste. Il s'interrompt juste avant de le porter à sa bouche.

— J’ai failli oublier. Ta tante a appelé cet aprèm. Elle m’a dit de te rappeler l’anniversaire de ta maman.

— Ma maman ? Non. C’est l’anniversaire de ma Mamam. Ma grand-mère. Elle va fêter ses 65 ans.

— 65 ans ? Mais ta mère avait quel âge quand elle ta eut ?

— 16 ans… Un militaire qui faisait son service dans le coin lui est rentré dedans.

— Arrête, c’est pas drôle. Tu ne nous parles jamais d’elle.

— Je ne l'ai jamais connue. Elle est morte quand j’étais petite. C’est ma Mamam qui m’a élevée.

Depuis la fenêtre ouverte, des sifflements et des acclamations montent dans la rue.

— J’imagine que tout le bistro en bas a une vue imprenable sur Tania. Ils devraient lui verser une commission.

Sur le balcon, Tania répond aux clameurs, amusée. Elle jette sa cigarette, puis, d’un geste théâtral, soulève son t-shirt jusqu’au cou. Les cris redoublent, suivis d’applaudissements. Elle envoie un baiser, salue avec une révérence et rentre dans l’appartement.

Elle s’affale sur la banquette, replie ses jambes vers elle et pose la tête sur ses genoux. Berni, assis juste en face, fixe le poster de Frida Kahlo accroché derrière elle.

— Ce samedi, y’a une grosse soirée au Berghain, annonce Tania. Ça va être mythique. Et Manu a un plan en béton. On pourra avoir plein de trucs.

Altyna se tourne vers Berni, toujours hypnotisé.

— Alors, t’en penses quoi Bernard ? Tu viens avec nous, cette fois ?

Elle pose un pied sur ses cuisses et, du bout des orteils, effleure lentement son pantalon. Elle constate que la vue offerte par Tania ne le laisse pas indifférent. Berni sursaute, écarlate. Altyna lui décoche un clin d'œil.

— Oui, oui, bien sûr… Je viens avec vous.

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