Chapitre 3.8 - La conjuration
Greta émerge du couloir au fond de la cour alors qu’Altyna griffonne le formulaire d’entrée. Bien qu’elle conserve une attitude très posée, son visage crispé et ses yeux interrogatifs expriment la surprise et l’angoisse de découvrir Altyna, ici, au ministère.
Altyna saute sur ses pieds, un grand sourire aux lèvres, et s’approche de Greta.
Bien, voyons si l’oiseau sauvage peut réellement se faire passer pour un pigeon de bureau. Ou si, comme Ulysse, sous les haillons d’Athéna, son essence transpercera le déguisement.
Celle-ci arrête son élan en tendant la main. Après un petit choc dans l’esprit d’Altyna, sa nature malicieuse reprend le dessus et elle serre celle de Greta avec un professionnalisme théâtral.
— Madame Müller, j’ai pris l’initiative de ramener vos dossiers. Vous savez, ceux que vous ne deviez pas garder sur vous.
Elle lui fait un clin d’œil.
La ruse fonctionne… pour l’instant. Ces mortels sont si prompts à croire ce qui arrange leurs procédures. Mais est-ce le déguisement qui trompe, ou l’assurance innée d’Altyna qui les subjuguent malgré tout ?
Les joues de Greta se teintent de rouge.
— Madame Vogel, merci, mais nous en discuterons à mon BUREAU.
Elle appuie sur le dernier mot et nous indique de la suivre. Nous faisons quelques pas, au milieu de l’espace vide.
— Pourquoi es-tu là ? Je travaille Altyna. J’ai une grosse séance dans une heure et le ministre peut débarquer à n’importe quel moment.
Elle regarde droit devant elle.
— Je voulais savoir où tu bossais Greta, tu es partie tellement vite hier. Et je désirais aussi te ramener tes habits… Greta, tu as vu ? Je me suis camouflée pour passer inaperçue, ça te plaît ?
Greta finit par s’arrêter et se retourne. Elle ne peut retenir un sourire amusé.
— Oui, ça te va très bien.
Altyna plisse les yeux et fixe Greta.
— D’ailleurs, je ne porte que ça.
Et voilà. Le déguisement craque déjà. Elle ne peut s’empêcher d’être elle-même. Provocation gratuite ? Ou juste sa nature qui refuse le confinement de ce costume ? Force est de constater que même en tailleur strict, Altyna reste Altyna.
Elle dégrafe le bouton du bas de la veste, son nombril apparaît entre les deux pans de tissu.
— Arrête ! T’es complètement folle. Viens maintenant.
Un poste de sécurité et deux policiers gardent l'entrée du ministère en lui-même. Altyna présente le formulaire et ses papiers d'identité, elle doit ensuite traverser le détecteur de métaux. Greta patiente de l’autre côté. Je remarque bien que les deux officiers jettent un coup d’œil à travers les plis de notre habit. Il dévoile un peu trop de peau, rend visible l'absence. Greta, elle, reste plantée à nous observer, le rouge au front, sans rien dire.
Ils la dévisagent, bien sûr. Le déguisement est imparfait ou, peut-être, son aura attire le regard malgré tout. Tout semble s’adapter, ou réagir, à sa présence.
Altyna fait un signe à l’officier qui lui restitue sa carte d’identité et suit Greta dans les couloirs.
Elles arrivent dans le bureau de Greta. Ici, on est dans la partie historique du bâtiment, l’ancienne Reichsbank. Un bureau en bois, quelques étagères avec des dossiers et une toute petite table de conférence meublent la pièce.
Greta s’assoit et indique le siège d’en face à Altyna. Elle s'installe et pose son sac avec un sourire malicieux.
— Tiens, je t’ai ramené tes affaires.
Elle extirpe la jupe et la blouse, et en dernier, elle sort la culotte avec une étincelle coquine dans les yeux.
Elle joue avec elle comme une chatte avec une souris. Et l’autre qui rougit… Elle teste les limites, je sens son ventre qui s’agite. Elle ne pense qu’à ça !
Greta lui dit de ranger tout ça. Altyna rigole, détache encore un bouton de sa veste, et s’assoit devant Greta. Elle se mord la lèvre, glisse deux doigts sous un pan et caresse son téton sous le tissu.
— Je n’arrête pas de penser à la soirée de samedi… et toi ?
— Oui… non… écoute, je ne sais pas, je suis vraiment occupée.
Cette maudite nuit m’obsède aussi, comme un sortilège. Cette douceur… Non ! C’était mal et j’ai détesté ça !
Deux coups. Greta bondit sur ses pieds à l’instant où un homme d’une cinquantaine d’années, petites lunettes et mâchoire crispée, ouvre la porte à la volée. Il hurle presque :
— Madame Müller ! Vous êtes attendue ! L’ambassadeur est furieux, il refuse de parler russe ! Où est le traducteur ?!
Il aperçoit Altyna, se fige. Greta commence à bégayer :
— Je vous présente Madame Vogel, elle euh…
Mais déjà, un énorme individu surgit derrière lui, faisant trembler le parquet à chaque pas. Joues écarlates, moustache conquérante, cheveux luisants peignés en arrière, costume de laine épaisse, gilet brodé de symboles étranges.
— C’est un scandale absolu ! tonne-t-il. Je vais rentrer immédiatement. Pour qui me prend-on ? Pour un chamelier du Daghestan ?
Altyna se lève et se retourne. Je remarque que Greta dévisagent l'obèse. Le supérieur de Greta bafouille :
— Monsieur l’Ambassadeur, nous sommes sur le point…
L’homme le fait taire d’un geste de la main et baragouine dans un allemand horrible.
— Je rien comprendre.
Une troisième personne surgit derrière, petite et malingre. Mal à l’aise, il tente quelques mots en russe. L’Ambassadeur lève un doigt.
— Vous, camarade interprète, sachez que je ne suis pas ici pour entendre les glaviots glottaux de l’empire soviétique décédé. Je suis ici pour incarner le Turkménistan éternel. Le Turkmène ne se traduit pas. Le Turkmène s’écoute… pieds nus dans la poussière, le cœur ouvert comme un melon de juillet !
Le diplomate allemand jette des coups d’œil affolés vers Greta et le traducteur russe.
Je remarque qu’Altyna comprend le gros bonhomme. Elle rigole au fond d’elle, épatée par cet éléphant trompettant. Elle s’avance, fait une révérence, et déclare dans sa langue :
— Celui qui traduit un Turkmène sans son consentement s’enrhume par le nombril.
Elle parle cette langue ? Et avec quel esprit ! Décidément, cette femme n’est pas simplement humaine, c’est un diamant. Brillant et incassable.
L’Ambassadeur ouvre les yeux comme deux grosses billes, puis fronce les sourcils avant de dire solennellement :
— Le Turkmène ne choisit pas le vent, mais il choisit sa moustache.
Altyna s’incline et répond.
— La sagesse turkmène s’abrite du vent derrière cette moustache.
Le gros Ambassadeur saisit les mains d’Altyna dans ses formidables pattes.
— Madame, vous parlez d’or ! Mais pourquoi ces fils d’ânes m’ont-ils collé dans les jambes ce rat de Moscou ?!
Il toise le traducteur pétrifié, et le chasse d’un geste méprisant. Devant l’immobilisme du petit homme, il avance son énorme ventre dans sa direction. Le Russe recule instinctivement, puis s’éclipse sans demander son reste. Le colosse éclate d’un rire tonitruant.
— Madame, je suis Ignatgeldi Jalal Rejepov, Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du glorieux Turkménistan.
Il lève sa main et expose une chevalière surmontée d’un aigle en jade. Altyna sourit, s’incline, embrasse le bijou.
— Altyna Vogel.
— Altyna ? Mais c’est merveilleux ! Quel beau prénom. Et j’entends que vous parlez d’or. Vous serez ma voix dorénavant. Personne dans ce pays ne m'inspire plus confiance. Ne dit-on pas que le Turkmène parle seul jusqu’à ce qu’une femme digne de ses réflexions le comprenne ?
— Mais, je ne pense pas que…
— Silence, oiseau doré. Quand le vent trouve la bonne gorge, la flûte devient prophète. Dis-leur que je ne veux que toi, ou que je m’en vais !
Altyna se retourne vers Greta, mais avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche, le diplomate intervient.
— Madame Müller, qui est cette… cette jeune femme ? C’est la traductrice ?
— C’est-à-dire, Monsieur Fischer, c’est…
Altyna tend la main.
— Absolument. Je suis la traductrice personnelle de Monsieur Rejepov.
Elle reste plantée, le bras en avant, sa veste attachée par un unique bouton, dévoilant son nombril. Les pointes des ailes de l’ibis grignotent la peau nue aux confins de la jupe. L’Allemand est hypnotisé ; il finit par serrer machinalement la main d’Altyna. Greta maintient un sourire crispé.
Et voilà ! Le barbare est conquis, les fonctionnaires pétrifiés, et Altyna, encore une fois, conforme le monde à sa nature. Quelle farce ! L’ordre établi s’effondre à ses pieds.
L’ambassadeur pose les mains sur son ventre.
— Vois-tu, petit oiseau… Quand la voix est juste, même le tambour se tait.
Allons écouter ce que ces éleveurs de voitures ont à vendre.
Il s’exclame :
— Ah !
Et tape dans le dos du fonctionnaire, qui rattrape ses lunettes in extremis, tousse, regarde Altyna, se tourne enfin vers Greta, la mine interrogative. Greta s’adresse à son amie, l’air pincé.
— Eh bien, traduisez. Que dit Son Excellence ?
— Son Excellence ?
Altyna pouffe, avant de se reprendre et d’afficher une mine sérieuse.
— Oui, bien sûr. Son Excellence souhaite acheter à présent. Il veut que vous lui présentiez la marchandise.
Cette fois-ci, c’est Greta qui tousse et s’interpose entre Altyna et son supérieur outré.
— Bien ! Si Son Excellence est prête à commencer, allons-y. Tout le monde doit nous attendre.
Dans le grand couloir, Altyna marche en compagnie de l’ambassadeur, précédée de Greta et Fischer. Elle observe le Turkmène du coin de l’œil : ses grosses joues brillantes, la transpiration perle sur son front, à l’orée de ses épais cheveux noirs tirés en arrière. Il se déplace en roulant son énorme derrière. Il se tourne vers elle et sourit.
— Apprends-moi, petit oiseau, quel âge as-tu ?
— Vingt-six ans… Excellence.
— Magnifique. C’est vraiment magnifique…
Il redresse la tête et agite sa moustache, ayant tout dit.
Au bout du couloir, six personnes attendent, trois de chaque côté de la grande porte double. Les Allemands sont faciles à reconnaître, tous en costume, aussi gris que leurs cheveux. À l'opposé, trois Turkmènes, tignasse noire, teint mat.
Greta se retourne vers Altyna, paniquée, puis se dirige vers les hommes en gris. Celui du milieu s’avance, les bras écartés, pour accueillir l’ambassadeur.
— Votre Excellence, bienvenue. C’est toujours un plaisir de vous recevoir et de cultiver l’amitié entre nos deux pays.
Altyna récolte un coup de coude dans les côtes. Greta. Elle observait le type : visage aimable, sourire engageant, fines lunettes. Elle l’a déjà vu. Le choc la fait sursauter. Elle s’aperçoit qu’elle n’a pas vraiment écouté ; elle se retourne vers Rejepov.
— Ce monsieur vous dit bonjour, enfin… je crois.
L’Ambassadeur saisit les mains de l’Allemand et les secoue.
— C’est le ministre, petit oiseau doré. Dis-lui que je viens le cœur rempli d’espoir, mais que celui qui sert de l’eau tiède à un Turkmène trouvera des scorpions dans ses chaussures avant l’aube.
Il offre un grand sourire au ministre allemand ; ses joues potelées remontent vers ses yeux, compressés en deux fines fentes.
— Son Excellence Rejepov vous dit aussi bonjour, et qu’il espère que votre cœur est rempli d’eau tiède.
Le ministre conserve un sourire imperturbable. Une fois les salutations transmises, Altyna s’incline devant lui, avec cérémonie. L’Ambassadeur reprend.
— Laisse-moi te présenter mon fils. L’héritier de l’aigle, la maison Rejepov.
Il fait signe à un grand homme, maigre, au visage allongé. Sa moustache noire, pâle imitation de celle de son père, lui donne l’air d’un ado déguisé.
— Jalal ! Ne reste pas planté comme une chèvre infirme. Viens saluer Altyna.
Il pose sa main sur son épaule.
— Fils, les anciens disaient qu’un jour, une femme porterait notre langue dans un pays étranger, sans la trahir ni la tordre. C’est elle. Elle est la promesse tenue de l’esprit d’Oguz Khan.
L’attention d’Altyna est absorbée par les yeux de poulpe du fils, planté devant elle, mal à l’aise. Un raclement de gorge. Greta encore.
Altyna se tourne vers le ministre, plisse le front, fait mine de réfléchir pour annoncer simplement.
— C’est Jalal. Le fils de Son Excellence. C'est un petit aigle.
Même le ministre n’arrive pas à maîtriser un imperceptible froncement de sourcils. Greta est rouge, ses mains tremblent. Elle s’avance et désigne les deux autres Allemands, qui n’ont pas dévissé leur sourire depuis le début de l’échange.
— Voilà Messieurs Dahler et Kraus. Ils représentent l’entreprise Rhein Steel, qui fabrique le matériel militaire qui vous intéresse. Ils répondront à toutes les questions. Je vous propose de prendre place.
Alors que tout le monde entre dans la salle, Greta intercepte Altyna et la retient. Une fois seule, elle chuchote, suppliante :
— Je suis désolée, Altyna. Rejepov doit acheter ces équipements. J’en ai besoin. Sauves-moi !
Altyna réagit par un clin d’œil.
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