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Des vibrations anormales attirèrent son attention. Il pivota la tête d’un côté à l’autre, afin de déterminer la provenance du son ; c’était une technique bien connue des chouettes : la triangulation. Ou, du moins, s’en rapprochait énormément par le principe. Enfin, la créature féérique débusqua ce qu’il cherchait et s’immobilisa, à l’écoute. Son oreille exagérément pointue et précise capta quelque chose avec une extrême netteté : des reniflements aigus, le fracas de sabots et des hennissements étouffés. Un cheval perdu dans les bois ? Rares étaient les habitants du village à fouler du pied cette partie de la forêt. Empreint de curiosité, le féétaud suivit le chemin tracé par son ouïe affûtée à travers bois, enjambant sans mal racines noueuses et troncs creux couverts de mousse, pour trouver la source de ce vacarme inhabituel. Il s’immobilisa bien vite en apercevant une forme sombre mouchetée de blanc se dresser sur ses membres postérieurs dans un hennissement fracassant. En fait de cheval, il s’agissait d’une jument de trait massive à la robe d'un profond gris pommelé. Et lorsque ses sabots antérieurs touchèrent à nouveau terre, l’être magique eut tout loisir d’admirer l’étendue de sa beauté : une longue encolure orientée, un dos large et tendu, des épaules et des jambes longues et musclées, une croupe ferme, une tête distinguée aux crins noirs dégagés sur le chanfrein et des sabots fermement campés au sol. Les oreilles aplaties vers l’arrière, les naseaux dilatés, la queue fouettant l’air, elle ne tenait pas en place, piaffant avec énergie. Ses yeux marron étaient injectés de sang, tout son être criait sa panique et son désir de s’enfuir loin de cette contrée. L’avait-on maltraitée ? Le féétaud ne découvrit nulle blessure sur sa robe mouchetée, mais un licou étranglait l’animal à moitié, noué à plusieurs reprises autour de ses jambes postérieures, comme si l’affolement l’avait emmêlée dans la corde. Le bout s’était enroulé autour d’un tronc noueux, presque aussi massif que la bête, et qui tenait bon à ses vains assauts pour se libérer de sa prison. Pris de pitié, l’immortel s’avança vers elle avec précaution, la main tendue en direction de son nez, dans le but de la rassurer et d’établir un contact mental.
« Rassure-toi, belle dame, lui susurra-t-il d’une voix suave et apaisante. Je ne suis pas là pour te faire du mal. Je viens en paix. Comment t’appelles-tu ? »
Le contact de sa main sur les naseaux de la jument parut l’apaiser, tout autant que sa voix. Elle courba la tête dans une posture plus détendue, les oreilles tendues vers l’avant, à l’écoute. Ils échangèrent un long regard lourd de sous-entendus. Un sursaut de magie fourmilla au bout des doigts du féétaud, lui permettant de lire dans l’esprit de la jument comme dans un livre ouvert.
« Dana, n’est-ce pas ? Dame si charmante ne pouvait porter prénom plus charmant. Je me nomme Dragomir. Je suis de passage au village. Mais j’ai comme l’impression que ce n’est pas notre jour de chance, à tous les deux, hmm ? »
Elle abaissa légèrement les oreilles et souffla en remuant fortement la tête du bas vers le haut. Qu’est-ce qui pouvait bien l’affoler autant… ?
Une odeur de fumée âcre se propageait dans l’air, senteur de feux de bois et de viande calcinée, à laquelle le féétaud porta enfin toute son attention. Il tourna la tête en tous sens afin d’en deviner l’origine, et aperçut la grisaille s’envoler en lourds filets en direction des cieux. Elle provenait du village. Et soit il s’agissait d’un banquet somptueux et rituel, soit… Non, c’était tout bonnement impossible.
« Je vais te libérer mais je n’ai plus assez d’énergie magique. Voudrais-tu me faire l’insigne honneur, chère Dana, de me prêter quelques gouttes de ton sang ? »
Les oreilles de la jument pivotèrent vers l’arrière et elle montra les dents, signifiant son refus. Elle repoussa la main de l’être magique sans ménagement, bondit avec le peu d’énergie qu’il lui restait pour briser ses chaînes, mais ne réussit qu’à s’épuiser davantage. Dragomir renoua le contact avec patience, de la douceur dans le regard.
« Laisse-moi t’aider, s’il te plaît. Je souffre, moi aussi, à l’idée de voir une créature aussi noble que la tienne dans ce piège inextricable. »
Le souffle court, couverte de sueur de l’encolure jusqu’à la croupe, à bout de fatigue, l’animal pencha la tête, sans autre recours que de se retrouver à la merci d’un féétaud buveur de sang. Dragomir ébaucha un sourire de compassion, lui murmura des paroles rassurantes à l’oreille et, en douceur, chercha une veine du cou pour y plonger les crocs. Il la perça de la pointe d’une canine et lapa goulûment le liquide vital rouge carmin qui s’échappait de la plaie en gouttelettes. La réaction ne se fit pas attendre : un flot de magie si puissante, si pure qu’elle lui en coupa le souffle, lui descendit dans l’œsophage, dans l’estomac, puis explosa en milliards d’étincelles pour ravitailler toutes les cellules de son corps en manque. La jument n’était peut-être plus à l’état sauvage, à la merci des êtres humains qui en avaient fait une bête de somme pour leurs champs, il n’empêche qu’elle conserverait à jamais en elle cet élan de rusticité profondément enfoui sous les gènes de la domestication. Son sang resterait à jamais plus pur et primitif que celui de ses maîtres, asservis par leurs ambitions et leur cupidité. Les yeux vermillons de Dragomir s’incandescèrent vivement après que sa magie renouvelée ait déferlé dans ses membres et dans ses sens, et l’ait embrassé d’amour et de joie.
C’est avec regret qu’il délaissa la plaie suintante, mais il était gonflé à bloc et emmagasiner davantage d’énergie ne serait que pur gaspillage. Il imposa la main sur la blessure pour la refermer en adressant un regard reconnaissant à son amie quadrupède, puis, d’un claquement de doigt, intima à la corde de défaire ses liens et de libérer son hôte. Le licou se dénoua de la gorge chevaline, se tortilla au sol comme un serpent et fit plusieurs tours dans le sens inverse d’une montre autour du grand chêne dans laquelle elle s’était empêtrée. Enfin, elle retomba en petit tas aux pieds de la demoiselle en sabots.
« Te voilà libre à présent, belle dame ! Je te souhaite bon périple, et que la fortune guide tes pas. »
D’une révérence profonde, Dragomir la salua avant de la quitter sans un regard en arrière, l’œil fixé sur la fumée grise qui s’élevait des frondaisons et l’inquiétait au plus haut point. Un coup porté avec force dans le dos le fit trébucher et s’étaler de tout son long dans l’herbe humide. Le féétaud tourna la tête, ahuri, pour découvrir la jument à quelques pas derrière lui, les oreilles dressées vers l’avant et poussant des sortes de grognements. Elle lui donna un second coup de museau amical sur l’épaule, et gratifia son hôte d’un regard attendri.
« Tu sais, Dana, lui répondit le vampire féérique dans un rire gêné, tu n’es pas obligée de me suivre. Va, va ! Vole de tes propres ailes ! Cours de toute la force de tes sabots ! Fais-toi une vie, belle et remplie, au sein d’un troupeau, aie des poulains, deviens matriarche de ton clan, et profite bien de ta nouvelle vie, je te le souhaite. »
Il lut de l’incompréhension dans son regard lorsqu’elle pencha la tête de côté, puis gratta le sol de ses sabots avec impatience. Elle le gratifia d'un nouveau coup de nez accompagné, cette fois, d’un couinement. Dragomir se redressa, maudit les effets de l’humidité ambiante sur sa veste trempée, puis reprit sa route sans plus de cérémonie, plantant là sa douce amie. Ses oreilles pointues ne tardèrent pas à lui signaler le lourd cataclop des pas de la jument, bien déterminée à le suivre.
« Arrête de me suivre, Dana. Je ne suis pas ton maître, et tu n’es pas ma chose. »
Elle s’entêta sur plusieurs centaines de mètres, à suivre le pas rapide du féétaud qui s’efforçait de la semer à travers bois, en vain. Au comble du désespoir, ce dernier finit par se retourner et se trouver nez à nez avec une paire d’yeux marrons gorgés d’espoir.
« Très bien, très bien ! s’agaça-t-il en baissant les bras. Reste avec moi, puisque telle est ta volonté. Mais tu risques d’être déçue. »
Nouveaux coup de nez et couinement. Dana frotta même longuement son museau contre la joue de Dragomir pour manifester sa joie la plus sincère d’être acceptée à ses côtés. Le féétaud de nacre et d’ébène lui caressa l’encolure avec une tendresse infinie. Ils se remirent ensuite en route, ensemble, la jument trottinant d’un air enjoué derrière son nouveau maître.
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