5
Dragomir maintint la jument par le col pour lui faire franchir le cercle de champignons qui les emmènerait dans sa dimension. Les senteurs entêtantes de Nox le prirent presque à la gorge, Dana éternua vivement et Lucian remua dans son sommeil. Quel contraste avec l’Autre Monde… Ici, tout n’est toujours que paix et sérénité, calme et silence, retraite et solitude. Le féétaud ôta son glamour avec impatience : il n’était jamais aisé de revêtir d’autre apparence que la sienne, un art qu’il fallait pouvoir manier avec finesse et doigté en tout temps. C’était un art à faible consommation magique, mais qui nécessitait une intense concentration de la part de son porteur ; pour cette raison, il figurait parmi les premiers tours qu’apprenait une jeune fée. La jument n’en parut pas troublée outre mesure : elle l’avait percé à jour au premier regard car, contrairement aux êtres humains, les animaux, même domestiqués, avaient conservé leur acuité, ce sixième sens pratique dont les Hommes seraient à jamais dépourvus depuis leur avènement. Leur venue au monde demeurait mystérieuse, peut-être provenaient-ils d’un fruit vert d’Yggdrasil, source de toute vie sur cette terre ? Le mystère était entier, mais une chose était sûre : l’être humain s’était répandu sur le monde comme une traînée de poudre, avec leurs facultés accélérées de procréation, et s’élevaient maintenant en puissants d’un monde dont ils n’effleuraient même pas la portée du bout de leurs doigts trop gourds.
Ils remontèrent vers l’intérieur des terres par un petit chemin de terre, franchirent les grilles d’argent et Dragomir arrêta la jument au bas des marches pour la détester de son fardeau.
« Ma demeure est trop modeste pour te permettre d’en franchir les portes mais je te promets d’y travailler dans un avenir proche. En attendant, le domaine qui entoure ce château, ses prairies, ses champs, ses forêts et ses lacs sont à toi, belle dame. Je prends la suite en ce qui concerne notre petit protégé. »
Il s’inclina aussi galamment que possible devant elle compte tenu du poids qu’il transportait dans ses bras, et la jument pencha la tête de côté en dressant les oreilles, comme indécise. Elle étudia l’entrée trop étroite pour son corps musculeux, souffla de résignation et donna un nouveau coup de nez à son nouveau maître, lui mâchouillant une mèche de cheveux ébène au passage pour lui marquer toute sa confiance. Elle s’en retourna en trottinant, contourna le château et se mit en quête d’herbe tendre pour se remplir l’estomac. Dragomir la regarda partir avec tendresse, attendant que le bout de sa queue disparaisse au détour d’un mur de marbre gris, puis franchit les portes avec l’enfant qui commençait peu à peu à se réveiller.
« Où… suis-je… ? demanda peu à peu ce dernier d’une voix pâteuse. Qui… êtes-vous… ? Mon… papa… ? Ma… maman… ?
— Chaque chose en son temps, Lucian, répondit son hôte avec douceur. Prenons soin de toi, en premier lieu. Les réponses attendront bien encore un peu.
— Comment… ?
— Shh », le fit taire le féétaud du bout des lèvres.
Lucian ouvrit de grands yeux horrifiés, retint à grand-peine les questions qui se bousculaient dans sa gorge. L’immortel lui adressa un coup d’œil compatissant et se hâta de parcourir le vestibule, puis le long corridor jusqu’à la salle de bain rustique. Merveille de savoir-faire : l’eau courante était installée depuis belle lurette. Dragomir intima donc à la baignoire en terre cuite en forme de cygne de se remplir d’eau : les robinets de bronze et d’argent s’ouvrirent avec enthousiasme, mélangeant froid et chaud au gré des envies de leur propriétaire. Ce dernier déposa le petit garçon sur ses pieds. Chancelant, Lucian attrapa son bienfaiteur inopiné par la manche en guise de soutien, et un bras protecteur ne tarda pas à suivre le mouvement pour se nicher sous les aisselles du gamin : il était encore trop faible pour tenir debout sans aide.
« Un bon bain te fera du bien, et mettra tes pensées au clair. »
Dragomir lui dégagea le front et lui sourit d’un air bienveillant. Le gamin esquissa néanmoins un mouvement de recul devant lui, encore sous le choc de constater que le « jumeau » de son père était… eh bien… quelque chose d’autre.
« Rassure-toi, je n’ai pas l’intention de te manger. Tu es bien trop petit et trop maigre pour cela, le taquina-t-il avec humour.
— Vous êtes quoi au juste ? reprit le gamin d’une voix toujours pâteuse. Et comment vous connaissez mon nom là ? »
Ce langage va avoir besoin d’une petite remise à niveau, songea le féétaud dans un soupir avant de répondre :
« Il est vrai, toutes mes excuses, que j’ai omis de me présenter. Je me nomme Dragomir, et je suis le seigneur de ce royaume qui porte le nom de Nox. Je suis ce que vous autres mortels appelez une fée. Un féétaud, pour être plus précis.
— C’est quoi la différence ? s’entêta à répéter l’enfant.
— J’oserais dire la même qu’entre un homme et une femme, répondit-il l’air pensif et l’index posé sur le menton.
— Ah… »
Lucian rougit, soudain confus, et son regard se perdit dans les eaux fumantes de la baignoire. Dragomir lui tapota le bout du nez, amusé. Ce petit d’homme était décidément bien mignon, à croquer même !
« Quant à ton nom, c’est ta jument qui me l’a donné, et c’est à elle que tu dois d’être ici.
— Tu sais parler aux chevaux ? souffla le gamin, impressionné.
— Entre autres choses, oui.
— Tu m’apprendras ?
— Peut-être, si tu es sage. »
La mine renfrognée du gamin valait tout son pesant d’or, à croire que le terme « sage » ne s’appliquait pas à sa personne. Turbulent, n’est-ce pas ? Nous verrons cela en temps utile, petite souris.
Dragomir déboutonna un à un les boutons de la chemise en lambeaux du gamin, la jeta à terre ainsi que ses chausses noires de suie et le reste des sous-vêtements, sous l’œil attentif de ce dernier.
« C’est l’heure du bain ! », annonça joyeusement et inutilement le féétaud qui, il fallait bien l’avouer, trouvait tout cela bien amusant, comparé à l’ennui mortel de ces derniers siècles.
Quelques secondes plus tard, Lucian se retrouvait dans la bassine, immergé jusqu’au cou dans une eau délicieusement chaude. Il poussa un soupir d’aise, et se prit à somnoler, le regard perdu dans les vapeurs du bain. Dragomir, quant à lui, faisait couler de l’extrait de saponaire qu’il fit mousser et l’appliqua dans les cheveux emmêlés du petit pour les débarbouiller. Ensuite, il immergea un linge doux dans l’eau et dans la substance nettoyante pour en frotter vigoureusement le corps du gamin qui le fixa avec de grands yeux écarquillés de stupeur.
« Pas question de laisser un petit souillon déambuler dans un château propre comme un sou neuf, le tança le féétaud avec bonhomie. Si ton destin est de vivre dans ce château, tu te dois d’être aussi impeccable que lui. C’est un ordre.
— Vivre… ? Ici ? demanda Lucian sans comprendre.
— Par mon sang déversé dans ta bouche, tu m’es à présent lié. Tu m’appartiens, lui asséna plus directement son hôte. Tu pourras m’appeler maître ou Dragomir, peu me chaut. »
Un silence s’installa entre eux. Lucian s’absorbait dans la contemplation des bulles de savon qui remontaient à la surface avant de crever une fois l’air libre atteint. Il se recroquevilla dans la baignoire, les bras autour des genoux dans une posture typiquement défensive. Pauvre enfant, beaucoup d’informations à digérer en une fois. Voilà qui ébranlerait n’importe qui.
« Penche la tête en arrière », lui intima son hôte en faisant couler une partie de l’eau du bain par-dessus la tête du petit afin de rincer ses cheveux.
Lucian s’exécuta sans se faire prier, et darda sur son hôte de longs regards où se mêlaient tristesse, dépit, résignation et… curiosité.
« Je te laisserai le temps de prendre tes marques dans ton nouveau foyer, le réconforta le féétaud sans grande conviction. Je me doute que cela fait beaucoup de changements en une fois, et que la journée a été horriblement longue.
— Ils sont morts, hein ? Tout le monde ? »
Le petit éclata en sanglots, le corps entier agité de violents tremblements incontrôlables. Les larmes salées bondissaient à l’envi dans la baignoire déjà remplie à ras bord, les bras se serrèrent davantage autour des genoux, puis Lucian s’enfouit la tête dans ces derniers en hurlant sa peine et son désespoir, le visage à moitié immergé dans l’eau. Surpris et interdit par la crise aussi brusque que violente, Dragomir demeura coi en premier lieu. Ensuite, il fit la première chose qui lui traversa l’esprit : frotter le dos du gamin d’une main et de l’autre lui relever la tête. Il lui prit le menton en douceur, fit pivoter le visage de Lucian dans sa direction, croisa son regard et lui dit sur un ton calme :
« Oui, c’est vrai. Ils sont tous morts, tes parents y compris. Mais toi, tu es en vie et c’est une chance. Lucian ? Crois-en mon expérience, céder au chagrin ne ramènera personne, ni ne remontera le temps jusqu’à l’époque heureuse où tu courais dans les champs avec tes parents, ou que tu disais bonjour à tous tes amis au village. Les morts demeureront à l’intérieur de ton âme et de ton cœur, marqués à jamais du sceau de la mémoire, mais ils ne doivent pas prendre le pas sur ta vie. Pleure ce soir si cela peut soulager ta peine, cher enfant, c’est humain, mais ne te laisse pas dominer par tes sentiments. »
Dragomir essuya les yeux mouillés de l’enfant avec une patience infinie.
« Si ta peine devient toutefois trop lourde, si tu te sens incapable de tourner la page écrite hier pour avancer vers le lendemain, et, surtout, si tu as besoin d’en parler, je serais là pour t’écouter. C’est bien le moins que je puisse faire pour soulager ce qui m’appartient », conclut-il avec douceur.
Lucian se libéra de l’étreinte du féétaud et contempla à nouveau les bulles éclatantes du bain, perdu dans ses pensées.
« Je vais chercher quelques affaires, reprit doucement Dragomir en se dirigeant vers la sortie. Je ne serais pas long. »
Il emporta les guenilles de son protégé pour les jeter au feu, gravit les marches en pierre aux riches tapis rouge et or qui menaient à l’étage et à sa chambre personnelle, et ouvrit le coffret de bois ciré au bas du lit pour y dénicher une chemise de nuit. Elle serait trop grande pour le petit garçon, mais en attendant de lui confectionner une nouvelle garde-robe, elle s’avèrerait parfaite.
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