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 Lorsque l’immortel aperçut le ciel se colorer de rose et d’orange, il se raidit aussitôt, droit comme un i, et serra la poupée plus fortement sur sa poitrine.

 « Lucian ? Dana ? appela-t-il d’une voix forte en maîtrisant à grand-peine la panique qui s’insinuait en lui. Nous avons suffisamment traîné à l’extérieur. Il est grand temps de rentrer. Un repos amplement mérité nous attend. »

 La jument s’interrompit net pour lever la tête, dresser les oreilles et le regarder fixement, sans comprendre. Mécontent, Lucian afficha une moue boudeuse, croisa les bras et marmonna :

 « J’ai pas sommeil ! Il va faire jour. Les humains sont actifs la journée, en général.

 — Je ne souffrirai aucune discussion. Nous rentrons, point final. »

 Dragomir tourna les talons sans plus de cérémonie, pressé de s’abriter de la lueur meurtrière du jour. Dana lui emboîta le pas sans se faire prier, malgré les protestations du petit… qui se retrouva bien obligé de suivre le mouvement, lui aussi. Ce qui ne l’empêcha pas de traîner les pieds tout du long.

 Le féétaud ne s’autorisa de répit qu’une fois les portes du vestibule franchies ; il poussa un immense soupir de soulagement. D’un baiser envolé, il congédia la jument, lui donnant rendez-vous au lendemain soir, puis se retourna vers l’enfant qui, moqueur, lui lança :

 « Ben alors, le grand méchant vampire a peur de la lumière ? »

 Dragomir compta mentalement jusqu’à dix pour ne pas répondre à la provocation, se força à sourire et répondit avec un calme contrôlé :

 « Je connais un petit garçon qui va avoir la chance de tremper dans un second bain, aujourd’hui.

 — Encore !? protesta le gamin avec force. Mais j’en ai déjà pris un tout à l’heure !

 — En effet, c’est exact. Ce bain date d’avant tes magnifiques roulades dans l’herbe de la prairie. Regarde-toi, ajouta le féétaud en délogeant quelques brins de la tignasse indomptable du petit, tu ressembles à nouveau au petit souillon que tu étais en arrivant. Et tes vêtements sont dans un tel état ! Que t’avais-je dit plus tôt ? Tu dois les traiter avec soin. Et je ne puis accepter la responsabilité d’avoir laissé un enfant maculer de terre humide et d’herbage des draps de première fraîcheur.

 — T’es vraiment un monstre casse-pieds ! »

Même cette jument est moins tête de mule que son jeune maître, voyez-vous ça… Lucian le défiait ouvertement avec ses sourcils froncés, son regard noir, ses bras croisés et ses jambes fermement campées au sol. Dragomir poussa un soupir las.

 « Je peux comprendre que tu sois contrarié d’avoir été interrompu dans ton amusement, pour autant, chaque chose a une fin. Me faire la tête ne modifiera pas ma décision à ton égard, mon jeune ami. »

 Il esquissa un geste dans sa direction mais le gamin l’esquiva d’un pas en arrière, peu désireux de se laisser toucher. Nouveau soupir.

 « La journée a dû être très éprouvante pour toi, et cette nuit davantage encore, je le conçois fort bien. Pour l’heure, tu as besoin d’un bain, de te sustenter et d’une bonne journée de sommeil pour récupérer de tes émotions.

 — C’est pas à toi de me dire ce que je dois faire ou non ! T’es pas mon père ! T’es qu’un monstre et c’est tout !

 — Indéniablement, non, reprit-il d’une voix dangereusement douce. En revanche, je suis le maître des lieux, tu te trouves sous mon toit et tu m’es à présent lié. Donc, soit tu décides de te comporter en petit garçon bien élevé et d’accéder à mon humble requête, ou je me verrai dans l’obligation d’employer la manière forte. Qu’en penses-tu ? »

 Pour toute réponse, l’enfant frappa du pied sur le sol en pierre et décida d’ignorer son gardien avec superbe en détournant la tête. Il ne me laisse donc pas le choix, très bien. D’un mouvement habile du poignet, Dragomir convoqua sa magie intérieure et la dirigea sur les membres du garçonnet ; au grand étonnement de Lucian, ses jambes se virent dotées d’une vie propre et l’emmenèrent contre son gré en direction de la salle de bain. Sur son passage, des flammes naissantes saisirent les torchères pour lui prodiguer une lumière salvatrice dans cette obscurité sans nom. De la même façon qu’à sa première visite, les robinets de bronze et d’argent s’empressèrent de cracher de l’eau chaude dans la baignoire rustique en forme de cygne, avant que le petit ne se déshabille et n’y plonge avec force pleurnichements.

 « Qu’est-ce que tu m’as fait ? Qu’est-ce que tu m’as fait ? Je ne contrôle plus rien ! »

 Le féétaud avait déposé la poupée sur la console de l’entrée avant d’emboîter le pas à son protégé, et de ramasser ses vêtements pour les envoyer en vol plané tout droit à la lessive. Si la journée s’avérait ensoleillée, ils seraient secs en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, et aptes à être remis le soir même. Dragomir accorda une brève pensée au processus de blanchissage, suffisamment pour que la magie de Nox s’emploie à remplir d’eau et de savon une bassine, de la remplir avec les habits sales de la maisonnée, et de les nettoyer sans l’aide ou le souci de quiconque.

 « Cesse de pleurnicher, gourmanda-t-il l’enfant geignard. Ne t’avais-je pas prévenu ? À présent, je ne veux plus entendre tes chougnements capricieux. Redeviens un bon garçon bien docile et tu retrouveras la maîtrise de ton corps. Je te laisse y réfléchir en attendant de retrouver ta chemise de nuit. »

 Dragomir se dépêcha d’aller retrouver ledit vêtement, abandonné depuis lors dans l’atelier, et de revenir devant la porte. Il aurait pu se contenter de l’amener à lui par télékinésie, mais préférait donner un peu d’espace à son protégé. Hélas, les plaintes du petit n’avaient guère cessé au retour du féétaud, au grand désarroi de ce dernier ; Lucian demeurait perdu dans les méandres d’un drame infantile dont son maître ignorait le déclencheur. L’immortel s’adossa au mur du corridor un instant, juste assez pour calmer ses propres battements de cœur affolé, et pour prendre la pleine mesure de la crise. Calme. Il me faut rester calme à tout prix. Tout cela est-il de mon fait… ?

 Il inspira profondément, relâcha la tension sur ses épaules, se composa une attitude aussi neutre que possible en rejoignant Lucian. Il s’accroupit près de la baignoire, puis s’installa en tailleur, interrompit son contrôle mental sur les membres du petit humain désespéré, et demeura aussi immobile et insaisissable qu’une statue de pierre. Je suis fin prêt à attendre le retour au calme. J’attendrai le temps qu’il faudra, petite chose effrayée. Le garçonnet continuait de sangloter, une boule indélogeable au fond de sa gorge.

 « Lucian ? l’appela doucement Dragomir. Je tenais à m’excuser pour mon comportement. Il était indélicat de ma part de te brusquer autant, j’en conviens. »

 Les pleurs s’apaisèrent, se muèrent en reniflements répétés. Lucian frotta l’un de ses yeux du poing, et posa le second sur son hôte, comme incrédule par la soudaine déclaration. Cet enfant a vécu un choc indescriptible et son quotidien s’en retrouve chamboulé du même coup, il me faut faire très attention.

 « La panique m’a détourné du bon chemin, et je regrette le point où nous en sommes arrivés. Fais les choses à ton rythme, bien sûr, et n’hésite pas à m’envoyer un signal lorsque les événements s’enchaînent trop vite pour toi. Je n’ai aucun pouvoir sur le temps, évidemment, mais je ferai tout mon possible pour te rendre les choses confortables. Notre belle dame m’en voudrait de te savoir malheureux, Lucian. »

 Le petit garçon s’essuya le nez du dos de la main ; Dragomir sortit aussitôt un mouchoir en tissu de la poche de sa veste pour le lui tendre. Un bruit de trompette succéda à l’échange, et le féétaud se fendit d’un sourire amusé.

 « Pendant un instant, j’ai cru entendre le barrissement caractéristique d’un éléphant à la place d’un enfant qui se mouche. Tu es très doué, petite chose, pour imiter les animaux.

 — Tu es bête, lui répondit enfin l’enfant en lui rendant son sourire, plus timide.

 — Et si nous nous dépêchions de sortir de ce bain avant que tes doigts ne deviennent des nageoires, pour aller satisfaire l’appétit vorace de nos estomacs ?

 — Bonne idée !

 — Dépêchons, dépêchons alors ! » s’extasia la voix chantante et enjouée de la créature.

 Dragomir aida le petit à se débarbouiller pour la seconde fois en quelques heures, l’accueillit à nouveau dans l’énorme drap de bain pour le sécher avec le même soin particulier, puis lui enfila la chemise de nuit par-dessus la tête.

 « C’est tout de même mieux d’avoir la peau et les cheveux propres pour manger et faire un bon grand somme, n’est-ce pas ?

 — J’aurais quand même préféré ne pas le prendre, celui-là ! »

 Le féétaud étouffa un rire amusé et guida à nouveau l’enfant à travers le corridor jusqu’à la cuisine. Une question rôdait, essentielle : qu’allaient-ils manger ce matin ? Évitons quelque chose de trop consistant, aujourd’hui. Une soupe devrait faire l’affaire.

 « J’avais pensé à quelque chose de léger, annonça pensivement Dragomir. Comme une soupe ou un potage, par exemple. Qu’est-ce qui te ferait envie ?

 — Une ciorba ţărănească.

 — Une… quoi ? »

Un plat typique de la région, sans doute ?

 « C’est une soupe aigre avec plein de légumes ! Ma maman, elle met des oignons, des pommes de terre, des carottes, des œufs et des poivrons dedans ! C’est super bon !

 — D’accord. Je n’en ai jamais préparé, pourrais-tu m’aider ?

 — Oui ! »

 Ensemble, ils dressèrent l’inventaire des différents ingrédients, lavèrent les légumes dans une petite bassine et les épluchèrent soigneusement. Dragomir gardait un œil sur le petit Lucian afin d’éviter un accident malencontreux, mais le petit avait l’air si absorbé par sa tâche que son maître ne pouvait se résoudre à le priver de cette joie. Ils allumèrent le foyer central à l’aide de deux silex, nourrirent le feu de quelques bûches assemblées dans un recoin, et le regardèrent grandir avec fascination. Ensuite, un plat creux en céramique se retrouva au cœur des flammes pour y voir revenir les oignons avec une bonne dose d’huile, qui ne tardèrent pas à être rejoints par un poivron, deux carottes, une grosse tomate juteuse, quelques feuilles de céleri et un peu d’eau. Ils laissèrent mijoter tout cela une bonne dizaine de minutes avant d’y ajouter les pommes de terre découpées en rondelles. Tandis que la céramique remplie à ras bord crépitait sur son feu, le féétaud et l’enfant s’attachèrent à préparer la crème aigre de la soupe avec du jaune d’œuf, du jus de tomate, un peu de farine, du vinaigre et quelques épices. Ils ajoutèrent la sauce homogénéisée à la soupe de légumes, mélangèrent le tout et firent porter à ébullition quelques instants.

 « C’est prêt ! annonça joyeusement Lucian, l’eau à la bouche. Bon appétit ! »

 C’est vrai qu’elle donnait envie, cette soupe, une fois servie aux deux convives. Dragomir contempla un instant l’enfant engloutir le potage avec une voracité sans nom, avant de se décider à prendre sa cuiller et à en faire de même. L’aigreur de la soupe se mariait bien avec la douceur veloutée des légumes, c’était un régal pour les papilles. Et puisque le petit l’appréciait… il y en aurait plus souvent au menu.

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