Troisième acte. Premiers mots…  au paradis

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On a longtemps cherché l’entrée de cet Eden dérobé. Un jour, par l’entremise d’un vieux sage un peu fou, la porte s’ouvrit subitement. Quelques-uns — pas les plus dignes, ni les plus méritants du reste… simplement ceux qui voulaient — quelques-uns, disais-je, eurent la chance d’y poser le pied.

Des premiers mots qu’ils susurrèrent, nous n’avons pas les registres. Nous ne pouvons qu’imaginer.

Quels auraient été tes premiers mots, à toi, en entrant au paradis ?

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Il y a des gens qui n’en finissent pas de fuir. Ces gens-là rient beaucoup, généralement. C’est leur manière à eux de tromper la mort, car ils font partie des quelques chanceux à pouvoir sentir sa grippe autour de leur cou. Aussi ont-ils l’impression que celle-ci se resserre lorsqu’ils ne s’esclaffent pas à gorge déployée.

C’était le cas du premier à poser le pied sur l’île.

Avec son petit nez en trompette, ses cheveux bouclés, son air malin et sa trogne goguenarde, on n’aurait jamais deviné que derrière ses yeux toujours rieurs se cachait un pleur plus sourd

plus grave

et surtout plus ancien que ses tout premiers rires — les seules parades qu’il trouvât jamais pour vaincre le soleil.

•   •   •

Mortifuge


Je ne serai pas grossier non… Tu entends, vilain barbu ? Pour une fois, je n’insulterai pas ta Majesté.

Car, quand je vois là tous tes enfants

                   — tes préférés, n’est-ce pas ? —

je comprends que tu gardais dans un coin les plus jolies couleurs…

                         mais pourquoi alors ne pas les prodiguer plus librement…?

Par chez moi on dit que je fuis la mort

parce que le gris ne me réussit pas

et que cent fois je préfère

                                             la chaleur des ocres

                       la vérité des pourpres

            la douceur des bleus

                               et la loyauté des verts !

Mais moi je ne fuis pas

                       ou alors je te fuis toi !

car à moi aussi, les vieilles idoles

me font l’effet de tombeaux

ou bien de forêts mortes

                 ou de jardins…

où jamais rien ne vole.

Je ne serai pas grossier non…

pour une fois je n’insulterai pas ta Majesté.

Car, quand je vois là tous tes enfants,

                              et toutes ces nymphes

                     — tes préférées, évidemment —

je comprends que tu n’avais pas tort de nous tenir à l’écart…

et il me vient de mauvaises idées

          en les voyant ainsi contorsionnées…

il me vient de drôles de songes

          et des couleurs inédites

et il me semble qu’ici je ne fuis plus la mort

            …

                    mais je l’appelle !

       — Ne me dites plus “Mortifuge”, mais “Mortipète” !

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Comment être un homme alors qu’on ne fût jamais garçon pour commencer ? Quand tous les autres s’agitent, s’agacent, se poussent et se bousculent, s’écharpant pour tirer des filles un morceau d’amour, un morceau de maman, et qu’on se tient là, tout droit, au milieu, comme pris dans un torrent, que doit-on faire ?

On se souvient.

C’est sans doute ce que fit le deuxième voyageur. Imberbe de la tête au pied, sans plus de poil sur le corps que ne l’aurait un tout jeune porcin. Aussi lisse qu’un bourgeon et aussi prometteur qu’un jeune plant qui pousse vaillamment, Le Glabre était gris et pâle, comme s’il avait été taillé dans le bois souple et gras d’un petit saule. Et il s’avançait, hésitant, poussé à peine par une main invisible.

    

Le Glabre


C’est contre mon gré que je suis ici

               comme c’était contre ma volonté que je me trouvais ailleurs au départ

puisque

               comme un garçon de bois un peu gauche

                                                    je n’ai pour moi

                                              aucun désir.

Pourtant

                       j’avoue ne pas être trop malheureux

     de trouver ici des gens si heureux

             — ils en ont l’air en tout cas ! —

et j’envie tant ceux qui scindent les cieux…

            comme eux je voudrais murmurer à la lune

     ainsi que le font les oiseaux

                                                  le soir

              et toute la nuit — on me l’a dit ! —

lui murmurer comme je l’aime

                              et qu’elle me manque surtout…

     car jadis elle était ma petite amie

et me suivait par la fenêtre

                                     quand nous étions en voiture.

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Il y en a qui ne vont nulle part. Jamais. Et comme si cela ne suffisait pas, ils ne viennent pas davantage de quelque part. De rien, ils se jettent tout entier dans le néant. On peut résumer leur vie à un voyage sans fin, une marche le long d’une plage. A leur droite une forêt, gorgée de vie, de promesses, de joies souvent, mais aussi de chagrin ; à leur gauche un océan sans limites, un abysse froid et sombre, prêt à dévorer tous ceux qui s’aventurent trop près. Et devant, l’assurance seulement qu’au bout se trouve la lumière de toutes les lumières.

Mais ils ne veulent pas la trouver. Jamais.

Tout ce qu’ils veulent, c’est continuer à avancer

et à grappiller sur le chemin un peu de bonheur

un peu de plaisir

un sourire ou deux

et quelquefois un baiser

qui leur ferait bien oublier

combien les nuits sont froides quand on s’ennuie tout seul.

    


Les Vas-nu-pieds (et autres faunes…)


Ah !

      ça donne envie

ça donne grand faim

de voir ainsi réuni

             tout ce joli gratin !

Regarde !

       les ondines

                les sylphides

les dryades mêmes !

                     Toutes ingénues qu’elles sont

dans leur parure inexistante

       dans leur vêtement de rien

elles n’attendent rien qu’une seule chose !

elles ne veulent rien qu’une seule chose !

                — ah les mignonnes !

Mais comme nous tous

                  en fin de compte !

Soyons pas menteurs !

         soyons pas escroqueurs

soyons de vrais cœurs

                  pour de vraies âmes

qui n’ont plus peur des pleurs…

                 et qui veulent enfin rire !

Mais regarde !

       Regarde bon sang !

            comme tout ce monde est beau !

et comme ces couleurs nous vont à ravir

                         — et leur vont à ravir…

Mais il n’y a pas qu’elles !

Ah ! Si l’on s’entichait seulement de tout ce qui a du sucre sur la peau

             jamais on n’aurait assez de force pour vivre ensuite !

       Il nous faut du sel !

du sel

              du sel

                         du sel

      du sel !

                                                          leur peau à eux

                                               est-elle vraiment moins douce ?

                                                                           moins moite ?

                                                                   moins odorante ?

c’est qu’ils sont beaux eux aussi…

                         ces corps de chevaux

                                            et de taureaux…

                            et tous ces muscles

                         toute cette carcasse

                                   cette prison de chair

                    je la voudrais autour de moi !

m’enserrant…

                         pour ne plus me lâcher

                                      ni ne me laisser le choix

                                                                          de partir !

c’est qu’ils sont beaux eux aussi…

             ces pieds de biches

                        et de chevreaux

                   plus fins que des femmes !

       plus élégants que des princesses

                            plus jolis aussi…

     ah non vraiment,

                pour leur plastique, on se damnerait !

                      et il parait qu’ils sont plus doux…

                               qu’ils te prennent avec plus de caresses

           qu’ils te laissent partir si tu te lasses

                            et qu’ils te reprennent encore

                                                                   si tu te lasses d’être lassé !

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J’ai un jour vu une femme en songe. Elle était belle. Elle était si triste qu’elle en devenait plus belle encore. Avec ses longs cheveux noirs qui tombaient sur son corps, elle s’offrait aux plus douces libations.

Dans mes songes, elle chevauchait un jeune homme — ce n’était pas moi de ce qu’il me semble — et celui-ci promenait ses mains sur sa croupe, tout enivré des plaisirs qu’elle lui prodiguait.

Pourtant elle pleurait. Elle était si belle lorsqu’elle pleurait.

Au moment d’exulter, au moment des suprêmes convulsions, son sanglot redoubla.

Elle aussi se souvenait. Elle se souvenait des sanglots passés

et de ceux qui s’annoncent

ceux qui s’annoncent sont toujours pires

car ils déçoivent plus encore.

    

La sorcière


J’aurais préféré avoir des lames à la place des bras…

pour pouvoir blesser ceux qui m’ont fait du mal…

à la hauteur de tout le sang et de toutes les larmes

                          qu’ils m’ont fait verser…

J’aurais voulu être aussi acérée et féroce

que les mantes religieuses

et aussi belle qu’elles,

pour pouvoir couper la tête d’un garçon qui me plait,

qu’à bon droit je peux aimer,

et lui faire verser inutilement

tout le sang et toutes les larmes

       qu’un autre que lui a fait couler…

J’aurais préféré me trouver ailleurs…

dans le confort cotonneux d’une chambre rouge

qui s’empourpre quand vient le soir

et qui s’ouvre comme une fleur quand vient l’aurore

                   après une nuit d’amour.

Mais au lieu de cela

au lieu des bras aimants d’un doux amant

au lieu de ses lèvres contre ma peau

et de tout ce corps qui

             en me remplissant

jette dans les airs un dernier souffle

                        pour aimer Dieu à travers moi

                                 une dernière fois.

Au lieu de cela…

au lieu de cela, je me trouve ici…

C’est que partout ailleurs je n’ai rencontré que des épines

             à défaut d’en être une…

C’est que partout ailleurs le monde fait saigner

            et moi surtout…

C’est que partout ailleurs il n’y a pas de foyer

         pour accueillir un cœur qui rougit comme moi.

Ici, l’air est plus frais

c’est certain.

Ici, l’herbe est plus verte

et plus douce, surtout !

Ici, les garçons sont si jolis

et certains ont l’air plus doux, surtout…

Mais ça sent le foutre et l’envie brutale

de partout, ça sent la verge déchainée…

                et ce n’est pas pour me déplaire…

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J’ai beaucoup de pitié pour les amoureux. Le voyageur qui suit en est un. De la race étrange de ceux qui se perdent en l’autre… qui veulent se perdre en l’autre. Qui veulent se perdre tout court. Ou plutôt qui veulent qu’on les prenne.

C’est même leur plus grande qualité. C’est ce qui fait que « ceux qui ne sont pas tout à fait des garçons » les aimeront toujours.

Mais — et c’est de là que vient la pitié — ils ont l’orgueil trop masculin. Il leur faut prendre, tout d’abord. C’est ainsi qu’ils espèrent être pris à leur tour. Ils ne connaissent pas l’attitude de celui qui concède au tout-venant et leur dit « allez-y, prenez ce pour quoi vous êtes venu. Prenez tout et ne me laissez rien si ça vous chante. »

Non. Les amoureux ont trop d’orgueil. Il leur faut prendre aux autres. Toujours. Ils ignorent la douceur et la fantasment souvent. C’est pourquoi ils aiment les fleurs. Ils se perdent en d’immortelles rêveries, songeant comme ces créatures sont l’image même de Dieu…

car eux-mêmes ne savent pas tenir en place.

Aussi espèrent-ils qu’un jour on viendra les prendre. En vain.

Car personne ne saurait saisir un chien fou…

pas plus qu’une rose ne se laisserait attraper

par sa gueule baveuse.

J’ai beaucoup d’amour pour les amoureux. Comme nous tous en fin de compte.

Eux, les indomptables. Eux, les insupportables. Eux, les brutaux.

Nous les aimons pour le spectacle.

Nous les aimons car nous les envions.

Nous les aimons car il est bon d’aimer l’amour.

Mais le faire si fatiguant…

    

L’Âme-ment


Je ne crois pas qu’un paysage m’ait un jour vraiment déplu.

Et même sur les collines...

                     Tout proche du vide...
                          Sur quelques hauteurs du monde,

                                 Je ne crois pas m’être un jour imaginé le vouloir pour moi à tout jamais.

Le paradis...

On en parle trop pour ne pas imaginer certains recoins

que d’autres se gardaient de formuler.

L'aurais-je un jour souhaité plus terne ?

...Oui.
Dans mes jours moroses, peut-être.

Durant certaines nuits agitées,

                   Dans un murmure,

J’aurais pu me le conter ainsi.

Le paradis...

Et tout là-haut, aurais-je glissé ?
Peut-être bien.
Peut-être bien que sur la berge, j'ai regardé d'un peu trop loin ce que j'aurais voulu atteindre.

Enfin !

c’est surement pour ne pas l'atteindre que je foule finalement cette terre.

Ici,

alors,

toutes doivent avoir sa tête.

La sienne…

Ce n'est pourtant jamais son visage que mes yeux voient.

Elles ont le corps parfait ici ;
                            Ce qu’elle n’avait pas, je crois…

L’aimais-je alors sans trop savoir ce qu’il manquait ?

J’aimerais dire que ce qu’on ne voit pas ne peut jamais nous manquer.

C’est faux.
C’est terrifiant comme c’est faux…

Je les savais déjà ainsi...
                      Ces anges, ces fées !

Enfin ces filles noyées de trop...
Trop belle, sucrée, parfaite !

Le paradis...

Je ne crois pas qu’un paysage m’ait un jour vraiment déplu.

Et même sur les collines...

                          Tout proche du vide...
                                Sur quelques hauteurs du monde,

                                       Je crois m’être toujours imaginé la vouloir pour moi

                                               à tout jamais.

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Avez-vous déjà vu un sage ? Non. « vu » ! Du verbe « voir ». Pas « imaginé » ou « conçu ».

Moi non plus. Et heureusement… Le ciel nous préserve de rencontrer jamais d’êtres aussi brutaux. Car il en faut, un esprit net et brusque pour imposer aux autres la vision de ses propres vertus.

Et les imposer. Les ériger en dogme. Ah ! les grands séducteurs que sont les sages. Leur moisson n’est pas terminée !

Les sages, c’est comme les fées et les nymphes… Tout cela n’existe que dans nos rêves les plus débridés. Et en effet, ils sont les contreparties de ces dernières.

Quand elles sont toute en apparente douceur, pour mieux cacher de petits cœurs plus ardus, les sages sont des montagnes de brutalité ! Mais en eux se cache, quelque part dans le vaste labyrinthe souterrain de leurs songes millénaires, une âme plus moelleuse.

Car les sages n’étaient pas des garçons pour commencer.

Et de cela, ils n’ont pas fini de se venger.

Pourtant… derrière cet air mauvais et cet esprit fourbe, il y a tout de même quelque chose. C’est que les sages ont pris très au sérieux leur condition — c’est que, sage, on ne le devient pas !

Ils viennent nous murmurer une chose essentielle, un témoignage singulier qui n’a rien de commun avec celui des poètes.

Ils disent :

« Les fleurs, les ruisseaux,

les oiseaux, les fourneaux

et toutes ces belles choses qui flamboient ;

elles sont pareilles au soleil

à la lune

aux nuages

et aux cieux très haut !

« Et elles découlent toutes d’eux !

Et cela — je vous le dis ! —

ce n’est pas qu’une image…

ce n’est pas qu’une image. »

    

Petit-père


Un paradis est-il encore

             un paradis

quand il est ainsi livré

             si librement ?

Tous ces jeunes cœurs

            si passionnés

je sais bien ce qui les amène

            au paradis…

Ah, mes jolies nymphes…

      oh, mes doux faunes…

Si vous saviez ce qui coule

            derrière leurs yeux

peut-être que vous ne seriez pas

            si dénudés…

Moi aussi j’apprécie votre compagnie

            et vos corps ainsi offerts…

mais comme un vieil arbre aime la mousse

           contre ses pieds.

Ah, mes jolies nymphes…

     oh, mes doux faunes…

Je les comprends pourtant

          car moi aussi je le sens

ce sentiment qui prend au cœur

          ce désir qui enserre l’âme…

Et si j’avais la main plus lourde

         plus audacieuse

Je la glisserais volontiers tout contre vous

         pour ne plus vous lâcher…

Ah… mes… jolies nymphes…

        oh… mes… doux faunes…

Je vous désire, tout mon corps y consent

         mais je vous hais.

Je vous désire, et mon âme s’y résout

         mais je vous hais.

Toi, ma plus fidèle enfant

         la plus belle des nymphes

toi, qui est plus sucrée qu’un verre de miel

        ma préférée parmi toutes…

j’envie ton corps.

Je le veux pour moi.

Je te désire oui, ma fille…

Mais d’une façon que tu ne soupçonnes pas…

Ah que ne ferais-je pas si j’étais à ta place !

J’aurais le monde à mes pieds !

Tandis que je dois me contenter de tes larmes

                  et de tes molles caresses…

Ce sont des rebuffades, de brusques bousculades que j’aimerais contre moi !

Pour sentir dans ma chair

                             ce que l’onde tumultueuse de mon âme

                      ressent dans le tréfonds des cieux…

Ah que j’aimerais avoir ce corps pour dire à Dieu :

« Voilà comment j’use de ses dons que vous me fîtes !

« Voilà comment je vends le sang sacré

              « que vous avez fait descendre dans mes seins !

« Voilà comment je te détrône, songe de pacotilles !

« Car, moi, je suis la reine de tous les hommes !

« Tu n’es le roi que des envieux… »

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