Quatrième acte. Le banquet
Les nymphes et les faunes avaient fort bien œuvré. Au milieu du plus charmant bosquet, une grande table avait été dressée. On avait fait en sorte qu’aucun convive ne fut caché dans l’angle mort d’un autre.
Tout le monde ici était à portée de regard… sinon plus.
Ce qui va s’offrir désormais est une chose toute simple. Trois petites scènes. Un petit acte dont l’objectif est de rendre compte assez modestement de l’effervescence étrange qui se déploie parfois au paradis.
Un œil inattentif traversera ici sans remarquer la pâle lueur qui y rôde. Pourtant, une flamme ocre se cache derrière certains mots et au détour de certains des gestes ébauchés ici. Ceux qui ont su sonder leur âme depuis la première fois où de bon cœur ils rirent sauront peut-être entrevoir ici un morceau du trésor que l’on convoite tous.
Personnages
L’Âme-ment : un jeune homme aux cheveux hirsutes, un amoureux.
Petit-père : un vieil homme dégarni arborant une longue barbe blanche.
La Sorcière : une femme mûre, aux cheveux longs et noirs, elle a deux yeux qui scintillent comme des agates.
Le Glabre : un jeune homme pâle, à l’air grave et mélancolique.
Mortifuge : un homme mûr, petit de taille, au visage marqué par une éternelle grimace hilare.
Violette : une jeune nymphe, rêveuse.
Midille : une jeune nymphe, espiègle.
Lìyi : une jeune nymphe, joyeuse.
Baldaquin : un jeune faune, farceur.
Pichegrain : un jeune faune, joueur.
Clopinant : un jeune faune, curieux.
Scène 1 :
au milieu d’un bosquet chantant
Un banquet somptueux se tient au centre de l’île. La table est garnie de fruits exotiques, de mets raffinés et de coupes débordantes de vin. Les protagonistes festoient et discutent, tout en mangeant et buvant avec enthousiasme.
Petit-père, levant sa coupe de vin,
riant de bon cœur
Ah, quelle nuit ! À la santé de tous !
L'Âme-ment, prenant une grappe de raisin à pleine main
avant d’en placer une partie dans sa bouche
L'amour, mes amis, l'amour est la plus douce des folies !
Mortifuge, riant bruyamment,
se servant une énorme portion de viande
Oui ! À la vôtre chers amis ! Eh là (au Glabre), bois donc un coup aussi ! Et mange plutôt, ça te mettra du rose aux joues !
Le Glabre sourit timidement, et son œil scintille d’un air reconnaissant. Il engouffre d’une traite le liquide rouge.
Violette, mangeant délicatement une pêche,
la voix douce
Les étoiles dansent pour nous ce soir... n’entendez-vous pas leur chant ?
L'Âme-ment, adressant un sourire à Violette
Elle danse pour toi je pense !
Midille, attrapant une grappe de raisin, riant
Elles chuchotent des secrets ! Des secrets d’amour et de rires !
Lìyi, clapissant des mains, une coupe à la main
Aux rires et à l’amour ! Que cette nuit ne finisse jamais !
Baldaquin, lançant une noix à Clopinant
Les étoiles ! Elles pouffent de rire ouais ! Regardez comme elles scintillent. Ou alors elles rougissent de voir des filles aussi sucrées. Elles vous jalousent, mes chères !
Clopinant, attrapant la noix,
la brisant avec un sourire
Et pour être jalouses, il y a de quoi !
Pichegrain, se levant, levant une coupe
Jouons ! Buvons ! Mangeons ! Hmm… autre chose m’échappe-t-il ? Bah ! Faisons de cette nuit une fête éternelle ! Allons, mes amis, levons nos verres !
L'Âme-ment, saisissant une coupe, trinquant avec La Sorcière
À l’amour, à la magie, à la vie !
La Sorcière, soulevant sa coupe, les yeux pétillants
À l’amour oui !
Mortifuge, dévorant avec enthousiasme, riant encore
Oui, oui, et à la déraison !
Violette, fermant les yeux, souriant
Aux rêves et aux étoiles...
Midille, jouant avec un brin de vigne
Aux secrets et aux murmures !
Lìyi, dansant sur place, riant
À la joie éternelle !
Petit-père, riant de tout cœur,
sa barbe trempant dans son vin
Oui, à tout cela et bien plus encore !
Ainsi,
dans le secret des anges
à l’ombre du premier bosquet
du dernier jour de leur vie
et de la première vraie nuit
voilà tous ces convives
qui tous ensemble espérèrent
et crurent
de bon cœur
au paradis.
Le banquet continue, la fête bat son plein, les rires et les conversations se poursuivant joyeusement. Petit-père, toujours riant, se lève pour faire un discours.
Petit-père, tapant sur sa coupe pour attirer l'attention
Mes amis, mes chers amis, écoutez-moi un instant. Ce paradis, cette île... (la tablée entière est une cacophonie de gestes, de regards) tout cela nous parle d’une chose… (clarifiant sa voix) cette chose… c’est une chose aussi simple que le bonheur... aussi simple qu’un « je t’aime ».
L'Âme-ment, à Violette, sans prêter attention
Tes yeux brillent plus que les étoiles ce soir…
Violette, rougissant
Oh, tu es trop aimable.
Clopinant, à moitié écoutant
Oui, l’amour, dites-nous, vieux sage !
Petit-père, reprenant
Le bonheur, vous voyez, ne se trouve pas dans les grandes...
L'Âme-ment, coupant la parole
Tu as une mèche de cheveux qui tombe juste là... (il la replace doucement derrière l'oreille de Violette)
Mortifuge, riant
Ah, l'amour jeune ! Toujours distrait. (pour lui-même) Je l’envie drôlement pourtant…
Pichegrain, taquin
Sage, continuez ! Nous écoutons.
Petit-père, patience visible
Certains diront que l’amour est dans la passion, d’autres que la passion n’est pas l’amour…
L'Âme-ment, encore interrompant
D’où te vient cet accent ? C’est ainsi que l’on parle dans cet endroit magique ?
Petit-père, poursuivant
… d’autres encore diront que ce n’est qu’un territoire que l’amour s’approprie.
Violette, souriant
Mon accent ? (elle rougit) Merci, mais écoute Petit-père, il parle d’amour !
Baldaquin, sarcastique
Oui, vieux sage, nous voulons savoir votre pensée.
Petit-père, soupirant légèrement, mais avec un sourire
Si je devais vous parler plus vrai… je ne parlerai pas de ça. Mais comment vous le dire ?
L'Âme-ment, encore à Violette, d’un ton rêveur
C’est une magie que je vois dans tes yeux… et ces étoiles qui s’y reflètent ! Dis-moi, quel secret murmure la brise de cette île ?
Petit-père, haussant légèrement la voix
La vérité — je vous le dis ! — c’est que l’amour est un péché.
Péché d’orgueil, péché de paresse…
Péché de langueur…
Mais !
Péché fidèle.
Lìyi, à Midille
Hihi ! Je crois qu'il parle de nous.
Baldaquin, à Pichegrain
Et de notre banquet !
Petit-père, décidé à terminer
Les rires, les cris, les gémissements, d’un corps qui se tord et qui se noie dans des draps mouillés…
L'Âme-ment, embrassant la main de Violette
et pensant en lui-même
noyée de trop sucre… elle resplendit !
Petit-père
… Le mélange de miel et de satin qu’offrent ces peaux tissées dans les cieux sombres de nos envies…
L'Âme-ment, continuant dans ses pensées
… et son air latin… satin…
Petit-père, finalement réussissant à capter l'attention
La lueur rouge orangé d’un univers qui prend vie et trépasse au rythme de nos désirs débridés…
et tout ce commencement de monde qui surgit à la vue d’un sourire… d’une caresse trop engageante.
Sans oublier la lourde cargaison des synonymes et autres paraboles pour expliquer…
pour rendre compte…
pour confesser…
Notre profonde inaptitude à la chose.
Mortifuge, se levant brusquement
Allons ! Montrons que nous ne sommes pas inaptes !
Petit-père, souriant chaleureusement
Non, ce n’était pas…
L'Âme-ment se tournant vers Violette, ignorant Petit-père
Danse avec moi… Les étoiles entonnent un chant qui est fait pour nous.
(Ils commencent à danser, les autres les regardant avec amusement.)
Midille, sautant sur la table, riant
Si les étoiles se mettent à chanter, il ne nous reste plus qu’une seule chose à faire ! Ma Lili, viens avec moi, cette mélopée est bien trop douce pour qu’elle me prive de toi !
Tout le peuple de faunes ci-présent se mit à festoyer avec une intensité renouvelée, leurs rires et chants se mêlant à la douce mélodie de l’Île Merveilleuse.
Bientôt, le repas fut englouti par mille mains voraces, et l’avidité de ces bouches se tourna vers ce qu’elles pouvaient encore…
Tout en parlant, de petits groupes intimes se formèrent peu à peu, et les gestes s’unirent aux mots. Progressivement, la tablée se vida et tout ce petit peuple de faunes se répandit aux alentours.
Petit-père, regardant autour de lui, souriant
Ah, quel plaisir de voir tant de bonheur partagé...
L'Âme-ment, tourné vers Violette
Partons d’ici, veux-tu ? La nuit est encore jeune, et je veux entendre ce que tes rêves murmurent sous la lumière de la lune.
Violette, souriant, prenant sa main
Oh oui ! Suis-moi, je connais un endroit merveilleux près de l’eau.
Ils s’éloignent ensemble, riant et chuchotant.
Près d’eux, La Sorcière et Le Glabre étaient perdus dans une longue discussion.
La Sorcière, soupirant, son regard perdu dans le passé
Oui sans doute… J’ai trop aimé pour aimer comme une enfant. Ah, les amours d'antan, combien de larmes ont-elles versées sur mon chemin...
Le Glabre, la regardant avec empathie
Moi aussi, je connais ce poids. Mais il y a une étoile, quelque part, qui brille pour moi. Je la cherche encore... mais je ne sais qu’espérer.
La Sorcière, posant une main réconfortante sur son épaule
Ce soir, peut-être. Qui sait ? Cet endroit est si éblouissant que tout me semble possible ici…
Ils se lèvent et commencent à marcher ensemble vers la rivière, leurs silhouettes se fondant dans l’obscurité.
Le reste de l’assemblée est encore vautré sur la table.
Mortifuge, riant avec les faunes, les yeux pétillants
Allons, encore un prodige avant que la nuit ne s’achève !
Clopinant
Quelle idée as-tu en tête, l’ami ?
Mortifuge, lorgnant Midille et Lìyi qui s’éloignent
Oh ! Je ne sais pas…
Pichegrain
Haha ! Oh il me vient de drôles de songes !
Baldaquin
Il y a mille nymphes aux alentours ! À celui qui en séduira le plus !
Clopinant
Ça sent le nectar à plein pif ! Combien de fleurs auront éclos au lever du jour ?
Mortifuge et les faunes s’échappent en courant dans des directions différentes, les uns vers le bois, les autres vers la rive. Leurs rires résonnent dans la nuit.
Il ne reste attablé plus que Petit-père, seul sous le ciel étoilé, savourant la sérénité de l’instant, tandis que les échos lointains des rires et des chants retentissent encore dans l’air.
Scène 2 :
près de l’eau calme, à l’ombre des saules
Après avoir couru quelque temps, Mortifuge arrive près de l’eau. Il s’assoit, essoufflé et encore fiévreux des festivités ; il regarde les Heureux virevolter près des cimes.
Mortifuge, regardant vers le ciel
Si moi aussi j’avais des vitraux qui me pendaient dans le dos…
je porterais sur moi les couleurs
pour éloigner tout ce gris qui me colle à la peau…
et je vivrais parmi les cimes
avec toutes les teintures…
qui m’aident à dessiner l’horizon…
Deux sylphides s’approchent de lui. L’une l’éclabousse dans l’eau et l’autre lui jette de la paille.
Mortifuge
Eh là ! Qu’est-ce qui me vaut cette méchante escarmouche !
Midille, en riant
Hihi ! Il a dit mouche !
ben justement, on est deux méchantes mouches !
deux méchantes mouches qui font des escarmouches !
Allez ! Mouche-toi dans les cieux !
Si d’aventure
la lune
et le soleil
avaient fait l’amour
pour donner
aux étoiles
une progéniture à leur image,
les deux astres auraient mis au monde
deux jumelles
pour montrer
comme jamais l’eau n’éteindra le feu.
et vice-versa…
et vice-versa…
Midille, continuant, un large sourire aux lèvres
Moi, c’est Midille,
on dit que je brille comme un petit matin !
et ma copine, c’est Lìyi, mais moi je l’appelle Lili,
on dit qu’elle est aussi pâle et docile qu’une lune de novembre…
Mortifuge, ébahi
Oh ! Vous êtes…
Midille
Nous sommes…?
Derrière sa sœur, Lìyi regarde Mortifuge d’un air timide mais ses yeux laissent transparaitre une étrange fièvre. Et l’ombre d’un désir passe en son cœur.
Mortifuge, en lui-même
Ah, ce sourire moqueur aux coins des lèvres ! Elles savent…
(aux deux sylphides) Permettez que je vous admire ?
Midille
Pour quoi faire ?
Lìyi, se couvrant les yeux
Hihi ! Il est si mignon !
Mortifuge
Pour dresser un monument à l’image de votre beauté !
Midille, riant
Hihihi ! T’entends ça, ma Lili ?
On nous a dit qu’il y aurait de vrais garçons qui viendraient…
tu es un… vrai garçon toi ?
Lìyi, lorgnant Mortifuge
Partout partout ?
Mortifuge
Je… je crois bien
Midille
Oh vraiment ??
Chic alors !
Eh bien ! Vas-y !
Dépeins-nous…
immortalise nos corps
nos yeux
nos pieds
nos seins peut-être ?
C’était surtout ça que tu voulais garder
je me trompe ?
Mortifuge, l’air interloqué
…
Midille, poursuivant, une expression enflammée aux lèvres
Sais-tu seulement
oh, joli cœur,
que si tu joues ta main
habilement
tu pourrais bien
te retrouver
— attends la suite, vil impatient ! —
à…
Lìyi, envoyant un baiser à Mortifuge
Mouah !
Mortifuge, interdit
…
Midille, poursuivant
Nous avoir toutes les deux !
Rien que pour toi !
Mais attention !
Prends bien garde !
Donne une fessée à Midille…
c’est Lili qui mordille
Laisse Lili sur le côté
c’est Midille qu’il faut lorgner !
Et prends bien garde à ton cœur,
car c’est ça qu’on va manger !
•
• • •
•
À quelques encolures en amont, La Sorcière arriva jusqu’à l’onde avec Le Glabre à son bras. Ils marchèrent quelque temps le long de la rivière en silence, tour à tour regardant les arbres, la mousse bleuit par les rayons de lune et l’eau qui assourdissait encore le doux linceul qu’ils s’étaient bâti.
Le Glabre, d’une voix profonde qui brisait le silence
C’est drôle… j’ai l’impression d’avoir toujours connu cet endroit.
La Sorcière
Moi aussi.
Le Glabre
Non mais je veux dire… comme si j’y étais né. Ou que j’y avais grandi ! Ou même comme si j’y avais toujours vécu.
La Sorcière
Oui… cette île donne d’étranges illusions…
Le Glabre
Non. J’ai déjà vécu ce moment. Je le sais.
La Sorcière
Comment tu peux le savoir ?
Le Glabre
Et dans mon souvenir, tu étais déjà présente.
La Sorcière
Vraiment ?
Le Glabre, en s’accroupissant près de l’eau
Tu as toujours voulu être une sorcière ?
La Sorcière, avec un léger rire contrit
Drôle de question !
Le Glabre
Drôle de réponse…
La Sorcière, après un silence
Je crois bien que oui, en un sens. Je n’ai jamais été comme les autres filles.
Le Glabre
En quoi sont-elles différentes ?
La Sorcière
À elles, il ne leur est rien arrivé.
Ils continuent de marcher tous les deux le long de la rivière. De jeunes roseaux s’amusent à leur chatouiller les jambes alors qu’ils passent.
La Sorcière
Toi non plus, tu n’as pas l’air d’être comme les autres garçons.
Le Glabre
C’est parce que je ne suis pas un garçon.
La Sorcière
Mais moi je suis bien une fille. Pas de raison que tu n’en sois pas un.
Le Glabre
Mais moi je ne suis pas un sorcier !
La Sorcière
C’est vrai. Mais alors que fait-on ensemble ?
Le Glabre, fixant distraitement l’horizon,
puis tournant son regard vers la lune pâle
L’endroit est parfait. On s’assoit ici ?
La Sorcière, en s’asseyant
Ça ne me parle pas tant que ça, les bosquets et les îlots fleuris.
Le Glabre, souriant
Oui, ça je l’aurais deviné.
La Sorcière, regardant le ciel
J’ai grandi dans des appartements richement meublés… de vieilles pierres… du vieux bois, et les yeux de ma grand-mère habillaient l’univers !
Tout avait mille ans à mes yeux, et j’ai dans la tête tant de récits qu’il me semble avoir la connaissance de cent générations.
Le Glabre, fixant les arbres de l’autre côté de la rive
Je t’envie, tu sais. Moi, je n’ai grandi nulle part. La beauté était proscrite quand j’étais petit, et jamais on ne parlait de chose aimable. Pourtant, j’ai dans mon cœur un foyer, et de celui-ci je ne peux pas me passer.
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans, mais il me semble chaque jour que je suis né hier.
La Sorcière
Oui. Tu as certainement une façon singulière de voir la vie.
Enfin, comme nous tous, je suppose.
Le Glabre
Tu as déjà parlé à la lune ?
La Sorcière, un sourire moqueur aux lèvres
Pas vraiment.
Le Glabre
Moi, souvent.
La Sorcière
Et tu lui dis quoi, généralement ?
Le Glabre
Rien. La plupart du temps.
Mais parfois je lui crie des choses.
La Sorcière
Des choses ?
Le Glabre
Oui. Des choses comme : (il prit un ton plus grave)
Éclat bleuté… que dois-je faire en ce monde ?
Depuis que tu es partie, je ne sais plus à qui confier mon cœur…
(A mesure qu’il parlait, il baissait son regard vers elle)
Eh toi… ma fée bleue,
tu ne sais pas comme souvent je pleure le soir.
… (il regardait intensément dans ses yeux)
Reviendras-tu un jour me voir
ou te contenteras-tu de sourire bêtement comme ça
la nuit venue…
aux fleurs et aux hommes
…et à moi dans le lot ?
La Sorcière, interloquée, le visage figé dans un demi-sourire
…
Le Glabre, souriant d’un air faussement gai
Enfin ! Des choses idiotes quoi !
La Sorcière, le fixant dans les yeux, une expression grave au visage
Je ne vais pas te faire de mal, tu sais.
Le Glabre, l’œil mouillé, un sourire aux lèvres
Je n’ai pour moi que des mots… Mais avec toi je ne veux en prononcer aucun.
La Sorcière
C’est drôle… Moi, je n’ai que des larmes… Mais avec toi je sens que je n’en verserai aucune.
La Sorcière posa sa tête sur son épaule, en regardant la lune avec lui.
Devant la pâle flamme qui flamboie dans les cieux sombres
deux jeunes cœurs s’embrasent d’un feu jaune
pâle lui aussi
plus timide encore
presque bleu tant il s’efface devant l’immensité indigo
… qui vibre tout autour
La Sorcière
On a rien à faire ensemble pourtant…
Le Glabre
Mais si, regarde…
La Sorcière
Chut…
Le Glabre
Nous ne venons pas du même endroit…
La Sorcière
Ça ne sert à rien…
Le Glabre
Et nous ne voguons pas vers le même horizon.
La Sorcière
Je t’en prie…
Le Glabre
Nous sommes au même point pourtant
La Sorcière
Mon cœur…
Le Glabre
Tournés vers un avenir inatteignable
La Sorcière, un sourire, puis une larme
Tais-toi, idiot…
Le Glabre
Aveuglés par un passé irréparable.
Elle se musse plus près de lui encore.
et le feu jaune rougit subitement
et flamboie plus intensément
Deux paires d’yeux ne formèrent qu’un seul regard
au moment où la pâle blancheur de la lune
s’efface dans un songe bleuté
pour donner à la flamme jaune
rougie désormais
… sa couleur ocre.
Scène 3 :
au milieu d’un bosquet chantant
Assis à la grande tablée désormais vidée de tous ses charmants convives, Petit-père attend, seul. Une expression étrange passe sur son visage. L’ombre d’un besoin passe sur son cœur, et il lui manque des oreilles pour s’épancher.
Il baisse la tête comme pour extirper de lui-même ce mauvais venin, quand mille sons de clochettes retentissent. Une pluie de couleur tombe sur le bosquet et une myriade de petits êtres ailés fondent sur le banquet déserté.
La Fée Cérulée
Eh bien ? Petit-père ! Pourquoi pleures-tu ainsi en plein milieu de la plus merveilleuse des nuits ?
Petit-père
Parce qu’elle touche bientôt à sa fin.
La Fée Cérulée
Toute chose doit commencer et finir quelque part. Toi qui es si sage, tu ne devrais pas l’ignorer.
Petit-père
Oui. Mais un sentiment sombre me prend au cœur.
Le Fée Pourprée
Oh ! Parle-moi de celui-ci !
Petit-père
De la frustration.
La Fée Pourprée
Hohoho ! Merveilleux ! Dis-m’en davantage, vieux druide !
La Fée Cérulée
Allons… Ne brusque pas notre Petit-père… (en lui caressant ce qu’il lui restait de cheveux). Parle, vieux père… Pourquoi une telle couleur empoisonne-t-elle tes entrailles ?
Petit-père
C’est idiot. Je suis tel un enfant… J’espérais plus !
La Fée Ocrée
De l’espoir ! Un être aussi raisonnable que vous…
Petit-père
Tout est là pourtant ! Je le sais. Qu’espérer de plus que cela ? Il y avait tout ce soir. De l’envie, un désir incommensurable, tout cela nimbé de la plus céleste des lumières. Les maux étaient guéris, les craintes éradiquées. Il n’y avait plus qu’un ample enthousiasme. Un appel pour l’avenir ! Une certitude.
La certitude d’un geste définitif et libérateur.
La Fée Cérulée
Tout cela et bien plus encore, tu as raison mon vieux père. Pourquoi ce chagrin alors ?
Petit-père
Parce qu’il manque une chose…
La Fée Verdie
Laquelle ?!
Petit-père
Une étincelle. Un acte fondateur.
La Fée Cérulée
Dis-nous.
Petit-père
Quelqu’un… quelque chose devait mourir. Pour que tous se souviennent de ce qui est en jeu cette nuit. Il fallait enterrer le passé et accueillir l’avenir. Il fallait que la lune se meure pour que le soleil puisse advenir… réparé enfin.
La Fée Cérulée
Mais le soleil adviendra, mon bon père…
Petit-père
Oui… mais pas pour nous.
La Fée Pourprée
Comment ?!
Petit-père
Nous l’avons offensé. Si nous avions été des centaines… des milliers… des millions… peut-être aurait-Il été prêt à faire ne serait-ce qu’un compromis.
La Fée Verdie
Je suis sûr qu’il sera prêt à tendre la main.
Petit-père
Ce n’est pas son genre… Vous le savez bien, mes chères enfants. Si vous avez été reléguée en un endroit aussi reclus, aussi oublié de tous… c’est qu’Il ne veut pas vous savoir vues.
La Fée Ocrée
Je suis Son intime… et tu oublies de considérer Sa bonté.
Petit-père
Tu couches trop avec Lui… Tu as oublié comme Il est cupide.
La Fée Rougie
Il y a autre chose dans tes entrailles… Tu ne nous dis pas toute la vérité. Qu’y a-t-il, vieux mage ?
Petit-père
Tu as raison… Il y a autre chose qui me tourmente.
La Fée Cérulée
Dis-nous.
Petit-père
De la colère. Et de l’envie.
La Fée Rougie
Hehehe ! J’en étais sûre !
La Fée Cérulée
Envers quoi ? Envers qui ?
Petit-père
Ceux qui ne sont pas venus.
La Fée Cérulée
Chacun a ses propres sujets à l’esprit, tu le sais mieux que personne. Ce n’est pas chose évidente de croire.
Petit-père
J’ai traversé mille contrées, percé à jour mille cœurs, éclairé mille esprits… Des bons à rien.
La Fée Cérulée
Tu es dur, vieux père…
Petit-père
Je les hais tous…
Eux. Qui se gargarisent des dorures de leur esprit. Tout en droiture et en conjectures jamais inexactes. Ils se sont fourvoyés. Ces hauts gradés de l’intelligence, ils prennent peur dès qu’une larme vient poindre aux contours de leurs yeux !
Le Fée Cérulée, portant la main à sa bouche
Oh !
Petit-père
Et tout petit déjà, ils fermaient à double tour portes et fenêtres en leur cœur, et laissaient l’émoi les caresser sans jamais le tenir par les cornes… Ils s’emmuraient chaque fois que les larmes montaient… sans savoir qui ils laissaient dehors !
La Fée Ocrée
C’est une chose dure à regarder en face… plus encore en soi-même.
Petit-père, poursuivant
Et maintenant, ils peinent à trouver le soleil… Car à l’avoir bouclé hors d’eux-mêmes avec tant de méthodes, il ne reste plus une étincelle dans le caveau qui leur sert d’âme.
La Fée Cérulée
Ils finiront par comprendre. Ces choses prennent mille générations…
Petit-père, ne parvenant plus à s’arrêter
Et les autres… ils ne sont guère mieux !
Ceux qui grincent et chougnent dès qu’une couleur les effleure, dès qu’une vague émotion les pénètre ; ce sont les catins des larmoiements.
La Fée Pourprée
Hihi ! Je l’aime mieux comme ça, notre vieux père !
Petit-père, pris dans son monologue
Ils ne connaissent pas les verrous ! C’est tout juste si les fenêtres de leur cœur ont des persiennes ! Ils ouvrent leur âme à chaque bourrasque et laissent entrer le soleil de l’aurore au crépuscule sans jamais se demander ce qui brûle à l’intérieur.
La Fée Rougie
Moi aussi, je l’admets. Hihihi !
Petit-père, désormais rubicond
Ils se plaisent à raconter comme les lueurs sont jolies dès qu’on se plait à les côtoyer… mais eux aussi ont oublié qui ils invitent dans les vieilles halles du cœur. Ils ne mesurent pas comme Son pas est lourd… et comme leur charpente ploie sous Sa marche.
Des calcinés. Comme des fous qui ont fixé trop longtemps le soleil, ils ne connaissent plus le Nom de la lumière…
La Fée Cérulée
Allons… Allons… Mon vieux père.
Petit-père, reprenant ses esprits
Oui… Tu as raison, ma jolie fée. Je me perds.
La Fée Verdie
Oui ! Rien n’est encore perdu ! Il faut croire !
Petit-père, l’esprit égaré
Si peu… nous sommes encore si peu. Il faut qu’une chose advienne ce soir.
La Fée Ocrée
Psst ! Regardez, en voilà deux qui reviennent. Laissons-leur le champ libre et emmenons plutôt notre vieux père se rafraîchir !
Toutes les fées empoignent Petit-père et de leur commun effort le soulèvent dans les cieux en direction d’un petit nuage qui passait là. Mille clochettes retentirent dont l’écho déjà se perd dans l’horizon bleuté.
•
• • •
•
Éclairée par la faible lueur d’une bougie, l’Âme-ment et Violette s’en revenaient de leur promenade. Sans un mot, mais essoufflés tous deux par une passion dévorante, ils s’approchèrent de la table. Elle s’assit à la chaise qu’elle occupait plus tôt, et il prit place au centre, sur un large plateau où quelque temps auparavant un large plat de viande reposait.
L’Âme-ment, se tenant la tête en souriant
J’ai l’impression que l’île entière danse une valse étrange tant j’ai la tête qui tourne.
Violette, riant de bon cœur
Il ne fallait pas boire autant de vin, grand nigaud !
L’Âme-ment
Ça. Ou bien c’est toi qui m’enivres…
Violette, pliant des serviettes pour occuper ses mains
Tu es surtout un beau parleur toi.
L’Âme-ment, avec un sourire triste
Oh non… vraiment pas. Tout ce que je pourrais dire, à toi comme aux cieux, c’est en dessous de ce que mon cœur porte vraiment.
Violette, continuant de plier des serviettes
C’est bien ce que je dis. Pourquoi tiens-tu à mentir autant ?
L’Âme-ment
C’est pas tant que j’y tiens…
Violette, lâchant brusquement les serviettes
Et si tu me parlais plutôt de chez toi !
L’Âme-ment
Chez moi ?
Violette
Oui ! De là d’où tu viens. Comment est-ce là-bas ? Petit-père ne m’en a jamais parlé en détail.
L’Âme-ment, soupirant
Oh… tu sais, il n’y a rien de très romanesque là-dedans… Surtout comparé à ici !
Violette, fronçant les sourcils
Oh tout de même ! Ce doit être quelque chose. Vous avez tous une odeur particulière… vos gestes aussi, c’est comme si vous étiez tous de la même famille. Et puis…
L’Âme-ment
Et puis ?
Violette
Et puis vous êtes tous… tristes. C’est bien que la vie est intense là-bas.
L’Âme-ment, soufflant par les narines
Oui… je suppose, c’est vrai.
Violette, écarquillant ses grands yeux ronds
Tu… Tu m’emmènerais, dis ?
L’Âme-ment, stupéfait
Chez moi ?! Mais… pourquoi vouloir te rendre là-bas alors que tu vis au paradis !
Violette
Je te l’ai dit…
Regarde-nous. Regarde mes sœurs, regarde mes frères. Aucun de nous ne savons aimer… parce qu’aucun de nous n’a jamais peur de perdre quoi que ce soit.
Ce qu’il nous manque à nous… c’est la laideur…
la souffrance…
les chagrins.
(elle passe sa main contre la joue de l’Âme-ment) Je veux être comme toi…
L’Âme-ment
… Triste ?
Violette
Non. Fidèle.
Quelque part,
au paradis peut-être
une fleur perdit un pétale
une colombe laissa tomber une plume
une fée répandit sur le sol le rire d’un enfant
et pour la première fois un homme inspira un ange.
Hissez-vous jusqu’aux cieux !
— n’est-ce pas ce qu’il faut dire ?
n’est-ce pas ce qu’il faut faire ? —
et sur la terre
jetez Dieu !
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